Avec son style calme et réfléchi, Emi Lorincz tranche avec l’image exubérante du monde des cryptomonnaies. Polyglotte, cette Zurichoise originaire de Hongrie a travaillé dans les secteurs de l’automobile, de l’énergie ou encore des jets privés en Allemagne, en Italie et en Angleterre, avant de rejoindre Credit Suisse à Zurich en 2016. Aujourd’hui, à 35 ans, elle collabore avec la licorne française Ledger, qui produit des portefeuilles numériques sous la forme de clés USB, depuis son antenne à Zurich. Elle est également administratrice des sociétés de cryptos suisses Linum Labs (basée à Bâle) et Bancor (Zoug). Parallèlement, elle vient d’être nommée présidente de la Crypto Valley Association (CVA), fondée en 2017, qui vise à développer le secteur en Suisse.
Quels objectifs fixez-vous à la Crypto Valley Association?
Emi Lorincz: Je souhaite créer un environnement favorable à la coopération entre nos membres, par exemple en formant des groupes de travail qui se réunissent chaque semaine pour réfléchir à des idées disruptives. Nous travaillons également sur des publications concernant la cybersécurité, soumettons régulièrement des recommandations aux autorités afin de faire évoluer le cadre légal et organisons des conférences et des groupes de travail au bénéfice de la communauté crypto.
Sur le long terme, nous visons également une expansion géographique en Amérique du Nord et en Amérique latine. En effet, 36% de nos membres sont basés en dehors de la Suisse. Avec cet effort d’internationalisation, nous voulons devenir un acteur incontournable au niveau mondial, notamment en développant notre base de membres. Ce n’est pas utopique si l’on pense que nous avons multiplié par 2,5 le nombre de nos adhérents entre 2020 et 2021: aujourd’hui, nous comptons plus de 250 entreprises et 1000 individus.
Quel intérêt pour une entreprise étrangère spécialisée dans les cryptos à s’installer en Suisse?
L’atout principal vient de la clarté et la stabilité de la réglementation. En août 2021, avec le Blockchain Act, la Suisse est devenue l’un des premiers pays au monde à mettre en vigueur des lois conçues spécifiquement pour cette technologie. Ce cadre légal offre aux entreprises une sécurité juridique qui stimule l’innovation et la croissance. En Suisse, il est également aisé d’échanger avec des autorités telles que l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma), qui se montre souvent à l’écoute et prête à comprendre les bénéfices que la blockchain peut apporter à la société.
Le pays dispose en outre d’un écosystème particulièrement favorable aux start-up. Le dynamisme de la communauté suisse des cryptomonnaies est exceptionnel: on peut participer à une réunion consacrée à ce domaine à Zurich ou à Zoug à peu près tous les deux jours. A Neuchâtel, le «meet up crypto» hebdomadaire représente un exemple supplémentaire de la vivacité de cet environnement. Des paysages pittoresques et une fiscalité favorable complètent le cadre.
Les Suisses pourront-ils prochainement acheter des biens courants (comme le pain) avec des cryptomonnaies, selon vous?
A Zoug, c’est déjà le cas! Beaucoup d’entreprises développent leur offre autour des transactions en cryptos. Par exemple, Bitcoin Suisse collabore avec l’app Inapay, qui permet aux commerçants d’accepter des paiements en bitcoins ou en d’autres cryptomonnaies. L’hôtel Dolder Grand à Zurich accepte ce type de règlement depuis 2019 déjà. Le projet Plan B, lancé conjointement par la ville de Lugano et la cryptomonnaie tether, a pour objectif de développer les technologies bitcoin et blockchain en facilitant les petits achats ou encore le paiement des impôts dans cette cryptomonnaie. Au-delà de ces initiatives ponctuelles, nous pouvons nous attendre à ce que ce type de transactions devienne usuel dans les cinq à dix prochaines années. Toutefois, selon moi, le bitcoin constitue plutôt une solution d’investissement sur le long terme qu’un moyen de paiement quotidien, car ses fluctuations risquent de ne pas s’arrêter tout de suite.
Quels sont les principaux concurrents de la Suisse dans ce domaine et leurs avantages respectifs?
Singapour peut être considéré comme le concurrent principal. Il existe là-bas un cadre juridique solide pour la crypto, et la cité-Etat se positionne surtout en leader de la tokenisation, une manière pour les entreprises d’ouvrir leur capital à de petits investisseurs, qui acquièrent ainsi des jetons-actions. Un autre compétiteur de poids est Dubaï, qui vient d’inaugurer une Autorité de régulation des actifs virtuels (VARA). Cette institution offre un moyen pour les entreprises du web3 (une nouvelle génération du web basée sur la blockchain, ndlr) de fonctionner en tant qu’opérateurs agréés par l’Etat. La VARA a également le pouvoir de réglementer l’émission de jetons par les entreprises de cryptomonnaie et de les auditer. Plus proche, le Portugal n’impose fiscalement pas les détenteurs de cryptoactifs, mais cela pourrait changer.
L’avenir de la crypto en Suisse est-il aussi du côté d’une finance plus durable?
Les conséquences du minage de bitcoin ont, c’est certain, mauvaise réputation. Néanmoins, il existe des initiatives telles que la Bitcoin Clean Energy Initiative, qui a pour but de soutenir l’utilisation des énergies propres dans le minage de bitcoin. Etant donné que cette activité est particulièrement énergivore, elle constitue une des problématiques importantes de la transition énergétique. Mais pour qu’un changement advienne, il faudra qu’un grand nombre d’acteurs s’y engagent.
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