Le syndrome de la page blanche, voilà ce qui paralyse un grand nombre de chefs d’entreprise, selon Davide Vassallo. Ils savent qu’il faut réduire leur empreinte carbone et viser plus de durabilité. Mais, comme l’écrivain en panne d’inspiration, ils ne savent pas par quel bout commencer. «Notre rôle, c’est de les accompagner dans ce voyage. Non pas seulement en leur livrant de volumineux rapports et en leur fixant des objectifs, mais en les aidant à passer à l’acte et à mettre en œuvre les transformations qui s’imposent.»
La demande pour ce type de services explose, comme en témoigne le développement de Dss+, dirigée et cofondée par Davide Vassallo, qui utilise volontiers, avec un grand sourire, le terme de start-up pour la qualifier. Mais une start-up d’un type particulier. Née à Genève en 2019 du rachat d’une filiale du géant de la chimie DuPont d’abord centrée sur la gestion des risques industriels, elle est devenue en moins de cinq ans l’un des leaders du conseil en durabilité, passant de 600 à 1200 collaborateurs.
Italien ou anglais? Ce sera la seconde langue et, après une solide poignée de main de bienvenue, Davide Vassallo nous invite à remettre la discussion dans une perspective historique. «Nous sommes à un point de bascule», estime cet ingénieur de 54 ans, diplômé en environnement du Politecnico de Turin, qui voit la COP28 comme une étape importante, quoi qu’on dise. Et d’ajouter: «Le nombre d’entreprises qui sont en phase avec les objectifs des Accords de Paris ne représente qu’une minorité, mais elle grandit chaque jour. Je rencontre encore des sceptiques, mais la plupart des patrons sont désespérés de ne pas pouvoir progresser plus vite. Ils savent qu’il y va de la survie de leur business.»
Les équipes de Dss+ étaient d’ailleurs présentes en force à Dubaï. C’est quand ceux qui provoquent les plus gros dégâts à l’environnement, ceux qu’on appelle volontiers les really bad guys, passent à l’acte qu’on enregistre les progrès les plus spectaculaires: le secteur pétrolier, l’industrie minière, la chimie… Premier message, donc, c’est avec ces poids lourds de l’économie qu’il faut travailler en priorité.
L’entreprise genevoise en a aussi profité pour présenter son ouvrage sur l’avenir de l’industrie agroalimentaire How to Create a Sustainable Food Industry – A Practical Guide to Perfect Food (Ed. Routledge). Agriculture régénérative, lutte contre le gaspillage, économie circulaire… tout ce qui impacte la chaîne de valeur de ce secteur responsable de 28% du total des gaz à effet de serre y est traité. Parmi ses clients, Dss+ compte Nespresso, qu’elle a aidé dans son processus de certification B Corp, le groupe irlandais Kerry et Ferrero, le producteur de Nutella. Notamment. Elle vient de plus d’acquérir une petite société experte dans ce domaine: Perfect Food Consulting.
Leadership naturel
A la tête d’une entreprise désormais active dans 40 pays, Davide Vassallo a développé un style de leadership qui doit beaucoup à son passé de sportif d’élite et, peut-être aussi, à une naissance rocambolesque qui a de toute évidence marqué l’histoire familiale. C’est qu’il a bien failli naître en Libye, où son père travaillait pour un géant de l’industrie chimique jusqu’à ce que Kadhafi chasse tous les étrangers. «Le hic, c’est que ma mère était sur le point d’accoucher. La compagnie aérienne ne voulait pas la laisser embarquer.»
Toute la famille est finalement rapatriée en Italie. S’ensuivent les belles années passées à La Spezia, ville portuaire proche des Cinque Terre. «J’ai pratiquement appris à nager avant de savoir marcher. Et comme j’étais un garçon fluet, mon père m’a très tôt inscrit dans un club d’aviron. J’ai passé une bonne partie de mon enfance et de mon adolescence dans et sur l’eau.» De nombreux titres nationaux et internationaux en skiff et en double skiff plus tard, il embrasse à 23 ans une carrière de coach au sein de l’équipe nationale d’Italie. «J’ai commencé par m’occuper de dix rameuses de 14 à 18 ans qui faisaient preuve d’une discipline et d’une détermination que je n’ai jamais retrouvées ni dans le sport ni dans le monde des affaires.» Et ses études d’ingénieur? «Pendant longtemps, je les ai considérées comme une sorte de… hobby», résume-t-il, en ne plaisantant qu’à moitié. C’est pendant ses années au Politecnico de Turin qu’il rencontre sa future épouse, une ingénieure en géologie qui travaillera pour l’industrie minière, une virtuose du maniement des explosifs, précise-t-il au passage.
Au tournant du millénaire, le couple déménage à Rome. Davide Vassallo travaille d’abord pendant près de trois ans pour l’Agence italienne de protection de l’environnement. Il y apprend l’importance des réglementations et de l’action gouvernementale. Chez l’opérateur télécoms Free, il se frotte au changement technologique – l’heure est à l’introduction de la 3G. «Je suis ensuite passé du côté sombre de la force…» Puis, plus sérieusement: «Le consulting m’a permis de m’engager dans plusieurs industries, de faire valoir mes compétences dans un grand nombre d’entreprises et donc d’avoir plus d’impact.» Après sept ans chez Arthur D. Little, il est recruté par DSS (DuPont Sustainable Solutions), le bras consulting du groupe DuPont, d’abord à Genève où il est situé, avant de rejoindre le siège du géant de la chimie à Wilmington, dans le Delaware. «Une expérience qui m’a permis de comprendre de l’intérieur le fonctionnement d’un grand groupe américain.»
DuPont se débat alors depuis plusieurs années dans des litiges fort médiatisés, à la suite d’un gros cas de pollution, qui inspirera d’ailleurs le film Dark Waters, sorti en 2019. DuPont, c’est aussi l’inventeur du nylon, du téflon, du néoprène, du lycra, du kevlar… «Le progrès technologique a, le plus souvent, deux facettes, mais, encore une fois, si j’ai accepté de travailler pour DuPont, c’est parce que c’est dans ce type d’entreprise qu’on peut faire une vraie différence. Voilà pour mes motivations rationnelles. Sur un plan plus émotionnel, je ressentais comme un besoin irrépressible de mettre les mains dans le cambouis.»
Parce que DuPont est une entreprise industrielle, centrée sur ses produits, décision est prise de se séparer de DSS, alors dirigée par Davide Vassallo. Avec ses collègues, il apparaît assez naturellement comme le meilleur acquéreur. Gyrus Capital, un fonds d’investissement basé à Genève, finance le management buy-out. La nouvelle entreprise installe son siège au bout du lac. Un choix logique: «La Suisse jouit d’une image de pays respectueux de l’environnement et proche de la nature, souligne Davide Vassallo en évoquant le lac Léman, distant d’à peine 300 mètres. Imaginez l’effet de ce paysage sur nos clients quand ils débarquent à Versoix.»
Croissance spectaculaire
On demande à Davide Vassallo les ressorts de la croissance de Dss+, spectaculaire, et largement orchestrée pendant la pandémie. L’entreprise grandit avant tout de manière organique, explique-t-il, engageant des ingénieurs à tour de bras, malgré la pénurie de talents. Mais la «start-up» genevoise a aussi procédé à des acquisitions ciblées. Avec la reprise, en 2020, de Lodestones Partners, une société canadienne spécialisée dans ce qu’on appelle, en novlangue du conseil aux entreprises, l’operational excellence. Et, l’année suivante, avec le rachat de KKS Advisors, fondée par un professeur de l’Université Harvard et active dans l’analyse ESG pour les fonds de private equity.
C’est en octobre 2021 que Davide Vassallo signe sa plus grosse acquisition à ce jour, celle du groupe Sofies qui compte alors 60 collaborateurs. Une société fondée à Genève et bien connue en Suisse romande puisqu’elle conseille de nombreuses entreprises, mais aussi plusieurs villes et cantons, la Confédération, le CICR… Elle est aussi à l’origine d’une initiative marquante, La Fabrique Circulaire. Soutenu par les Départements de l’économie publique genevois et vaudois, notamment, ce programme offre aux PME de l’Arc lémanique un accompagnement dans la mise en œuvre des principes de l’économie circulaire: construction et génie civil, éclairages de sécurité, fabrication de prothèses orthopédiques, horlogerie, gestion de parkings… Pratiquement tous les secteurs sont représentés. Autre projet phare, ZenCO2, lancé avec Romande Energie. Il consiste à aider les collectivités publiques et les entreprises dans leur transition énergétique.
Fondée il y a une quinzaine d’années par Suren Erkman, professeur à l’Université de Lausanne et à l’EPFL, avec trois de ses anciens étudiants, la société Sofies complète idéalement une DSS encore très axée sur la gestion des risques et la sécurité au travail. «Nous avons eu la chance immense de rencontrer cette équipe pionnière de l’écologie industrielle et de l’économie circulaire», souligne Davide Vassallo. Relevons au passage l’intégration réussie d’une entité marquée par un historique académique. «Confrontés à une explosion de la demande et donc à une crise de croissance, nous avions atteint nos limites, expliquent Suren Erkman, président du conseil d’administration de Sofies au moment du rachat, et David Rochat, son ancien CEO. Rejoindre DSS, c’était aussi la possibilité d’accroître notre impact et de pouvoir travailler plus systématiquement avec de grands groupes à l’échelle globale.» La preuve que le choc des cultures a été bien absorbé: l’immense majorité des collaborateurs de Sofies est restée. Depuis, l’entreprise a été renommée Dss+. Et sa mission reformulée: «save lives and create a sustainable future».
L’industrie minière reste le premier marché de Dss+, suivie du secteur pétrolier et de la chimie lourde. Sécurité et santé au travail sont désormais indissociables des stratégies de durabilité. «Les changements technologiques et les améliorations des processus sont évidemment clés. Mais nous attachons aussi une importance croissante aux facteurs psychosociaux et à la culture d’entreprise. L’engagement des employés est crucial pour opérer le changement.» Et de prendre l’exemple d’une grande entreprise pétrochimique implantée au Moyen-Orient, en plein désert, employant des Indiens, des Chinois, des Africains, des Européens… «La cantine leur servait à tous la même nourriture sans s’occuper des préférences alimentaires des uns et des autres. Cela peut paraître anecdotique, mais l’introduction d’une offre culinaire variée a spectaculairement reboosté les équipes.»
La parité
On fait remarquer à Davide Vassallo qu’en termes de parité des genres, Dss+, qui en fait pourtant une priorité pour ses clients, a encore bien des progrès à faire au sein de sa propre organisation. Sur les dix membres de sa direction, elle ne compte que deux femmes. «Un héritage du passé, répond le CEO. Mais nous devons nous améliorer, c’est certain.» Ces douze derniers mois, plus de la moitié des recrutements étaient féminins et, sur l’ensemble des employés de Dss+, 40% sont des femmes. «Nos efforts devraient se refléter bientôt dans le top management. Comme père de deux filles, je suis particulièrement sensible à cette question.»
Coach un jour, coach toujours, le charismatique Davide Vassallo est bien décidé à entraîner Dss+ vers de nouveaux sommets. Entre-temps, l’entreprise est passée sous le contrôle d’Inflexion, un grand fonds d’investissement londonien. Le management et quelque 150 collaborateurs détiennent, eux, 37% du capital. Quant au financier des débuts, Gyrus Capital, il conserve une participation et un siège au conseil d’administration. Son fondateur, Guy Semmens, explique sa motivation: «Dss+ répond à des besoins structurels de l’économie. C’est un business qui a du sens. Dans le même temps, sa croissance est pour ainsi dire programmée. Nous comptons avec un doublement du chiffre d’affaires tous les trois ou quatre ans.»
L’entreprise enregistrera cette année des revenus de 300 millions de francs et quand on demande à Davide Vassallo si Dss+ est profitable, il ouvre de grands yeux étonnés, sans donner toutefois de chiffres précis. «Bien évidemment, nous faisons des bénéfices, nos finances sont solides. D’ailleurs, nous n’avons procédé à aucun licenciement pendant le covid.» Sur de nouvelles acquisitions, Davide Vassallo reste évasif, sinon qu’il veut désormais se développer aux Etats-Unis, mais aussi en Asie. «Les pays en voie de développement sont plus sensibles aux bénéfices de l’économie circulaire que les pays riches, par exemple. Et les besoins de rattrapage en matière de sécurité et de durabilité sont patents. L’horizon de Dss+ ne connaît pas de limites.»
1969
Naissance à La Spezia, où Davide Vassallo passe son enfance et son adolescence. L’aviron de compétition lui permet de financer ses études au Politecnico de Turin.
1999
Entre à l’Agence italienne de protection de l’environnement, à Rome. Puis rejoint l’entreprise de télécoms Free, avant d’entamer une carrière dans le consulting chez Arthur D. Little.
2010
Recruté par DuPont Sustainable Solutions (DSS). Déménage à Genève une première fois.
2019
Lancement de DSS comme entreprise indépendante après un management buy-out. Rachat du groupe genevois Sofies deux ans plus tard.