C’est un atelier suspendu au-dessus des pâturages que la crise du covid n’a pas atteint. C’est une guinguette pleine de machines anachroniques et cacochymes qui attend le signal de son maître d’œuvre pour faire tanguer les collectionneurs d’horlogerie d’exception. C’est le palais de Julien Tixier, jeune horloger-prototypiste de 28 ans aux allures d’astronome Renaissance. L’œil profane ne voit ici qu’un amoncellement de trucs et de vieux machins (la moyenne d’âge des machines est de 70 ans), le laboratoire expérimental d’un inventeur déjanté ou le fatras mécanique d’un Gaston Lagaffe tombé dans la micromécanique.
Un trésor en réalité. Pointu, précis. Tournage, fraisage, mesure, trempe, décoration, assemblage. Chaque objet a sa place. Son sens. Sa destination. Chacune de ces machines est un jalon, une étape dans le cheminement qui a mené Julien Tixier des terres viticoles de Bordeaux au berceau de l’horlogerie artisanale. Chacune de ces machines exprime ce qu’il est, sa philosophie, sa vision de la vie, de sa pratique de l’horlogerie et de la construction de son savoir-faire, «la mémoire de ses mains».
Au service des autres
Car il avance ainsi, patiemment. Avec la détermination d’un vigneron qui apprend à connaître son terroir, saison après saison. Avec la puissance douce d’une locomotive qui tire le train de la mesure du temps et de ses milliers d’années d’histoire. Du gnomon au quantième perpétuel. De la machine d’Anticythère au spiral silicium. Julien Tixier a tout en tête et il a l’humilité de ne pas le dire. Car il regarde devant lui et voit tout ce qu’il ne sait pas encore.
Jusqu’à présent, il a toujours été au service des autres. Des marques de prestige venues chercher un prototype. Des clients privés en quête de personnalisation ou de la montre de leurs rêves. Julien Tixier a ainsi gagné sa place parmi les rares et discrets horlogers indépendants capables de tout faire: de la conception informatique à la montre complète, mouvement et boîte, en partant d’un bloc de métal brut.
Sa dextérité est hors norme et ses tarifs sont d’un autre temps, comme un artisan qui compte honnêtement ses heures et se contente de vivre de sa passion. Il n’a pas de carte de visite, pas de site internet, pas de compte Instagram actif. Il arrive même qu’il ne réponde pas à son téléphone portable pendant des jours. Les clients viennent par capillarité, de bouche à oreille. Et le son porte loin: Benoît Dubuis, président de la Fondation Inartis et instigateur du Campus Biotech de Genève, s’est adressé à lui pour un projet de haute volée développé avec un autre horloger de génie, Dominique Renaud.
Julien Tixier habite en plaine et monte à la vallée de Joux tous les jours. Même le dimanche, même le jour des Rois. Il a terminé 2020 sans pause, affairé à sa dernière commande de l’année, une montre phases de lune astronomique, développée et réalisée en sept semaines. Un exploit. «C’est pour ça que j’ai besoin d’être réactif», explique Julien Tixier, grand amateur de litote, en pointant son armée de machines.
Il profite de chaque mandat pour amener un peu de lui-même, pour donner corps à sa philosophie de l’horlogerie: «Indépendante, artisanale, inventive, collaborative – avec l’émailleuse Maëlle Constant, voisine d’atelier, par exemple.» Son propre style transparaît ainsi, par touches, comme une signature délicate, sur les finitions, sur l’architecture des mouvements, sur la géométrie des composants. «Il n’y a pas une horlogerie universelle, dit-il. Chacun a ses attentes de l’horlogerie. Mais pour moi, je ne conçois que ma propre manière de faire. Pratiquer l’horlogerie en industrie n’a jamais été une option.»
«L’horlogerie, précise-t-il encore, n’est pas un métier. Pour réaliser une montre complète, il faut convoquer plusieurs dizaines de métiers différents. Un horloger ne peut jamais prétendre à la maîtrise totale.» Le spectre des connaissances n’a donc pas de limites. Alors Julien Tixier apprend et étire le champ de ses connaissances et partage les siennes aussi loin qu’il peut, dans toutes les directions. Il veut être capable de parler le même langage que ceux avec qui il collabore. Ses fichiers informatiques sont prêts pour la production en série. Il comprend l’émail, la gravure, le taillage de pierre.
Le style Gustave Eiffel
Cette année, il s’apprête à franchir une nouvelle étape: réaliser sa propre montre. Il l’a déjà en tête, et des collectionneurs le pressent de la réaliser. Il l’aurait faite de toute façon. Mais elle ne sortira de son atelier que lorsqu’elle sera prête et elle se fera à sa manière, selon ses envies: «Le marché ne décide de rien du tout, sauf peut-être du nombre de montres produites… J’adore le bleu, il y aura du bleu. J’aime le titane, la boîte sera en titane. Elle sera manuelle – en toute logique, puisqu’elle sera faite à la main. La mécanique sera visible – j’aime le style Gustave Eiffel. Et il y aura une certaine symétrie.»
Mais avant cela, il a encore quelques commandes à livrer et d’autres à engager: «J’ai besoin de mener plusieurs projets en parallèle. Il arrive que la journée commence mal, une erreur de conception qui oblige à tout défaire, une pièce qui casse. Je dois pouvoir me mettre sur autre chose, avant de refaire, de comprendre et d’anticiper les erreurs… Même si, par définition, l’erreur n’apparaît qu’une fois qu’elle est en face.»
Le jeune homme a acheté sa première machine en 2009, lorsqu’il entre à l’école d’horlogerie de Bordeaux. Un petit tour de précision, une antiquité. Il y avait mis à l’époque tout ce qu’il avait pu épargner, ses jobs d’été et ses cadeaux de Noël. Il avait 16 ans, il vivait chez ses
parents à Bruges, commune satellite de Bordeaux, et ce tour est devenu son compagnon de chambrée. Il commence par le démonter. Il veut comprendre. Tout comprendre. Puis il se met à tailler et se lance un premier défi: réaliser l’axe le plus fin possible.
Les rouages du destin
Ce premier geste ne l’a jamais quitté. Depuis, il ne fait que repousser les lignes, apprendre de ses outils, les apprivoiser et mener les gestes le plus loin possible. Douze ans plus tard, cette première machine est toujours au cœur du dispositif et l’horloger s’en sert toujours pour réaliser les montres hors norme qui sortent de son atelier.
Après avoir découvert qu’il était capable de comprendre la matière et d’usiner des composants du mouvement de la montre, il s’est intéressé à «la carrosserie» et a acquis un four à émail, puis il s’est équipé en instruments de métrologie, des micromètres, des palpeurs, pour s’assurer de la conformité de ses composants: «Faire, c’est bien. Mesurer, c’est mieux.»
Julien Tixier n’a pas 30 ans et cela fait déjà plus de vingt ans qu’il se destine à l’horlogerie, qu’il pense et qu’il rêve horlogerie. Chaque praticien a son anecdote inaugurale, un cadeau, une montre de grand-père démontée à coups de marteau, l’atelier d’un oncle horloger. Chez Julien Tixier, il n’y a pas de montre, pas d’horloger – sinon un lointain aïeul, Jean Tixier, horloger à Fleurier au XVIIIe siècle –, il n’a même jamais eu de montre sérieuse – aujourd’hui encore, sa seule montre est une LIP Nautic Ski achetée d’occasion –, mais il y a eu une fameuse soirée, un vertige, une ivresse. Un ami de la famille est en visite, il porte une montre à fond ouvert. Julien est enfant, il n’a que 7 ans, et c’est un choc: il voit les rouages de son destin.
Des machines de l’ère pré-informatique
Après l’école d’horlogerie de Bordeaux, il poursuit à Morteau, avec un brevet en métier d’art, puis un diplôme. Il passe ensuite son permis de conduire et s’engage chez Laurent Ferrier, à Genève. Il y reste trois ans, avant de rejoindre les Ateliers 7h38 à Vaumarcus (NE). Quelques mois plus tard, en 2019, il s’installe en indépendant et ouvre son propre atelier.
Ses machines quittent enfin sa chambre d’ami. Toutes ces vieilles machines de l’ère pré-informatique qui lui parlent tant, qu’il reconnaît au grain de leur acier, dont il sait à l’oreille si elles sont chaudes, prêtes au travail. Tous ces outils qui ramènent invariablement aux sources de l’horlogerie artisanale. Au temps des mécaniques «increvables, rigides, stables, d’une fiabilité et d’une qualité que les constructions modernes n’atteignent pas». De toute façon, explique-t-il, il n’a pas le choix: «Je ne suis pas assez riche pour m’offrir de mauvais outils.»