Le livre de vie de Maxime Morand se découpe en deux grands chapitres: une première partie est dédiée à l’Eglise – il a été moine cistercien, puis prêtre diocésain –, la seconde est consacrée aux banques, où il a notamment dirigé le département des ressources humaines du groupe genevois Lombard Odier. «Ressources humaines» est un terme qu’il n’affectionne guère, du reste, lui préférant celui d’«humains en ressources». Car si le parcours est pour le moins atypique, l’homme semble avoir mené son chemin avec certains intangibles. A savoir un regard à la fois mordant et humaniste sur le monde qui l’entoure, tant comme professionnel des RH qu’ecclésiastique – sa thèse remettant en question l’omniscience du Christ a été refusée par les autorités pontificales – et un goût immodéré pour les mots.

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Deux traits de sa personnalité que l’on retrouve dans son dernier livre, Des mots et des hommes*, qui rassemble des chroniques parues dans la presse ces dernières années ainsi qu’un abécédaire du leadership, «une sorte d’ovni que les gens prennent au sérieux, alors que je l’ai écrit ’mystique, mi-raisin’, lance-t-il en riant. Il faut le lire comme on devrait manger une boîte de chocolats, picorer un praliné de temps à autre.»

Aujourd’hui, à 66 ans, cet enfant de Vouvry (VS) ne songe pas à la retraite. Depuis six ans, il œuvre dans le conseil en leadership et développement du personnel auprès d’entreprises, souvent des PME familiales ou des sociétés actives dans la santé. Rencontre dans son cabinet à Carouge, le bien nommé Provoc-Actions, situé par le plus grands des hasards… sur le chemin de Compostelle.

PME: Dans vos chroniques, travail et bonheur ne font pas bon ménage. Il semble en effet que la souffrance au travail n’a jamais été aussi grande. Comment l’expliquez-vous?

Maxime Morand: Je l’explique par un double mécanisme. Comme le souligne le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans son ouvrage Ego, nous vivons dans des sociétés centrées de plus en plus sur l’individu. La pression sur la réussite individuelle est dès lors très forte, entraînant au passage une déstructuration de la solidarité ainsi qu’une frustration accrue si on ne réussit pas professionnellement. J’ai une image très valaisanne en tête: autrefois, une personne pauvre était intégrée au village.

Aujourd’hui, en plus d’être pauvre, cette personne est considérée comme un imbécile. A cela s’ajoute un nouveau diktat, celui du bonheur au travail, qui met bien trop haut la barre des attentes individuelles. Si on me fait miroiter que je peux atteindre aisément un sommet de 4000 mètres et que je reste croché à 3000, même si c’est déjà bien, il me manque 1000 mètres. Le bien-être au travail est donc un stupéfiant qui induit un manque!

Trop de cadres ne connaissent pas le métier de leurs équipes.

Pourtant, le leadership bienveillant est toujours plus prôné. Allez-vous jusqu’à dire que le bien-être au travail est une arnaque?

Oui, dans la mesure où l’on ne peut tenir cette promesse! D’abord, je tiens à rappeler qu’étymologiquement, le mot bonheur signifie «avoir de belles heures». La vie, ce n’est pas du bonheur en continu, ce dernier dépendant aussi des augures, à savoir la chance et la malchance. Quant au travail, aussi passionnant soit-il, eh bien, cela reste du travail! Intrinsèquement, il y a toujours un certain niveau de peine et de pénibilité dans le travail, mot qui vient du latin tripalium, un trépied servant à entraver un animal ou un esclave. Un instrument de torture.

Il ne faut pas absolutiser la bienveillance, le bonheur et le bien-être au travail. Attention aux discours et méthodes de management pseudo-humaniste qui créent une religion de dupes! Se dire que la vie est nettement plus que le travail, garder une saine distance et, comme disait René Char, un poète que j’adore: «Habite et n’habite pas ta maison!»

De grandes entreprises, comme Google, jouent à fond la carte «quel bonheur de travailler chez nous», notamment avec des bureaux très ludiques…

En tant que théologien, je répondrais qu’il ne faut jamais sous-estimer le fait que toute organisation est traversée de schémas religieux, mêlés à l’histoire et au paganisme. Aux Etats-Unis, un pays constitué de personnes persécutées en Europe en raison de leur religion, près de la moitié des Américains fréquentent un service dominical. Une tendance en forte diminution chez les plus jeunes. Il n’en reste pas moins que dans ce pays, fortement messianique, la notion de communauté reste un pilier.

Petite anecdote qui illustre l’importance des schémas religieux: j’ai travaillé six ans pour la banque UBP, détenue par une famille juive libanaise, où j’ai pu observer un certain syndrome du bouc émissaire (rire). Quand quelque chose ne marchait pas, il fallait trouver une personne qui devait porter les péchés de toute l’organisation. Un jour, mon patron insistait pour savoir qui était responsable de la mauvaise performance des investissements. Il voulait absolument un nom, alors que je lui disais que peut-être toute une chaîne de personnes en était coresponsables. On a fini par se séparer du Chief Investment Officer…

L’économie d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de nos parents. Comment voyez-vous le rôle du manager dans ce contexte?

L’idéologie de croissance, qui a guidé mon enfance, est en effet révolue. Le monde du travail est traversé par des forces puissantes qui font exploser nos modèles d’organisation. Pour reprendre les termes de Michel Serres, cet univers, comme celui du journalisme, de la santé, de l’éducation, est «un iceberg qui tourne, sous nos yeux, dans une mer chaude». Conséquence: on ne peut plus diriger comme on le faisait autrefois, avec des injections partant du haut. Ce schéma-là n’a plus aucune chance. Toutefois, les organisations continuent à multiplier les couches de management, avec des managers qui s’arrogent de la légitimité au nom de la réduction des coûts ou de la culture du changement. Or, les managers ne connaissent pas forcément le boulot des gens qu’ils managent, comme j’ai pu le constater avec les cadres de la RTS, dont j’ai conseillé quelques personnes, qui ne savent pas ce que font réellement les journalistes.

Ces managers, qui ont une attention peu élevée au métier et aux compétences des personnes et des équipes, sont eux-mêmes sous pression. De fait, dans un grand nombre d’entreprises, le plus souvent organisées en silos, seul le Chief Financial Officer règne vraiment. Savez-vous par exemple que les CFO d’Apple et d’Oracle gagnent sept fois plus que leur boss? Les entreprises donnent beaucoup trop de pouvoir aux CFO et à leur vision Excel de l’entreprise. Dès lors, le manager est lui-même managé par le biais d’un système comptable et tout cela crée une longue chaîne de pression. La structure même de management fait souffrir.

J’irai même plus loin: la structure, c’est le péché – le mot «péché» en hébreu veut dire «rater la cible». Et il y a des structures qui ratent la cible de l’organisation humaine. Ma conclusion: il faut soigner la structure, et pas seulement les personnes.

Comment?

Connaissez-vous le livre de Thierry Crouzet, Le peuple des connecteurs, récemment réédité? Dans cet ouvrage, l’auteur examine plusieurs modèles d’organisation, notamment en fonction de la numérisation qui «déhiérarchise» le monde du travail. Dans une nuée d’oiseaux, il n’existe pas d’oiselle ou d’oiseau en chef. Par contre, trois règles sont immuables: chacun imite chacun, on garde ses distances et on imprime le mouvement d’augmentation ou de concentration.

Demain peut-être, les organisations fonctionneront comme des nuées d’oiseaux. Dans ce contexte, le leader se trouve au milieu de la nuée et donne les impulsions significatives. Dans un monde hyperconnecté, le rôle d’un chef consiste à donner du flux, aux personnes et aux structures, en vue de les faire réussir.

Il faut mettre le poisson sur la table, sinon il pue!

George Kohlrieser, professeur à l'IMD

Quelles sont pour vous les qualités d’un bon leader?

J’aime à répéter que le rôle d’un bon leader, c’est de sertir les compétences des autres. Au point que mon ancien patron chez LODH, Thierry Lombard, m’a offert à mon départ un livre sur le sertissage, un art difficile car il faut choisir le bon anneau, les bonnes pierres, les placer à une juste distance… La phrase clé d’un leader devrait être «Que puis-je faire pour t’aider?», soit laisser le plus de pouvoir à l’autre dans son domaine de compétence.

Un dirigeant est une personne qui sait manier le curseur de l’autonomie (dare en anglais) et du support (care) qu’il offre en fonction de la personnalité de chacun. Le leader est une personne responsable – du mot hébreu cavod signifiant «répondant, foie lourd, consistant» –, sur qui on peut s’appuyer et compter, car elle est solide, comme le plot sur lequel on coupe une bûche. Quant à la feuille de route du bon leadership, elle doit notamment comprendre une communication claire des attentes et un feed-back vrai. Comme le dit George Kohlrieser, mon maître: «Il faut mettre le poisson sur la table, sinon il pue!»

Pourquoi êtes-vous opposé à la direction par objectifs au sein des entreprises?

A l’heure où les organisations changent très rapidement, il est très difficile de fixer des objectifs en janvier alors qu’en mars, tout l’organigramme aura été bouleversé, avec d’autres segmentations de services ou de produits. C’est une «défibrillation organigrammique» constante, y compris dans les PME. Le mot «objectif» signifie «jeter devant». Se projeter dans le futur avec des buts à atteindre. Or, quel est le degré de visibilité aujourd’hui? Faible, voisin de zéro. Le modèle de direction par objectifs, tout comme celui des entretiens annuels d’évaluation, ne fonctionne plus. Finalement, une fois les grandes lignes posées, un bricolage intelligent peut se mettre en place afin que les cerveaux interagissent sur le terrain. Prenez Jésus-Christ, parabole des talents: le maître part en voyage sans donner d’instruction et ses disciples savent parfaitement ce qu’ils doivent faire. Les gens sertis n’ont pas besoin d’objectifs ou de contrôle. Mais tout cela implique une forte conviction mentale, car c’est un retournement total.

Quelle a été l’influence de votre passé de prêtre dans votre manière de travailler, notamment en tant que DRH pour de grandes banques?

Je constate qu’on me prête souvent une aura presque magique parce que j’étais prêtre. Les gens attendent de moi des comportements exemplaires induits par ce passé. Mais ils se trompent. Si ma conviction profonde est que tout le monde est également digne, je suis aussi un «provoc-acteur». Ma mission personnelle n’est pas de jouer au psy et si je dois prendre des décisions difficiles, je le fais. Dans ma vie professionnelle, j’ai dû effectuer environ un millier de licenciements. Par contre, il faut le faire le plus humainement possible.

Enfin, si je ne prétends pas détenir la vérité absolue en termes de leadership, il me paraît essentiel de ne pas rester cantonné à des discours préconstruits, à la manière de Jésus-Christ en son temps.

* Des mots et des hommes, chronique et abécédaire du leadership, Editions Faim de Siècle.


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Sa passion pour la peinture est née il y a une quinzaine d'année. "L'activité la plus relaxante pour moi".
© Stéphanie Liphardt

Bio express: Maxime Morand

  • 1952 Naissance à Troistorrents (VS)
  • 1981 Il est ordonné prêtre diocésain
  • 1986 Il quitte les ordres et entre au Credit Suisse, à Lausanne
  • 1991 Après un premier mariage (1986) avec Bernadette, il épouse Caroline. Ensemble, ils ont deux garçons
  • 2001 Entrée en fonction chez Lombard Odier
  • 2012 Création de sa société de conseils en leadership Provoc-Actions