Largement dépendante des exportations, l’économie helvétique s’expose depuis plusieurs mois à des aléas qui suscitent l’inquiétude de nombreux décideurs. Le voisin allemand, premier partenaire commercial, est acculé par des remous politiques et un ralentissement de son industrie. La Chine, marché capital pour les entreprises horlogères suisses, traverse une crise immobilière qui a fortement bridé la consommation.
En novembre 2024, l’élection de Donald Trump est venue s’ajouter à ce tableau d’incertitude générale. A l’aube de son second mandat, le milliardaire s’en prend non seulement à la Chine, son grand rival stratégique, mais aussi à ses traditionnels partenaires, comme le Canada, le Mexique et l’Union européenne, qu’il a menacés de soumettre à des barrières douanières pouvant atteindre 25%. «Il est très probable que Donald Trump imposera de nouvelles taxes à l’importation mais il est difficile de savoir dans quelle mesure, estime Johannes Boehm, professeur d’économie au Geneva Graduate Institute. Pour Washington, agiter la menace des droits de douane est un puissant levier de négociation. Cela oblige les pays visés à renégocier leur partenariat commercial avec les Etats-Unis, qui peuvent alors imposer de nouvelles conditions à leur guise.»
Alors que le géant nord-américain est depuis 2021 le premier marché d’exportation de la Suisse, la nouvelle peut inquiéter. D’autant que la balance commerciale entre les deux pays penche largement en faveur de la Suisse.
Nettement moins importante que l’UE et la Chine aux yeux des Américains, la Suisse échappera-t-elle au radar de la nouvelle administration Trump? «Il n’est pas certain que le nouveau président se penche sur la politique commerciale vis-à-vis de la Suisse. Mais les barrières douanières imposées à l’Europe ou à la Chine se répercuteraient forcément sur le tissu économique suisse, dont les entreprises sont fermement intégrées à des chaînes d’approvisionnement mondiales.»
Sous la Coupole fédérale, certains élus, dont la vice-présidente de l’UDC Magdalena Martullo-Blocher, ont relancé dès novembre 2024 l’idée d’un potentiel accord de libre-échange entre Berne et Washington. Politiques et experts sont divisés quant à la pertinence d’un tel accord, qui suscite la méfiance du secteur agricole notamment. Certains sont perplexes quant à la volonté des Etats-Unis de s’engager dans ce processus. «La Suisse ne fera probablement pas partie des priorités de la nouvelle administration américaine», commente Johannes Boehm.
- Les exportations La Suisse produit une grande partie de la valeur ajoutée à l’export sur les produits chimiques et pharmaceutiques. Entre janvier et septembre 2024, ce secteur représentait 155 milliards de francs de marchandises vendues à l’étranger. Les entreprises chimiques et pharmaceutiques suisses séduisent notamment aux Etats-Unis, où elles ont écoulé plus de 25 milliards de francs. C’est plus que l’ensemble des exportations du groupe des machines, appareils et équipement électronique (23,8 milliards) ou de l’horlogerie (19,2 milliards) sur la même période.
- Les importations Près de 240 milliards de francs, dont plus d’un cinquième (56 milliards) de produits chimiques et pharmaceutiques, qui ici aussi arrivent largement en tête. Les machines et équipements électroniques suivent avec 24,45 milliards, ce qui rend la balance commerciale de la branche presque équilibrée. L’horlogerie importe pour 2,5 milliards de francs, soit nettement moins que ce qu’elle écoule à l’étranger. La Suisse est aussi une importante cliente de l’industrie automobile. Sur les trois premiers trimestres de 2024, la branche des véhicules a vendu pour près de 15 milliards de francs de biens sur le marché helvétique. Depuis le 1er janvier 2024, la Confédération ne perçoit plus aucun droit de douane sur les produits industriels importés. Cette mesure a permis aux entreprises et aux particuliers d’économiser près de 600 millions de francs.
- Les Etats-Unis loin devant la Chine En 2021, les Etats-Unis sont devenus le marché d’exportation le plus important de la Suisse, devançant l’Allemagne qui occupait le premier rang depuis 67 ans. Première économie d’Europe, le géant allemand reste toutefois le premier partenaire commercial de la Suisse, avec 72 milliards de francs d’échanges sur les trois premiers trimestres de 2024. Liée à la Suisse par un accord de libre-échange depuis 2014, la Chine a échangé pour près de 24,4 milliards de francs de marchandises avec la Suisse entre janvier et septembre 2024. La balance commerciale avec l’Empire du Milieu reste légèrement déficitaire mais s’est resserrée ces dix dernières années.
«Il faut retrouver des liens stables avec le marché unique»
Ouverte au commerce mondial, la Suisse dispose de plusieurs leviers pour se prémunir contre les effets d’une guerre commerciale. Encore faut-il les actionner, explique Stefan Brupbacher, directeur de Swissmem depuis 2019.
Les usines suisses ont connu de meilleurs jours. Tout au long de l’année 2024, les indices conjoncturels ont témoigné de perspectives assez sombres. En juillet, l’emploi était sur un point de bascule au sein des PME manufacturières. La demande atone obligeait certains employeurs à recourir au chômage partiel. Swissmem faisait part de son inquiétude, évoquant la possibilité de licenciements collectifs d’ici à la fin de l’année. La place industrielle suisse a en effet perdu quelques plumes. Assez pour que l’Assemblée fédérale décide de réagir. Après la fermeture de la dernière verrerie du pays à Saint-Prex (VD), la Confédération a fini par prendre des mesures de subventionnement pour sauver les aciéries de Stahl Gerlafingen (SO) et de Swiss Steel Group à Emmenbrücke (LU). Les élus ont préféré renoncer au principe de libre marché cher aux milieux économiques.
L’acier est un domaine sensible, régulièrement soumis à une surproduction sur les marchés mondiaux. Mais le malaise s’est aussi répandu dans l’ensemble du secteur industriel. Comment expliquer cette stagnation conjoncturelle? Certains évoquent le ralentissement de l’économie allemande, qui absorbe près d’un quart des exportations de l’industrie MEM suisse. En 2024, ses commandes ont fléchi de 8% dans le secteur des machines.
Selon la faîtière Swissmem, la structure de l’industrie helvétique, basée sur la fabrication de technologie de pointe, dispose de tous les atouts pour relever le défi conjoncturel. Son regard se tourne immanquablement vers le commerce avec l’Europe et son marché unique.
1. Bilatérales III: un grand pas en avant
Les rapports avec l’Union européenne menaçaient de se détériorer après l’abandon par Berne de l’accord-cadre en 2021. Pour Stefan Brupbacher, le nouveau paquet d’accord entre la Suisse et les Vingt-Sept, présenté en décembre 2024, constitue un pas dans la bonne direction. «Les deux parties ont trouvé un terrain d’entente et montrent leur volonté de parvenir à un accord. C’est une bonne nouvelle. Nous devons retrouver des liens stables avec l’UE.» Le directeur de Swissmem estime que les mesures telles que l’augmentation du montant de cohésion de 130 à 350 millions de francs par an en 2030 et la réduction du délai d’annonce pour les travailleurs détachés de huit à quatre jours dans les secteurs à risque sont des concessions acceptables.
Le représentant des industriels déplore l’opposition des syndicats, qui demandent davantage de garanties notamment sur les frais des travailleurs détachés. «La Suisse doit rester un marché libre afin de rester compétitive malgré des salaires élevés. Les salariés ont eux aussi tout intérêt à ce qu’un accord soit signé. Le libre-échange garantit de meilleures conditions de travail, dans la mesure où leurs employeurs peuvent acheter les intrants moins cher, accéder à de nouvelles technologies qui facilitent le processus de fabrication et trouver de nouveaux débouchés pour la production.»
2. Négocier la fin des quotas européens sur l’acier suisse
Toutefois, Stefan Brupbacher met en garde contre une reconduite des quotas imposés par l’UE aux produits suisses issus de la sidérurgie. «En cas de nouveaux droits de douane américains, l’UE prendra sans doute des mesures de protection et prolongera les quotas de sauvegarde mis en place pour protéger l’industrie de l’acier. Nous devons veiller à ce que ces mesures ne visent plus la Suisse. Ce changement pourrait intervenir dès les prochaines discussions en juin 2025.» Instaurée en 2019 en réaction aux mesures protectionnistes de la première administration Trump, la politique des quotas impose une surtaxe de 25% sur les produits sidérurgiques importés dans l’UE, y compris depuis la Suisse. La mesure a été prolongée jusqu’en 2026. «Même si cette question n’est pas directement réglée par le paquet d’accords, Bruxelles devrait faire un geste de bonne volonté à l’égard des industriels suisses en mettant fin à cette barrière douanière. Le soutien de l’industrie aux Bilatérales III serait alors garanti.»
3. Libre-échange tous azimuts?
Les économies prises en étau entre les Etats-Unis et la Chine se mobilisent pour garantir la sécurité de leur approvisionnement et de nouveaux débouchés pour leur production. En décembre 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, annonçait l’aboutissement des négociations en vue d’un accord de libre-échange avec le Mercosur, un vaste espace économique réunissant cinq pays sud-américains, dont l’Argentine et le Brésil. Les vives inquiétudes de la France quant au risque de concurrence déloyale sur les produits agricoles n’auront pas réussi à stopper l’élan de la Commission. L’UE espère ainsi stimuler ses industries et services au travers des exportations, à l’heure où les liens commerciaux avec les Etats-Unis risquent d’être perturbés.
Les industriels suisses estiment quant à eux qu’il n’est pas nécessaire de se précipiter pour signer de nouveaux traités, même avec le pays de l’Oncle Sam. Stefan Brupbacher rappelle que plus aucun droit de douane n’est prélevé par la Suisse sur les produits industriels depuis le 1er janvier 2024. «Nos portes sont ouvertes aux biens fabriqués aux Etats-Unis. Il est relativement peu probable que l’administration Trump vise le commerce avec la Suisse.» Par ailleurs, plusieurs entreprises phares de l’industrie helvétique, comme Pilatus et Stadler Rail, développent déjà des unités de production outre-Atlantique. «Les entreprises suisses réalisent d’importants investissements à haute valeur ajoutée dans l’économie américaine. En outre, nous achetons beaucoup de services aux grandes entreprises californiennes d’informatique et de communication.»