«Je voulais être commissaire-priseur.» Frédéric Ormond ne le sera pas, il ne se voit «finalement pas intégrer une grande maison de vente aux enchères». Mais il sera présent sur le marché, en amont, et peut-être que ses productions passeront un jour sous le marteau d’un commissaire-priseur. Frédéric Ormond est éditeur de design, Ormond Editions, à Genève, avec des représentations à New York et à Zurich. La clientèle est hybride, locale et globale à la fois. Des privés, collectionneurs, esthètes, en quête d’un ameublement aussi exclusif que les œuvres d’art avec lesquelles ils vivent. Des institutions, hôtels, restaurants gastronomiques, boutiques, haut de gamme exclusivement; Banque Reyl Genève, Châteauvieux Satigny, Mandarin Oriental Lucerne, Storchen Zurich, Four Seasons Abu Dhabi, Hermès Séoul, Cartier Genève, Paris, Shanghai, Bangkok. Etc.

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Les transactions se mènent principalement en mode B2B, à travers des maîtres d’œuvre, architectes, décorateurs. La vente directe ne représente que 30% des ventes, estime Frédéric Ormond. Pour autant, posséder un showroom, comme celui des Eaux-Vives à Genève est essentiel: «Un métier touch and feel où il est essentiel de se rendre compte de la qualité.»

Dimension artisanale

Qualité. Exclusivité. Petits tirages. Pièces uniques. L’éditeur ne parle pas de design, mais de «meubles d’art». La dimension artisanale est évidente. Au sens le plus noble du terme: maîtrise des techniques et des matières. Les éditions sont en grande partie réalisées en France, chez des artisans membres du réseau labellisé EPV (Entreprise du patrimoine vivant). Les finitions sont à la hauteur, à l’image de la grande table Romane en inox exposée à Genève ce jour-là. Un immense plateau d’un tenant, parfait, pas une raie, un défi dans ces dimensions, un risque pur pour l’éditeur, récompensé, puisque la table a été vendue le jour de son arrivée au showroom, et une deuxième dans la foulée – plus de 20 000 francs l’unité.

Etre éditeur de meubles d’art, c’est une spécialité dans la spécialité, un sommet dans le design de luxe, juste avant le sur-mesure. Il n’y a pas de formation pour devenir éditeur, pas de voie impériale non plus, Frédéric Ormond l’a appris; il n’est d’ailleurs pas seulement éditeur, il est aussi galeriste et agent.

Un parcours lié à l'art

Il vient d’une famille typiquement genevoise, finance, banque privée, art et culture, de père en fils depuis le XIXe siècle. Il commence par étudier le droit, en France. Puis il rejoint Londres pour étudier l’histoire et le marché de l’art: deux ans de formation chez Christie’s, un an de postgrade à l’University College London, puis master au Courtauld Institute of Art.

Il revient à Genève avec une certitude: «Je ne me voyais pas dans de grandes maisons, je suis trop indépendant pour ça.» Il rejoint tout de même le groupe Richemont, passe un an au département marketing de Van Cleef & Arpels. La «vraie révélation» viendra ensuite, dans «une petite structure d’import-export de biens de luxe» où il passera trois ans, au cours desquels il découvrira le Japon et son culte de l’artisanat, des arts décoratifs et du mobilier. Un dernier tour comme commercial à la Montre Hermès courant 2008 achève de le convaincre: sa voie est ailleurs. «J’avais 30 ans, je voulais vivre complètement ma passion.»

Frédéric Ormond «plaque tout» et mise sur son «œil», sur sa «capacité à déceler des artistes capables de développer quelque chose». Il décide alors de se concentrer sur «le mobilier d’art et le collectible design», dont le marché est alors en pleine effervescence. Par goût, par pragmatisme aussi: «Il y avait déjà beaucoup d’acteurs sur le marché de l’art contemporain, mais, dans le design, il y avait encore une place à prendre.»

Artisanat fonctionnel. Le premier travail de l’éditeur est de sélectionner les designers, les artisans, les matières.

Artisanat fonctionnel. Le premier travail de l’éditeur est de sélectionner les designers, les artisans, les matières. Et de décliner les oeuvres comme des collections.

© Piet-Albert Goethals

Un parcours initiatique

Il s’interroge: où s’implanter? Ici ou à l’international? «En Suisse, tout reste à faire.» Il choisit donc Genève, quitte à prendre le risque d’être en dehors de l’épicentre du marché, «loin des grands axes et des grandes capitales».

Seconde interrogation: éditeur ou distributeur? La réponse s’impose d’elle-même: «Dans la distribution de design, il y a déjà de grandes enseignes, le marché est déjà pris et, avec le développement d’internet, il est de plus en plus difficile de contrôler la distribution.» Il en est persuadé, pour construire quelque chose, «il faut se démarquer, venir avec une proposition unique».

Il fait ses débuts avec une seule carte en main, celle d’éditeur, en finançant tout lui-même, production, communication, distribution. «Un peu de la folie… Je voulais rester indépendant, aller à mon rythme. Je me suis rendu compte de la charge d’investissement que cela représente.» C’est le début d’un parcours très initiatique.

La première collection d’objets, surtout des luminaires, est réalisée avec de jeunes concepteurs sortis de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne). Première leçon choc: «Des pièces pas complètement abouties. Rien vendu.» Le plan B est un designer reconnu, le Néerlandais Richard Hutten. Ormond Editions produit l’une de ses créations, une chaise, Cloud Chair. Du lourd: «Casting métal, expérimental, le grand saut.» Le plan: «Produire huit pièces, prix de vente 20 000 euros.» Le problème: «Premier prototype pas concluant. Second prototype pas concluant.» La sortie: «J’ai vendu les prototypes et je suis passé à autre chose.»

Entre-temps, Frédéric Ormond croise la route d’un autre designer, le Français Stéphane Parmentier, dont il lance la première collection. Un exercice en soi: «Trouver l’équilibre entre l’exceptionnel et le commercial.» La collection trouve son public. Mais Frédéric Ormond affine encore sa stratégie, se concentre sur la distribution, sélectionne quelques studios de design qu’il distribue en exclusivité sur la Suisse. Il apprend «le métier de galeriste», «la manière de présenter». Suffisamment novateur pour faire rayonner l’adresse, de Genève à l’international.

Marge de progression et potentiel évident 

Ormond Editions a aujourd’hui trouvé son équilibre entre les différents métiers, producteur, galeriste, agent. L’enseigne, lancée en one man brand, compte aujourd’hui cinq collaborateurs, communication, commercial, création. De nouveaux postes seront bientôt ouverts, précise Frédéric Ormond. Reflet de la croissance: «Les ventes ont plus que doublé sur les trois ou quatre dernières années.» Reflet du potentiel: «La marge de progression est importante.» Car le marché est… «colossal». L’échelle est large, c’est normal, il s’agit plus d’un feeling que d’une véritable étude de marché, car il est «compliqué d’avoir une vue» sur ce marché, hyper-fragmenté et hyper-segmenté par nature. La chance d’Ormond Editions est d’occuper des espaces «avec de la visibilité», tous les espaces de représentation, les bars, restaurants, hôtels, accueils.

Depuis quelques années, la notion de collection est devenue plus centrale. La ligne phare se nomme Romane, dessinée par le studio parisien Garnier & Linker, reconnaissable à ses pieds de colonnes à facettes, déclinée en tables, luminaires, assises, dans des variations de matériaux, couleurs et finitions. «Formes et matières… Nous sommes dans un domaine de création lié à la mode et nous essayons d’anticiper les tendances.» En ce moment, la tendance marque «un retour aux matières froides», aux pièces plus «radicales». A l’exemple de la grande table tout inox.

Cette table est même plus qu’une table, c’est une création manifeste, qui illustre la nouvelle stratégie de Frédéric Ormond, dont l’objectif est de «redéployer l’édition» en allant chercher de nouveaux débouchés, Europe, Etats-Unis, Asie. Cette table monolithe d’acier inox exposée à Genève ne devait en réalité pas être montrée avant le prochain grand rendez-vous, le PAD (Pavillon des arts et du design) de Londres, salon du design historique et contemporain, en octobre prochain.

Frédéric Ormond est concentré. Reprendre le chemin des salons, dont il s’était un temps écarté, est une étape importante. «Se relancer… on va voir… un gros investissement.» En misant toujours tout sur le même critère: l’intuition, la certitude d’avoir un œil, de sentir le potentiel commercial en voyant le croquis du designer. Entretenir son appétit pour le risque, oser, tester, comme cette future collection de meubles en bois gougé signée du Belge Pieter Maes. Aimer le contraste: de l’inox à l’urushi, de l’artisanat zéro défaut à la philosophie kintsugi.

Et laisser la raison parler in fine, pour ne pas s’enferrer dans l’art pour l’art et rester bien en phase avec son marché, même si la clientèle, souvent, ne compte pas: «Les prix? Ils sont variables. Nous essayons toujours d’être bien positionnés…»

Le luxe mode d'emploi

Exclusivité: rester sélectif
Editer du mobilier design commence par un travail de curateur: il faut connaître les designers et les studios, repérer les formes et les matières susceptibles de trouver un public et durer longtemps, à travers des variations.

Indépendance: prendre des risques
Le mobilier d’art est un métier «proche du milieu de la mode». Il faut sentir et anticiper les tendances, explique Frédéric Ormond, et produire des collections. En ce moment, la tendance serait aux matières froides, comme l’inox.

Positionnement: maîtriser ses prix
La connaissance du marché est un prérequis. Pas évident: ce marché est aussi spécifique que fragmenté et ne fait l’objet d’aucune étude complète. Il faut donc faire preuve de sensibilité et d’intuition pour positionner ses prix au bon niveau.