Ils fleurissent sur les mains, les épaules et même les cuisses. Les tatouages ont envahi la Suisse romande. Allez à la piscine, et vous les apercevrez en un coup d’œil. Un petit dragon noir pour cette nageuse, une fleur bleue pour cette jeune fille, un symbole tribal pour ce père de famille… Tout le monde y va de son petit dessin.
Le tatouage est une pratique ancestrale, dont on retrouve les premières traces en –1300 av. J.-C. Au fil de l’histoire, il arrive petit à petit en Europe. Ce sont les marins qui, les premiers, se tatouent de manière artisanale, des symboles censés leur porter chance. Puis ce sont les prisonniers russes, qui se gravent la peau pour représenter leur crime. Longtemps, le tatouage était synonyme de marge. Les rockeurs ou les motards les portent sans les cacher.
Cette ère est terminée: le tatouage est aujourd’hui totalement banalisé. On va chez le tatoueur comme on irait chez le coiffeur. Il est tellement à la mode qu’en quelques années la demande s’est envolée. Les tatoueurs installés depuis des décennies en Suisse n’ont pas pu satisfaire tout le monde. Une nouvelle génération de tatoueurs est donc en train d’envahir le marché, et de le modifier en profondeur.
Des chiffres non exhaustifs
Tous les spécialistes le disent: la Suisse abrite de plus en plus de tatoueurs. Combien exactement? Curieusement, il est impossible de le savoir. Longtemps, dans notre pays, il n’était pas nécessaire de s’enregistrer officiellement comme tatoueur pour pouvoir exercer. Depuis le 1er mai 2018, l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV), qui est chargé du secteur, a rendu obligatoire l’inscription des tatoueurs auprès de leur canton. Pour obtenir un chiffre national, il faudrait donc contacter chaque canton un par un. Et ces données ne seraient sûrement pas exhaustives, dans la mesure où tout le monde n’a pas encore effectué cette démarche administrative. A l’Association suisse des tatoueurs professionnels, Harry Schneider, basé à Diessbach (BE), précise que sa structure compte une quarantaine de membres, qui vivent tous du tatouage. Mais combien d’autres tatoueurs passent sous les radars officiels?
Depuis le 1er mai 2018, tous les tatoueurs doivent s'enregistrer auprès de leur canton.
Adèle, qui préfère s’exprimer sous un nom d’emprunt, fait partie de la jeune génération. Cette tatoueuse vaudoise s’est lancée en autodidacte il y a quelques années, en commençant à tatouer petit à petit, dans son appartement. Elle a ouvert en 2016 un studio très branché, qui ne désemplit pas, et fait sa promotion essentiellement sur Instagram. Adèle estime que l’arrivée des femmes dans le métier amène «une autre approche, quelque chose de plus agréable et de plus doux dans le design». Elle vit désormais entièrement de son art. Pour elle, les clients cherchent plus la signature d’un artiste plutôt qu’un simple tatouage. C’est pourquoi elle tatoue souvent ses propres créations, aux traits fins et au style surréaliste.
Le tatouage est un métier que l’on exerce comme indépendant. Il faut donc se déclarer à l’AVS en tant que tel, gérer sa comptabilité, faire sa publicité, prendre en charge sa clientèle, s’occuper soi-même de son stock de fournitures et du nettoyage de son local et de son matériel. Des contraintes qui expliquent que le coût d’un tatouage peut paraître élevé au premier abord: entre 200 et 300 francs de l’heure environ à Lausanne et Genève, un peu moins dans les autres cantons romands.
Parfois, le tarif comprend le dessin du tatouage sur le papier, qui viendra se coller sur la peau du client, ainsi que les préparatifs et le service après-vente. Parfois non, et le temps est calculé depuis le moment où la personne met le pied dans le studio, jusqu’au moment où elle en ressort. A ce prix-là, les tatoueurs affichent des honoraires à peine moins élevés que les avocats. Mais au final, rares sont ceux qui font beaucoup de tatouages en une journée. «Je ne peux pas tatouer plus de trois heures d’affilée, explique Welie Waeber, qui a pignon sur rue à Fribourg depuis quatorze ans. Sinon j’ai des douleurs aux coudes et dans les mains. Je ne prends jamais plus de deux personnes par jour. Le reste du temps, je commande mes encres et je dessine…»
Un marché du bouche à oreille
Un tatoueur qui se constitue une bonne clientèle peut vivre assez facilement de son art, à condition qu’il soit sérieux. Car sur ce marché sensible, le bouche à oreille est particulièrement important. L’explosion de la demande a attiré des centaines de jeunes hommes et femmes souhaitant se lancer dans le tatouage. Ils sont d’autant plus encouragés à le faire qu’aucun diplôme ni formation ne sont requis, contrairement à la France, par exemple, où il est obligatoire de suivre une formation sur les règles d’hygiène avant d’avoir l’autorisation d’exercer.
Pour apprendre à tatouer, le débutant achète en général un kit sur internet, dont les prix les plus bas tournent autour d’une centaine de francs, et commence à s’exercer. Au besoin, il ira faire un stage chez un professionnel, afin d’apprendre les ficelles du métier. Mais en vérité, rien ne l’empêche d’accueillir un client dès le premier jour. Cela inquiète fortement les tatoueurs installés depuis plusieurs années en Suisse, qui voient d’un mauvais œil l’arrivée de ces tatoueurs «sauvages».
Pour éviter les dérapages de la part de non-professionnels, les cantons de Berne et de Neuchâtel ont choisi de légiférer: là-bas, tatouer à domicile n’est pas autorisé et les studios sont surveillés de près. A Genève ou à Lausanne, rien de tel. C’est pourquoi Cédric Cassimo, du salon Mosaics Tattoo, à Lausanne, vient de lancer une chaîne YouTube pour prévenir les gens des dangers qu’il y a à se faire tatouer par n’importe qui, sous prétexte que le prix est attractif. «Toutes les semaines, je vois débarquer dans mon salon deux à trois personnes désespérées, dont le tatouage est complètement raté, note ce spécialiste formé à Londres, qui tatoue depuis onze ans et a fait les Beaux-Arts. Le marché du tatouage est en train de devenir une bulle, qui va exploser sous peu. Il faut absolument que l’Etat mette en place une régulation.»
A Diessbach, l’Association suisse des tatoueurs professionnels délivre déjà des formations reconnues par la Confédération, mais comme elles ne sont pas obligatoires, les tatoueurs qui la suivent sont peu nombreux. Harry Schneider et ses confrères travaillent depuis plusieurs mois à l’élaboration d’un diplôme délivrant les bases du métier – non pas celles relatives à l’aspect artistique, mais bien les normes en vigueur et procédures d’hygiène. Pour Harry Schneider, cette formation devrait évincer ce qu’il appelle les «bêtes noires» du métier dans son français hésitant, c’est-à-dire les tatoueurs qui ne sont pas sérieux.
Vers une autorégulation
Des professionnels aguerris qui voient d’un mauvais œil l’arrivée de jeunes renouvelant le genre, cela existe dans beaucoup d’autres domaines. C’est même la marche du monde économique, pourrait-on dire. Ce n’est pas parce qu’ils sont jeunes que les nouveaux tatoueurs ignorent les fondamentaux du métier. La liste des encres interdites est, par exemple, publiée sur le site de l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires, que les professionnels connaissent bien. Pour éviter les catastrophes, la plupart évitent d’acheter leurs encres sur internet, mais passent par un importateur suisse comme Tattoo Needs, qui surveille de près les alertes sanitaires. La jeune génération apporte aussi une esthétique nouvelle, avec des créations plus géométriques et en couleur, qui changent des traditionnelles Harley-Davidson ou têtes de mort, et séduisent une clientèle féminine croissante.
A La Chaux-de-Fonds, Patrick Landry, qui exerce depuis vingt ans, ne souffre pas particulièrement de la nouvelle concurrence dans son domaine, même s’il pense que le nombre de professionnels a été «au moins multiplié par dix». «Moi, je suis plutôt spécialisé dans le tatouage tribal monochrome, explique-t-il. D’autres préfèrent faire de la couleur, alors je trouve très bien que l’offre augmente. Il y en a pour tous les goûts!» Patrick Landry l’affirme: en vingt ans, ses prix ont été divisés par deux. Il facture aujourd’hui environ 100 francs l’heure brute de tatouage. «Mais en même temps, tout a changé! Quand j’ai commencé, je travaillais avec des aiguilles d’acupuncture que je devais souder en faisceau sur une tige, j’avais une machine à stériliser, etc. Aujourd’hui, le matériel est livré propre et jetable, et l’investissement est réduit. Avec moins de 1000 francs, on a déjà un bon outil.» A 55 ans, Patrick vit toujours bien de son activité, même s’il a passablement réduit le rythme.
A Conthey, Monique Roh est la mémoire du tatouage en Valais. Voilà vingt-quatre ans qu’elle organise la convention de la profession, qui fêtera sa 25e année en 2019, et accueille à chaque fois entre 4000 et 5000 visiteurs. «Je suis tombée dans le tatouage comme Obélix dans la potion magique, affirme-t-elle. Par hasard! A l’époque, on pensait que le tatouage était bizarre, il incarnait un peu le diable… On se tatouait un peu pour le goût du risque, ça rendait les choses excitantes. On se tatouait des dauphins, des couchers de soleil… Tout a changé aujourd’hui! On vit dans une société de l’immédiat, les gens manquent de patience. Ils veulent un rendez-vous tout de suite, et sont aussi pervertis par les publicités sur le laser, qui leur laissent croire que s’ils veulent effacer leur tatouage, ce sera facile. Or c’est loin d’être le cas.»
Monique Roh est aussi tatoueuse, mais elle sélectionne ses clients, et n’en fait pas une activité à temps complet. Face aux stagiaires qui fleurissent dans tous les salons de tatouage de son canton, elle a un sentiment partagé. D’un côté, elle est ravie que l’une de ses passions fasse des émules. De l’autre, estime-t-elle, «la clientèle n’est pas extensible à l’infini. Le marché va s’autoréguler.»