On serait à sa place pris d’un léger vertige. Laura Melusine Baudenbacher, elle, semble impatiente de passer à l’action et nous annonce avec un rire communicatif qu’elle aura, le lundi suivant, sa première séance plénière avec la Commission de la concurrence (Comco). Nommée en novembre dernier à la présidence de cette institution cruciale pour le pouvoir d’achat des consommateurs et la vie des entreprises, elle se dit consciente de la responsabilité qui lui est donnée et précise: «La Comco jouit d’un pouvoir énorme qu’il s’agit d’utiliser à bon escient et pour le bien commun.»
De la fenêtre de son bureau où elle vient d’emménager, on voit le Palais fédéral majestueusement planté de l’autre côté de l’Aar, à la fois si loin et si proche. Grande amatrice d’art, Laura Melusine Baudenbacher n’a pas encore pris le temps de plonger dans les collections de la Confédération, stockées dans un lieu à proximité, pour choisir les œuvres à accrocher au mur et qui l’accompagneront ces prochaines années: «Il paraît qu’on y trouve des trésors.»
Un organisme de lutte pour une saine concurrence
Quinze milliards de francs, c’est le montant communément cité pour chiffrer l’îlot de cherté helvétique. On a longtemps reproché au gendarme de la concurrence son manque de mordant. Créée à la suite du refus de l’Espace économique européen (EEE), la Comco a accompli au fil des années un énorme travail et décidé de quelques amendes salées comme celle de 72 millions de francs collée à Swisscom l’an passé.
Un contre-projet indirect à l’initiative parlementaire pour des prix équitables, passé en 2021, lui a également ouvert de nouvelles perspectives, comme en témoigne l’enquête sur les prix abusifs pratiqués en Suisse par Madrigall/Gallimard, lancée à la suite d’une plainte du patron de Payot, Pascal Vandenberghe, qui joue les poissons-pilotes: «C’est pour nous une victoire d’étape», dit celui qui se bat depuis des années contre des prix du livre en moyenne 70% plus élevés que ceux pratiqués en France.
Ce cas est l’un des deux premiers tests de la notion dite de dominance relative du marché contenu dans la nouvelle législation. Autre affaire encore en cours, la plainte du groupe Galenica contre Fresenius pour, là encore, le refus du géant allemand du biomédical d’offrir les mêmes prix aux Suisses que ceux pratiqués dans les pays voisins. Mais la lutte pour une saine concurrence et des prix équitables est incessante et jamais terminée.
Une révision partielle de la loi sur les cartels
Laura Melusine Baudenbacher a pris ses fonctions alors qu’on attend d’un jour à l’autre le message du Conseil fédéral sur la révision partielle de la loi sur les cartels. Suspense! De manière générale, l’objectif semble être de moderniser le droit de la concurrence suisse. Dans ce contexte, le nouvelle présidente souligne que le droit suisse est bien placé en comparaison internationale. La loi de 1995 et le révision de 2003 ont créé un level playing field par rapport à l’UE. La Comco a fait de grands efforts ces dernières années pour professionnaliser et accélérer les procédures. Elle est désormais une autorité de concurrence respectée au niveau international. L’objectif des récentes propositions d’amendement n’est pas de moderniser le droit de la concurrence. Il semble plutôt que l’on cherche à affaiblir l’application de la loi sur les cartels. Si les modifications devaient être adoptées, notre droit des cartels ne serait du coup plus eurocompatible.
Initialement, le projet semblait bien parti, mais certaines oppositions se sont fait jour qui vont à l’encontre des positions défendues par la Comco. En particulier la motion Français, du nom du conseiller aux Etats Olivier Français, suivie par les deux Chambres. Proche des milieux de la construction et du bâtiment, le PLR vaudois se bat pour éviter que les ententes dures dites horizontales et verticales entre entreprises et ce qu’on appelle les communautés d’intérêts ne soient trop sévèrement limitées dans le cadre de soumissions publiques. De son côté, la Comco, s’appuyant sur plusieurs cas, a pu montrer comment des entreprises ont formé des cartels de soumissions dans la réalisation et l’entretien d’infrastructures publiques (routes, ponts, tunnels, installations électriques, etc.). Ces entreprises pratiquaient des prix de 15, 20, voire 45% supérieurs à ce qu’ils devraient être. Au détriment des collectivités publiques (Confédération, cantons, communes…) qui investissent au total quelque 40 milliards de francs par an! On saisit l’importance d’avoir les bons outils pour combattre les cartels de soumissions qui sont souvent considérés comme des délits pénaux à l’étranger. Ce serait un sacré revers pour la Comco si le Conseil fédéral devait suivre Olivier Français et ses supporters et, pour reprendre l’expression de la nouvelle présidente de la commission, «jeter le bébé avec l’eau du bain» en affaiblissant le fameux article 5 du projet de loi. Pour remettre ce débat en contexte international, il y a souvent dans les cercles politiques et économiques suisses, observe Laura Melusine Baudenbacher, une compréhension du fonctionnement de l’Union européenne en décalage avec la réalité actuelle. Elle a en effet considérablement évolué depuis les années 1990. «Il est compréhensible que les ententes cartellaires puissent sembler intéressantes pour les entreprises concernées à court terme», ajoute-t-elle. Mais pour le reste de l’économie – les consommateurs, les contribuables, les fournisseurs, les acheteurs –, cela a des effets néfastes en termes de prix plus élevés, mais aussi d’une diminution du choix et du niveau d’innovation.» Voilà pour les grands principes.
«La nomination d’une femme à ce poste est très positive, comme d’ailleurs le fait qu’elle est issue de la pratique. Et donc très au fait de la réalité du monde économique»
Un parcours orienté vers la pratique
A 37 ans, Laura Melusine est la première femme à présider la Comco. Comme associée d’une étude d’avocats prestigieuse, elle se distingue aussi par son parcours de ses prédécesseurs à ce poste, tous issus du milieu académique. En lisant son CV (ou plutôt sa page LinkedIn), on est frappé d’emblée par l’étendue de ses expériences, malgré son jeune âge. «Dans un temps très court, elle a fait une carrière brillante, observe Christophe Rapin, associé de l’étude Kellerhals Carrard, à Lausanne, et président de la Ligue internationale du droit de la concurrence. Elle est d’une grande intelligence, elle a beaucoup publié, remarquable! La nomination d’une femme à ce poste est très positive, comme d’ailleurs le fait qu’elle est issue de la pratique. Et donc très au fait de la réalité du monde économique et des entreprises.» Un atout important dans les batailles politiques à venir.
Une prédisposition pour le droit
Mais commençons par le début et précisons qu’elle est en quelque sorte tombée toute petite dans la marmite de la concurrence: son père Carl Baudenbacher est, en effet, un expert renommé du droit européen et des législations anti-trust. Il a aussi été pendant quinze ans le président du tribunal de l’AELE, sis au Luxembourg. Dès son plus jeune âge, Laura Melusine Baudenbacher a donc vu des juges, des avocats et des économistes de haut vol défiler à la table familiale. En tant que fille unique, elle s’est assez naturellement mêlée aux discussions des adultes. «Ce qui vous fait grandir plus vite que beaucoup d’autres enfants, sourit-elle. Et vous aide très tôt à comprendre que les personnes les plus en vue ne sont pas toujours les plus compétentes…»
Les trois premières années de sa vie, elle les passe à Berlin, où son père est professeur invité. De nationalité allemande, sa mère est docteure en économie, travaille pour des banques… et se distingue par une personnalité extravagante. «Depuis toujours, elle s’habille de manière spectaculaire, raconte Laura Melusine Baudenbacher. Toute petite, ça me gênait. Mais, bien vite, j’ai admiré sa liberté d’esprit, sa capacité à penser pour elle-même. Et son goût pour les belles choses.»
Collectionneuse de bijoux contemporains, Mme Baudenbacher mère ne porte aujourd’hui encore que du Issey Miyake, le grand couturier japonais disparu l’an passé. Et son sac à main de la forme et de la couleur d’un… bloc de granit la fait repérer chaque fois qu’elle passe à l’aéroport de Francfort par le personnel de sécurité. Plus discrète, sa fille Laura Melusine n’en est pas moins une passionnée de mode et portait le jour de notre interview une écharpe coupée dans une soie très épaisse, formée et pliée selon la technique de l’origami. Sa mère a aussi choisi pour elle le nom de Melusine, fée des eaux au corps de sirène, figure légendaire du Moyen Age tirée des contes de plusieurs régions d’Europe! Sourire attendri…
Le mur de Berlin n’est pas encore tombé que la famille Baudenbacher s’installe à Saint-Gall, à l’été 1989, où Carl, le père, est nommé professeur de droit européen. Dans les années qui suivent, l’été, il enseigne aussi à Austin, au Texas. Et emmène sa femme et sa fille avec lui. Laura Melusine va parfaire son anglais… sur les terrains de football – le soccer est alors déjà, aux Etats-Unis, l’un des sports les plus prisés par les filles. «J’avais les cheveux courts, raconte-t-elle, je n’aimais pas trop ni la couleur rose ni jouer à la Barbie…»
La famille s’installe ensuite au Luxembourg, où Carl Baudenbacher est nommé président du Tribunal de l’AELE. Laura Melusine y fera sa scolarité secondaire et prépare son bac dans une école internationale où se croisent toutes les cultures et toutes les langues. Cosmopolite un jour, cosmopolite toujours, elle garde assez naturellement un réseau d’amis dans le monde entier. Ce qui ne va pas l’empêcher de revenir au pays pour faire ses études à Berne. Pourquoi le droit? Presque par défaut.
Mais une chose est sûre: si c’est le droit, en tout cas pas celui des cartels… «Je partais de l’idée qu’un expert de la concurrence dans la famille, c’était assez.» Et pourtant, elle sera presque inexorablement entraînée vers cette spécialité. Et cela malgré une thèse de doctorat en droit européen. Premier job, greffière au Tribunal administratif fédéral, où elle va contribuer à rédiger l’arrêt Gaba/Elmex, un coup porté à ceux qui font obstacle aux importations parallèles. C’était en 2013. Une étape décisive dans l’évolution du droit de la concurrence dont elle a été l’une des chevilles ouvrières. A Bruxelles, où elle passe les cinq années qui suivent, elle travaille d’abord dans une étude britannique de près de 3000 avocats, Linklaters LLP. Et ensuite dans une étude américaine, Cleary, Gottlieb, Steen & Hamilton LLP. Que fait-elle? Principalement du droit de la concurrence, encore et toujours.
«J’ai une immense admiration pour les gens qui s’engagent dans notre système de milice»
Un projet familial né durant la crise du covid
Envoyée à Cologne pour développer le bureau de la prestigieuse firme états-unienne, elle est, en quelque sorte, sauvée par le covid. «J’ai beaucoup appris, mais je travaillais plus de dix-huit heures par jour et ça n’était pas la vie à laquelle j’aspirais.» Retenue par le confinement au Luxembourg où vivent ses parents, elle échafaude des projets avec son père. «Nous avions souvent, raconte-t-elle, évoqué la possibilité de travailler ensemble. Mais sous forme de blague. Soudain, cette perspective s’est imposée. Et au cas où ça devait ne pas marcher, nous aurions au moins essayé!» Ainsi est née Baudenbacher Law. Mais comme tout va toujours très vite dans la vie de Laura Melusine, l’étude nouvellement fondée fusionne après six mois seulement avec celle de Peter Nobel, l’un des grands noms du droit des affaires zurichois, une connaissance de Carl de l’époque Saint-Gall avec qui il a aussi collaboré dans l’affaire UBS en France.
«Depuis longtemps, je caressais l’idée d’être à mon compte. Pour avoir plus de liberté dans mon organisation du temps, confie-t-elle, mais aussi pour faire un meilleur usage de la technologie et moderniser la manière dont on pratique le métier. Dans bon nombre d’études, on continue de confier aux collaborateurs des tâches répétitives au lieu de les informatiser et de se concentrer sur ce qui fait la valeur ajoutée de l’avocat.» Avec la création de Nobel Baudenbacher, dont elle est l’une des associées, les événements ont pris un tour un peu différent, le terreau pour la mise en œuvre de ses idées novatrices n’en est pas moins fertile. Et avec une vingtaine de personnes à bord, l’étude reste à taille humaine. Une situation idéale. Mais alors pourquoi s’être portée candidate à la présidence de la Comco, un poste qui l’occupe à plus de 50%? C’est en discutant avec un jeune politicien et par le plus grand des hasards, explique Laura Melusine Baudenbacher, qu’elle a appris le départ de son prédécesseur, le professeur Heinemann, d’ailleurs son directeur de thèse – comme le monde est petit. Encouragée par ce même politicien, elle a postulé très vite. Une décision spontanée comme souvent. Sa motivation? Faire avancer la cause, what else? «J’ai une immense admiration pour les gens qui s’engagent dans notre système de milice. Un modèle propre à la Suisse et qui fait son succès. Comme j’ai beaucoup vécu à l’étranger, c’est aussi une manière de redonner un peu de ce que j’ai reçu.»
La Comco, un nouveau défi
Et qu’ont dit ses associés, qu’elle a consultés au préalable comme il se doit? Ils l’ont encouragée. Pas avec le même enthousiasme, c’est clair, que ses parents. «A la base, mon père n’était pas particulièrement féministe. Mais le fait d’avoir une fille l’a sensibilisé aux obstacles que les femmes trouvent encore sur leur passage quand elles aspirent à occuper des rôles ou des postes traditionnellement dévolus aux hommes. Et je peux vous dire que, dès mon plus jeune âge, il m’a soutenue dans tout ce que j’ai entrepris. Comme ma mère, bien évidemment.»
Sa candidature déposée, le processus de sélection prendra du temps, avec tous les entretiens et les assessments qui vont de pair. Et elle sera presque étonnée quand elle apprendra sa nomination par un SMS envoyé un vendredi de bonne heure par le bureau de Guy Parmelin – exceptionnellement, elle avait éteint son smartphone pour s’accorder un semblant de grasse matinée.
En débarquant dans l’administration bernoise, Laura Melusine Baudenbacher découvre des équipes performantes et engagées qui font mentir les clichés sur les fonctionnaires. Une appréciation partagée d’ailleurs par Pascal Vandenberghe, qui les a pratiqués et qui se félicite «de leur professionnalisme et de leur rapidité» dans le traitement de la plainte déposée par Payot. La commission s’appuie en effet sur un secrétariat de plus de 70 personnes, la plupart juristes ou économistes, qui mènent les enquêtes et émettent des recommandations d’ailleurs assez systématiquement souvent suivies par les membres de ladite commission. Les critiques y voient une attitude de soumission, les zélateurs de la Comco la preuve de la qualité du travail accompli. Laura Melusine Baudenbacher tranche: «Les membres de la Comission examinent chaque projet en détail, des débats intenses ont lieu. Il n’est pas question de ‘passer en force’. Ni de révolutionner l’institution.» On ne change pas fondamentalement un team qui obtient des résultats.
1985
Naissance à Berlin où son père est professeur de droit invité. Elle passe une jeunesse nomade entre Berlin, Saint-Gall, les Etats-Unis, le Luxembourg.
2016
Elle travaille comme greffière au Tribunal fédéral administratif et rédige un arrêt considéré comme un tournant du droit de la concurrence: l’arrêt Gaba/Elmex.
2022
Nommée par Guy Parmelin à la tête d’une institution qui suscite souvent des résistances dans l’économie alors que la gauche souhaiterait une Comco plus interventionniste.