Parfois, il y a de grandes carrières qui se nouent dans le plus parfait anonymat. L’industrie métallurgique suisse est à l’image de ces stars de l’ombre que tout le monde s’arrache, mais en manque de reconnaissance publique. Méconnue, elle se révèle pourtant omniprésente: construction, pharma, urbanisme, agroalimentaire, restauration et hôtellerie, paysagisme, automobile, aérospatiale, horlogerie, naval, transport… l’industrie métallurgique suisse a tissé sa toile dans tous les recoins de la société et de l’économie. C’est tout le paradoxe d’un secteur dynamique et innovant, qui n’a pas su aller à la rencontre du grand public.

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L’industrie suisse du métal sort désormais de sa coquille. Elle se porte bien malgré l’inflation, la hausse du prix des matières premières et la pression des pays étrangers. En atteste le rapport 2022 de Swissmem. Selon l’association de l’industrie tech suisse, l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux ainsi que des branches technologiques apparentées, le chiffre d’affaires de la branche a progressé de 9,4% par rapport à 2021; compensant ainsi partiellement la chute des entrées de commandes subie au cours du troisième trimestre 2022. Quant aux exportations, elles ont augmenté de 5,6% par rapport à 2021.

Filière en mal de reconnaissance

Alors si le secteur et ses filières tiennent la route dans une conjoncture économique morose, comment expliquer ses difficultés à s’expliquer, se faire connaître et se faire aimer? Du côté de Villeneuve (VD), à la tête du sous-traitant de pièces métalliques Tech-Laser Sandoz, Barbara Depraz a sa petite explication. «En Suisse, la filière du bois a pris beaucoup d’ampleur et gagne en force auprès du grand public. C’est dû en partie à des organes faîtiers très forts qui ont su s’organiser et se fédérer, constate la directrice. Le métal reste insolite. Personne ne sait comment ça se soude, à quoi ça sert, comment ça se trie et comment ça se recycle. Tout le monde l’emploie, mais personne ne s’en préoccupe.»

Face au pouvoir de séduction du bois dans un contexte de recherche de solutions face au réchauffement climatique, le métal cherche à gagner ses lettres de noblesse dans la durabilité. «Le métal, une fois qu’on ne s’en sert plus, on le refond. Il n’y a pas de déchets, assène Barbara Depraz. La plupart de nos fonderies et aciéries ont changé leurs méthodes d’exploitation et s’adaptent à de nouvelles formes d’approvisionnement énergétique. A cela s’ajoute une utilisation du métal beaucoup plus judicieuse, poursuit la directrice générale de Tech-Laser Sandoz. Dans la construction, nos ingénieurs développent une vision très claire face aux contraintes de tolérance, de poids et de durabilité. Le métal permet cette flexibilité.»

En Gruyère, à Enney, Jean-François Suchet a gravi petit à petit les échelons pour diriger depuis 2017 Morand Constructions Métalliques, dont il est le copropriétaire avec Nicolas Morand et Gérard Strickler. Fondée en 1899, l’entreprise familiale devenue grande (plus de 300 employés et des succursales à Conthey, Morges, Vallorbe et Genève) fait aujourd’hui figure de pionnière dans l’usage de cet acier dit décarboné. «Dans la construction métallique, cela fait des dizaines d’années que l’on travaille avec de l’acier recyclé à 95%, voire à 100%, rappelle Jean-François Suchet. Sauf que nous ne l’avons pas communiqué. Tous les déchets sont refondus pour la production de nouveaux profilés et tôles. Rien ne se perd, l’acier est recyclable à l’infini sans perte de ses qualités.»

Un secteur innovant

Selon Jean-François Suchet, cette incapacité de la branche (1300 organes faîtiers en Suisse) à promouvoir ses innovations a donné du grain à moudre au bois: «Le métal a ses avantages. La durabilité nous interpelle depuis toujours. Aujourd’hui, la production et l’usage de l’acier décarboné, c’est-à-dire un acier produit à 100% à partir d’un acier recyclé et transformé exclusivement avec de l’énergie verte, est une belle innovation.»

Bien qu’il n’affiche qu’un surcoût de 2 à 4% par rapport à de l’acier traditionnel, l’acier décarboné reste encore un produit de niche et doit se faire connaître auprès des maîtres d’ouvrage, ingénieurs et architectes. «Par contre, on divise par deux, voire trois le bilan CO2 de la production d’une charpente par exemple», souligne Jean-François Suchet. A l’été 2022, à Rossens (FR), Morand Constructions Métalliques a posé la première charpente en acier décarboné de Suisse. Elle accueille depuis la concession automobile Dimab.

L’industrie métallurgique suisse innove et cherche à le faire connaître. Mais ses efforts ne masquent pas une conjoncture et un contexte toujours plus difficiles. Ingénieur mécanique EPFL et membre de la direction de Swissmem, Philippe Cordonier rappelle que la métallurgie, «comme dans toute l’industrie, est confrontée à des marges faibles. Ces dernières sont sous pression aujourd’hui: les cours de l’énergie avec la guerre en Ukraine, l’inflation, l’augmentation des salaires… Il faut préserver ces marges. Nos industries exportent à 80%. Mais à l’étranger, comme en Allemagne, en France, en Chine ou aux Etats-Unis, certains acteurs du secteur reçoivent des subventions étatiques. En Suisse, on ne souhaite pas mener une politique industrielle.»

En décembre 2022, l’ancien conseiller d’Etat soleurois Roberto Zanetti (PS) déposait une motion de soutien à l’industrie suisse métallurgique. Dans son texte, il invitait le Conseil fédéral à adopter «un train de mesures pour atténuer les déséquilibres du marché provoqués par la politique énergétique et industrielle déterminée de l’UE en faveur de l’industrie de l’acier et de l’aluminium, et ainsi protéger les entreprises qui produisent et recyclent le métal en Suisse. Cela permettra de rétablir l’équilibre des forces et de préserver le cycle de création de valeur en Suisse.» Réponse de Guy Parmelin en février 2023: «Le Conseil fédéral continuera d’œuvrer pour améliorer les conditions-cadres économiques de l’ensemble des entreprises. Il est opposé à des subventions ciblant une industrie ou une branche spécifique.»

En octobre dernier, les grandes difficultés du producteur d’acier suisse Swiss Steel faisaient les titres de la presse suisse. Le cours de l’action s’est effondré à 10 centimes quatre ans seulement après l’assainissement de l’entreprise, qui s’appelait alors Schmolz + Bickenbach. Swiss Steel a perdu près de 100 millions de francs au cours des douze derniers mois et ne vaut plus que 300 millions en bourse alors qu’elle affichait un capital propre de 500 millions à la fin du deuxième trimestre, pouvait-on lire dans les colonnes de la SonntagsZeitung.

Selon Philippe Cordonier, ce manque de soutien et d’encadrement étatique ne permet pas à un secteur très diversifié, mais en manque d’unité, de se fédérer tout en se démarquant d’autres filières. A l’instar du bois: «Le bois, c’est un produit de B to C, c’est-à-dire que le producteur est directement en lien avec le client final. Notre industrie, c’est du B to B. Nous sommes des grossistes et n’avons pas cette perception. Cela doit changer. Nous avons besoin de cette ambition de nous faire connaître auprès de celles et ceux qui, en bout de chaîne, vont utiliser, transformer, bâtir avec notre industrie.»

Offrir de la valeur ajoutée aux clients, amener de la qualité au niveau de la propriété physique des produits et de leurs caractéristiques, informer sur la valeur ajoutée de l’utilisation finale des produits, puis de leur recyclage… tout un programme et une session de rattrapage pour un secteur qui ne veut plus exister dans l’ombre.