Depuis le 1er janvier 2024, les grandes entreprises suisses répondant à la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) doivent publier un rapport climatique. La CSRD s’applique aux entreprises non européennes sous condition qu’elles génèrent plus de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires net dans l’Union européenne ou si elles ont au moins une filiale ou succursale dans l’UE dépassant certains seuils (Art. 40a CSRD). Attention, cela impacte aussi indirectement les plus petites sociétés qui fournissent ces grandes structures. Toutes devront peu à peu signaler et prouver leurs bonnes pratiques ESG (environnement, social et gouvernance), certification à l’appui si nécessaire. La chasse au greenwashing est donc ouverte. Et les amendes guettent.
«L’introduction de cette réglementation européenne a des implications très importantes pour toutes les entreprises suisses en relation avec l’UE et qui ont plus de 250 salariés, avec 40 millions de chiffre d’affaires et/ou 20 millions au total du bilan», détaille Caroline Daumas, experte-comptable. Environ 50 000 entreprises suisses sont directement touchées par la directive CSRD, d’autres de manière indirecte.
Avantage concurrentiel
«Les critères ESG sont connus depuis treize ans, mais aujourd’hui seules 11% des entreprises suisses les respectent», note Rosendo Mañas Faura, de Resilio, lors de la Journée internationale du marketing horloger (JIMH). La start-up lausannoise, spécialiste en analyse du cycle de vie d’une organisation, accompagne notamment la Commission européenne, l’Unil ou encore des groupes de luxe. Le consultant en solutions durables se montre critique face à l’inaction des entreprises. «Le bilan carbone n’est pas suffisant car il ne couvre qu’une seule des neuf limites planétaires. Notons aussi que l’impact de l’intelligence artificielle et de la digitalisation commence à être pointé du doigt. C’est une source de pollution importante», ajoute ce dernier, chargé notamment de l’analyse du bilan numérique de LVMH.
Les sociétés ayant déjà entamé leur écotransition ont donc un avantage concurrentiel. C’est le cas des sous-traitants horlogers B-Next et Ciposa. Ils ont développé des machines considérablement moins gourmandes en énergie, avec des composants sourcés, tout en comptabilisant le cycle de vie total de celles-ci. Depuis un an, la demande est telle que les deux PME neuchâteloises ont doublé leurs effectifs. Ciposa est passée de 12 à 20 millions de chiffre d’affaires en un exercice tandis qu’Enoveas, filiale de B-Next, dispose déjà d’un carnet de commandes bien plein, alors qu’elle n’a pas encore livré une seule de ses machines ultra-compactes pouvant se brancher sur un panneau solaire.
Même démarche écoresponsable pour l’imprimerie Courvoisier-Gassmann et ses 40 collaborateurs. Elle vient de passer un audit RSE et a fait l’acquisition d’une presse qui fonctionne quasiment sans chimie, tout en économisant 100 000 kW/h par an, car elle ne reste plus sous tension en continu. La société imprimant des brochures pour l’horlogerie et les administrations a par ailleurs remplacé sa centrale d’air comprimé et placé une vingtaine de capteurs électriques dans ses ateliers pour affiner son bilan énergétique. «Nous avons mis en place un plan d’investissement global de plus de 5,3 millions de francs, en nous alignant sur les axes durabilité et développement d’une communauté de valeurs autour de la société», souligne Jean-Marc Peltier, le CEO de Courvoisier-Gassmann. Un montant financé aux deux tiers par la PME et un tiers par un emprunt bancaire.
Chez Ciposa, ce sont 100 000 francs par an, en moyenne, qui sont consacrés à l’écoconception. A cela s’ajoutent l’engagement d’une ressource RSE en interne, une réflexion sur la mobilité, le bâtiment et la gouvernance autonome des équipes. «Chaque chef d’entreprise devrait penser au moins une fois par jour à ce qu’il peut faire pour la planète, observe Florian Stauffer, CEO de Ciposa. Aujourd’hui, les entreprises suivant la voie de l’écoresponsabilité ne calculent plus seulement le prix de vente, mais le gain énergétique de leur produit. Nos clients cherchent à connaître non plus uniquement le coût financier d’une pièce, mais son coût CO2, énergétique et humain. Ils visitent aussi davantage les ateliers.»
Un bilan carbone coûte en moyenne entre 40 000 et 50 000 francs, à renouveler tous les deux ou trois ans. «Ce montant ne comprend pas les frais de communication, d’amélioration du produit, du bâtiment, de la mobilité de l’entreprise ou l’achat de crédits carbone pour compenser ce qu’on ne peut réduire», explique Caroline Daumas, fondatrice de la fiduciaire Rouge·Kaki, qui met en place des comptabilités environnementales.
Retour sur investissement
B-Next a dépensé 3 millions de francs pour développer sa micromachine de fraisage appelée Silex. Cet investissement marque un virage dans le groupe, qui souhaite accompagner ses clients vers la création d’entreprises modèles, dont la consommation et l’impact au sol seront réduits. Un pari qui porte déjà ses fruits. «En privilégiant l’écoconception pour nos machines, notre retour sur investissement (ROI) est plus rapide, de l’ordre de quelques années. Si nous étions restés dans une conception classique, le ROI aurait été beaucoup plus long. Mais la vraie question est de savoir combien de temps une PME pourra encore vendre des machines anciennes», questionne Martin Boeni, CEO de B-Next.
Cette réflexion sur l’outil de travail a poussé Ciposa, en partenariat avec la HE-ARC, à calculer l’impact total d’une machine durant tout son -cycle de vie. Conclusion: en supprimant les refroidisseurs, en travaillant avec des moteurs rotatifs plutôt que linéaires, en réduisant les masses en mouvement, les fuites et en modifiant les vacuums, un gain énergétique de 72% est possible. La PME d’Hauterive (NE) souhaite développer un écolabel pour les machines industrielles. Un projet étonnamment refusé par Innosuisse.
Les partenariats avec les hautes écoles sont un moyen intéressant de financer ou de soutenir une écotransition. Généralement, les coûts de développement sont pris en charge ou partagés avec l’institut de recherche. Si le projet aboutit, celui-ci se refinance avec un système de licence sur la technologie. «Cette collaboration est utile dans les deux sens. Les étudiants peuvent travailler sur des cas concrets et l’école nous amène de nouvelles ressources et réflexions», glisse Martin Boeni. Enfin, tous le remarquent: les entreprises écoresponsables recrutent plus facilement et ont moins de turnover. Ces éléments sont un gain financier indirect.
D’autres soutiens existent à l’échelle nationale et cantonale. D’une manière générale, il s’agit plutôt d’aide au démarrage et les montants restent modestes. Quelques pistes: SuisseEnergie (plan de décarbonisation jusqu’à fin 2024, maximum 25 000 francs), Viva Vaud (plateforme ressource durabilité), Genève Diagnostic-action (15 000 francs par diagnostic), Go for Impact (conseil d’impulsion gratuit)…
Pour accompagner les PME, outre les auditeurs RSE, B Corp ou EcoEntreprise – trois noms récurrents –, les fiduciaires se préparent à proposer des comptabilités d’un nouveau genre.
«On nous demande des comptabilités carbone, notamment les entreprises répondant à des appels d’offres. Certains sous-traitants sont tout simplement écartés de projets car ils ne peuvent pas détailler leurs démarches environnementales ou sociales, explique Sébastien Charpié, associé de la fiduciaire Muller Christe. Cela crée parfois des situations étonnantes où une entreprise achète une forêt ou nous demande de trouver une femme pour son conseil d’administration, afin de montrer patte blanche.»
La comptabilité triple, qui arrive en Suisse, va accentuer ce phénomène. A la performance économique, on ajoute la performance environnementale et humaine. On ne parlera pas de croissance, mais d’équilibre. Des notions comme le coût des absences, le turnover ou la diversité sont prises en compte, tout comme le transport des ressources et des personnes, la réduction de l’eau ou l’économie circulaire.
Parmi les outils de calcul: la méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology). Elle mêle les enjeux financiers et extra-financiers. «L’intérêt des entreprises pour la comptabilité triple est vif, mais elles préfèrent passer d’abord par un bilan carbone», observe Caroline Daumas, fondatrice de la fiduciaire Rouge·Kaki.