Thomas Zellweger est un des spécialistes les plus reconnus dans le domaine de la transmission d’entreprises en Suisse. Professeur à l’Université de Saint-Gall, il est l’auteur de nombreuses études sur les successions dans les PME et les grandes sociétés en Suisse, notamment par le biais de collaborations avec le cabinet Ernst & Young. Son expérience et ses compétences en la matière en font un expert incontournable lorsque des questions fondamentales se posent en matière de transmission d’entreprises.
Pour rappel, selon des estimations fédérales, 70 000 à 80 000 sociétés vont changer de mains durant les cinq prochaines années, soit entre 14 000 et 16 000 par an. Or la période particulièrement trouble vécue depuis six mois par l’ensemble de l’économie suisse a cassé tous les codes et rebattu les cartes des acquisitions et ventes de sociétés. Reste que les PME ont une capacité de résilience plus élevée face aux situations de crise et aux nouveaux préceptes émergents. Le point avec Thomas Zellweger.
PME: Thomas Zellweger, pourquoi vous êtes-vous spécialisé depuis des années dans les entreprises familiales à l’Université de Saint-Gall?
Thomas Zellweger: Les PME n’étaient pas sous le radar de l’actualité il y a dix ans encore. Il existait deux domaines d’intérêt marqués: les start-up et les groupes internationaux. Entre ces deux catégories, les PME, dont la plus grande partie étaient en mains familiales, regorgeaient de défis particuliers. Il m’a semblé que ces derniers étaient importants à étudier, entre la gestion et la succession, mais aussi avec des objectifs pas uniquement financiers, à l’image du maintien de l’indépendance. Il n’existait pas de cursus universitaires à ce sujet. Ensuite, les universités, les grands groupes de consultants ou les banques se sont penchés sur ce domaine. Une sorte d’industrie s’est révélée, avec également un intérêt de la part du politique. Les PME familiales sont devenues aussi plus conscientes de leur statut et se sont ouvertes.
Quelles sont les priorités aujourd’hui pour les propriétaires de PME familiales?
En règle générale, la sécurité prime pour les entreprises familiales. Pour leurs propriétaires, l’indépendance et la disponibilité du capital constituent aussi les principaux critères. Ils sont même plus importants que le rendement.
On l’a vu, les transmissions d’entreprises vont exploser. Les lois suisses sont-elles en adéquation?
C’est exact, un grand nombre de sociétés vont changer de propriétaires; les statistiques varient selon les sources, mais le chiffre sera très important. Le cadre institutionnel est différent ici par rapport à la France, à l’Italie ou aux Etats-Unis notamment. Cela se traduit de différentes manières. Le maintien d’une société en mains familiales aux Etats-Unis n’est pas considéré comme un acte positif, en raison de la volonté d’être un self-made-man avant tout. Il faut construire son succès, ne pas être un héritier. En Europe centrale, a contrario, l’idée de transmettre est positive, comme chez les vignerons, par exemple, où l’on valorise la tradition, la continuité. Les droits de succession sont donc plus bas en Suisse, on se dirige même vers la suppression de ceux-ci. L’impôt sur le capital est déjà existant, il faut éviter les doublons. Vous savez, faciliter les transmissions, c’est aussi soutenir l’emploi.
Un des critères importants pour les acheteurs est le taux d’endettement de la société visée…
Oui, et selon nos statistiques, le taux d’endettement des entreprises familiales (endettement par rapport au bilan, ndlr) est moins élevé que pour les entreprises non familiales. Il atteint 55% pour les premières, contre 60% pour les secondes. On peut l’expliquer par le fait que les entrepreneurs familiaux ne font jamais d’investissements susceptibles de menacer leur indépendance, ils sont raisonnables. En outre, nous avons constaté que le nombre de personnes propriétaires de l’entreprise familiale joue un rôle primordial dans son taux d’endettement. Celui-ci est moins élevé pour une entreprise familiale contrôlée par une seule personne que lorsqu’elle est détenue par plusieurs membres d’une famille. Ces dernières placent souvent les intérêts de leur famille avant celles de l’entreprise dans son ensemble.
Quel est le principal problème des sociétés familiales en 2020?
La question de la succession s’avère problématique pour les entreprises familiales en Suisse. En effet, lors d’un sondage de l’Université de Saint-Gall, nous avions pu constater que sur 100 étudiants, pas moins de 79 ne souhaitent pas suivre les traces de leurs parents. Cela semble être un phénomène qui va croissant.
Pourquoi les enfants ne veulent-ils plus reprendre la société de leurs parents? Quelles sont les conséquences?
C’est un phénomène lié aux conditions du marché du travail suisse. La concurrence avec la succession est rude, car les choix de carrière sont nombreux et souvent attractifs. Je conseille toujours de laisser les enfants travailler dans l’entreprise, quel que soit leur âge. Mais dans 40% des cas des PME qui vivent une succession, la société reste dans la famille; 40% sont vendues à l’externe et 20% font faillite. Parfois il n’y a pas de raison qu’une entreprise continue de fonctionner, en raison de l’obsolescence de ses activités par exemple.
Quelle est la structure de la PME familiale parfaite?
D’après nos études, la réussite des PME dépend avant tout de leur taille, et l’influence familiale n’a pas toujours des retombées positives sur la rentabilité d’une entreprise. La théorie classique selon laquelle l’influence familiale représente un avantage fondamentalement positif pour la rentabilité d’une entreprise a en effet été clairement battue en brèche. Une enquête a été menée auprès de 960 entreprises dotées de 9 à 300 collaborateurs. Or la taille des sociétés entre très nettement en ligne de compte dans leur réussite. La grandeur idéale se situe entre 50 et 99 collaborateurs. En effet, les entreprises familiales de cette dimension réussissent mieux que leurs homologues non familiales.
Pour quelles raisons?
Le facteur de la «taille» semble directement lié à la problématique des contrôles. L’efficacité et la transparence sont moins bonnes dans les entreprises de petite taille (1 à 50 employés), notamment en raison des moyens financiers et professionnels restreints.
Quel est l’état des lieux du marché des PME familiales suisses avec l’impact du Covid-19?
Des deals ont été bloqués, mais ils vont avoir lieu plus tard. La crise, lorsqu’elle sera terminée, va précipiter les opérations. Les reprises qui préparaient un changement stratégique profond ont encore plus de raisons d’être aujourd’hui avec les bouleversements économiques liés à la pandémie. Les restructurations sont juste retardées.
La taille idéale d’une entreprise familiale se situe entre 50 et 99 collaborateurs.
Les financements répondent-ils présent en 2020?
Les financiers portent une grande attention aux start-up. Si celles-ci ont une idée raisonnable, il est plus ou moins facile de trouver de l’argent aujourd’hui. Dès qu’une société détient une certaine taille, les banques sont intéressées, car ce sont des cibles potentielles. Une société établie avec un chiffre d’affaires au-dessus de 10 millions de francs et avec un cash-flow stable est intéressante.
Racheter une petite PME reste parfois difficile pour des particuliers.
Pas forcément. Beaucoup de cadres et de collaborateurs sont intéressés par l’aventure indépendante. En outre, créer sa PME est plus risqué que reprendre une société existante. Il faut savoir également que les revenus futurs sont souvent pris en compte par les banques lorsqu’elles proposent des crédits. On a souvent moins besoin de capital que ce que l’on imagine.
Le rapport du mois de septembre «Credit Suisse Family 1000: Post the Pandemic» montre que les entreprises familiales ont toujours des performances supérieures à celles des entreprises non familiales et qu’elles présentent des signes de plus grande résilience face à la pandémie de Covid-19.
La résilience des PME familiales est très forte. Ces sociétés effectuent plus rapidement les changements en interne, comme lors de la crise vécue en 2008. L’amélioration de l’efficacité est visée et les sociétés deviennent très agressives dans leurs restructurations. Elles n’hésitent pas, car c’est du capital privé.
Les valorisations de ces entreprises ont-elles baissé?
Les valorisations sont liées aux valeurs cotées. La corrélation entre les sociétés présentes en bourse et celles qui sont privées est grande en Suisse. Il y a donc eu une chute des valeurs mais la confiance est revenue, car le SMI est vite remonté. Les valorisations vont certainement revenir à leurs anciens niveaux. Et les taux d’intérêt sont si bas que le capital cherche des cibles.
Investir dans les sociétés familiales permettrait de surperformer la cote mondiale, si l’on en croit une étude récente de la banque Pictet. Est-ce exact?
C’est probable. L’engagement des propriétaires dans leurs sociétés est très fort, ils réagissent rapidement aux nouveautés ou aux crises. Cela permet de mettre en place des changements à court terme. Souvent, ces sociétés ont des relations à long terme entre les propriétaires, les employés, les fournisseurs et les clients. C’est une grande valeur pour survivre aux crises. Beaucoup de ces sociétés sont conservatrices dans la gestion financière, cela paie aujourd’hui.
Pourriez-vous nous donner des exemples de transactions récentes en Suisse?
Elles n’ont pas été nombreuses récemment, c’est pourquoi je m’attends à beaucoup de transactions ces prochains mois. Un exemple intéressant en Suisse est celui du groupe d’électricité Burkalther (3000 collaborateurs, ndlr). Il reprend des sociétés d’électricité et il améliore les marges grâce à des synergies et à des technologies informatiques. Il existe donc des possibilités de croissance dans les milieux traditionnels.
Quels sont vos conseils aux vendeurs et aux acheteurs?
Je vois beaucoup de sociétés familiales qui constatent qu’elles ne bénéficient pas assez de transparence ou de chiffres précis lorsqu’elles veulent vendre. Je préconise une préparation de gestion financière professionnelle afin d’y voir clair sur sa propre société. En ce qui concerne les acheteurs, ils doivent avoir conscience qu’ils n’achètent pas une action, mais bien une société qui a été construite par une personne. Il existe donc des aspects émotifs, le deal est moins rationnel que d’habitude. Dans l’idéal, les deux parties devraient se mettre dans la position de l’autre. Le processus de vente est alors facilité.
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Bio express
- 1974 Naissance à Münsterlingen (TG).
- 2006 Doctorat à l’Université de Saint-Gall (HSG).
- 2011 Nommé professeur ordinaire à l’Université de Saint-Gall.
- 2012 Directeur exécutif de l’Institut suisse des petites et moyennes entreprises et du Center for Family Business.
- 2018 Award du Best Management Book of the Year par the European Academy of Management (EURAM).
- 2020 Responsable du vice-rectorat à la recherche HSG.