La consommation annuelle d’alcool en Suisse a fortement diminué ces quarante dernières années. Elle est passée de 49 à 32 litres de vin par personne, de 70 à 56 litres de bière et de 5,5 à 3,6 litres de spiritueux, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). «Les gens boivent aujourd’hui peu de vin à midi, et prennent encore moins un digestif après leur repas», observe Arthur Vocat, membre de la direction et représentant de la 5e génération de l’entreprise familiale Morand.
Cette réalité a poussé la PME de 60 employés, active depuis 1889 dans la production de spiritueux et de sirops à Martigny (VS), à adapter sa stratégie. Elle a par exemple fortement élargi sa gamme de sirops, passant de moins de dix sortes à une soixantaine en quelques années. Car la demande mondiale est en plein boom: les sirops sont consommés comme tels, pour agrémenter les cocktails et aromatiser les cafés. Le chiffre d’affaires de Morand se partage aujourd’hui à parts égales entre alcool et sirop. Morand vend cependant dix fois plus de bouteilles de sirop, de l’ordre de 2 millions par an, essentiellement sur le marché indigène, sur lequel elle figure dans le trio de tête des acteurs du secteur.
Des liqueurs locales, mais un marché difficile à conquérir
L’entreprise a également développé des alcools innovants à l’instar de sa gamme Sur Fruit, des liqueurs contenant 50% de pulpe de fruit à 21,5% d’alcool, devenant ainsi les liqueurs les plus légères du marché. L’entreprise a d’ailleurs introduit une recette d’Abricot Sur Fruit Spritz, qui, avec le soutien de Valais Promotion, est devenue en quelque sorte le Spritz valaisan officiel.
«Mais beaucoup de restaurateurs préfèrent servir un traditionnel Aperol Spritz plutôt que d’offrir un produit local qu’il faut présenter», observe Fabrice Haenni, directeur général de l’entreprise. Il y a alors un important travail à mener pour convaincre les acteurs de la restauration de proposer des produits locaux. Le levier d’action principal reste celui des revendeurs et des distributeurs, et si certains s’investissent particulièrement en ce sens, il reste globalement difficile d’obtenir de l’appui. En matière d’alcool, la part de marché de Morand en Suisse est très faible.
«Le problème est que nous nous retrouvons face à de grands groupes internationaux qui possèdent des moyens financiers conséquents pour le marketing et le packaging de leurs produits, poursuit Fabrice Haenni. Nous ne pouvons pas nous permettre les mêmes dépenses parce que nos alcools sont déjà chers à produire.» Pour maintenir des prix similaires aux autres produits, la PME tire une marge trop faible pour soutenir un marketing conséquent. Elle a donc décidé de développer le volet touristique et expérientiel, en organisant des visites guidées, des ateliers cocktails ou des activités de team building. «En voyant nos processus de production et en comprenant nos enjeux, les visiteurs deviennent convaincus de la plus-value de nos produits et se mettent à les acheter.»
Concurrence féroce et créativité au cœur de la stratégie
Car la concurrence se révèle féroce, les producteurs d’alcool s’étant multipliés ces dernières années. Le boom des microbrasseries est particulièrement visible (voir encadré) et le marché du gin, par exemple, est lui aussi saturé. C’est ce qu’observe Quentin Verne, l’un des trois associés de LVX Spirits, à Genève. La microentreprise, créée en 2020, s’illustre dans la production de gin et de vodka genevois et se démarque en proposant également des cocktails prêts à servir, ainsi que des créations sur mesure pour des établissements de renom. Elle produit entre 4000 et 6000 bouteilles par an. «Nous cherchons à proposer des produits de qualité premium, mais à un prix abordable – entre 49 et 59 francs pour une bouteille de gin de 70 cl et entre 39 et 49 francs pour une même contenance de vodka. La situation économique reste difficile, il faudrait que nous puissions augmenter les volumes et sortir au moins une nouveauté par an.»
La Suisse a pu observer un boom des producteurs de bière dès les années 2000: d’une trentaine en 1996, on dénombre aujourd’hui environ 1000 brasseries, dont 196 déclarant plus de 10'000 litres par an. Malgré cet essor, le marché reste largement dominé par une poignée d’acteurs: les six plus grandes brasseries de Suisse concentrent environ 90% de la production indigène.
Il en est de même pour les spiritueux. Seulement 11% de la production est suisse, une part qui se divise entre près de 300 producteurs professionnels, 27'300 agriculteurs qui distillent eux-mêmes leurs fruits et 78'389 petits producteurs, selon l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF) qui octroie les concessions.
En 2024, 106'000 producteurs de spiritueux étaient enregistrés. Un chiffre en baisse, puisque, en 2004, ils étaient de l’ordre de 175'000 inscrits. Au niveau des vins, la part de marché des produits suisses était de 38,6% en 2023, un chiffre en légère hausse par rapport à l’année précédente.
Cet aspect créatif ne pose pas de problème à l’équipe, passionnée de recherche et équipée de machines qu’on ne trouve habituellement pas dans les distilleries. LVX Spirits compte notamment une évaporatrice rotative qui abaisse le point d’ébullition de 70% comparé à la température d’un alambic classique (soit 30°C au lieu de 100°C), permettant de mieux préserver l’arôme des plantes. Ayant constaté que beaucoup d’entreprises du secteur ferment après quelques années, Quentin Verne a voulu mettre toutes les chances de son côté: il s’est formé à la distillerie à l’école de Changins, puis a travaillé pendant deux ans auprès de distillateurs bien implantés avant de se lancer, et il continue de se former aujourd’hui.
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Engouement pour l’expérience et le savoir-faire artisanal
A Bienne, The Beverage Institute forme depuis 2002 professionnels et privés à l’art de la bière, du vin et des spiritueux, en délivrant des titres du Wine and Spirit Education Trust (WSET), le numéro un mondial de la formation en la matière. Son directeur, Byron Catéchis, observe également que beaucoup de microentreprises du secteur ne durent pas. Il explique qu’une section cantonale de GastroSuisse dénombrait récemment trois quarts de nouveaux membres en une année, signifiant que le même nombre avait mis la clé sous la porte. «Nous recevons souvent des candidats qui cherchent à apprendre le brassage en vue de créer leur entreprise. Ils connaissent quelqu’un qui produit sa bière et veulent faire de même. Mais toutes nos formations commencent par les aspects du cadre légal, de sécurité et d’hygiène, et dès lors certains participants revoient leurs objectifs, en raison de la complexité de leur concrétisation.»
Des candidats qui cherchent à se lancer, Pierre de Perrot en voit défiler, lui qui propose de la distillation à façon – où le client apporte ses propres fruits qui seront transformés en eaux-de-vie – à la distillerie de Féchy (VD), qu’il a reprise il y a deux ans. Il assure ce travail et produit en parallèle ses propres créations, essentiellement des alcools de fruits, de l’ordre de 1000 à 1500 bouteilles par an. «Je suis en quelque sorte condamné à faire de petits volumes, afin de maintenir la qualité des produits. Je cueille les fruits moi-même, pour les prendre au moment où ils dégagent tout leur arôme.»
L’entrepreneur rappelle que pendant longtemps on distillait les fruits gâtés ou inesthétiques pour ne pas les jeter, ce qui donnait des eaux-de-vie très fortes, et pas très bonnes au goût. Aujourd’hui, la distillation représente un plaisir, voire un luxe, selon l’intéressé. Les prix de ses bouteilles s’échelonnent entre 35 et 45 francs, et il les vend directement à la distillerie ou lors de quelques marchés durant l’année. Il accueille également des visiteurs dans ses locaux. «Les gens ont de plus en plus envie de vivre une expérience plutôt que de seulement acheter un produit, que ce soit pour le fromage, le chocolat ou l’alcool. Il y a aussi un regain d’intérêt pour les vieux métiers. Je travaille avec une machine vieille de 140 ans, en cuivre et tout en tuyaux faisant de la vapeur. Il y a quelque chose d’un peu magique là autour. C’est stimulant de travailler pour des clients qui veulent de bons produits plutôt que de produire des litres.»
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