«Vous prétendez que toute votre chasse est autochtone, mais j’ai des doutes…» Voilà le genre d’insinuation que Samuel Destaing apprécie peu. Chaque année, il achète aux chasseurs qu’il connaît 56 chamois, 32 chevreuils, une dizaine de jeunes cerfs et 8 biches. Fils de boucher, il sait les parer, les dépecer, les apprêter: «Alors j’ai invité cette dame qui mettait en doute notre travail à venir en cuisine pour lui montrer les 18 chamois qui y étaient suspendus ce jour-là. Là, elle est restée bouche bée et elle s’est excusée.»

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

En effet, chez Samuel Destaing, tout est fait maison, de A à Z. «Tout le gibier que je sers en début de saison est local, à 100%. Ce n’est que fin octobre, quand il n’y a plus assez de marchandise, que je sers des viandes importées. Mais je le mentionne clairement.» Ce n’est donc pas un hasard si ce chef est parvenu depuis des années à attirer les amateurs de gibier de la Suisse entière. Formé à bonne école aux côtés de Jean-Maurice Joris, chef et chasseur, il a su perpétuer la réputation de l’Hôtel des Alpes, à Orsières (VS).

Les Suisses, grands amateurs de gibier

Or, tout le monde l’a lu dans la presse, Samuel Destaing vient de déménager à Vétroz, à la Régence Balavaud. Perdra-t-il dans l’aventure ses liens privilégiés avec les onze groupes de chasseurs qui le fournissaient en gibier à Orsières? Cette question, Samuel Destaing a évidemment été le premier à se la poser: «En fait, je crois que je vais obtenir encore plus de gibier qu’auparavant! Car les chasseurs que je connais depuis vingt ans sont devenus des amis et me suivent, ce qui est vraiment magnifique. En plus, ici, de nouveaux clients chasseurs m’ont proposé de me livrer, ce qui m’honore.» Il faut dire qu’ils peuvent être confiants, le chef (17/20 au GaultMillau) n’a pas perdu une once de son talent, ni de sa passion, en changeant de cadre.

Comme lui, beaucoup de cuisiniers se réjouissent de voir arriver la période de la chasse. Car les Suisses sont parmi les champions européens de la consommation de gibier. «C’est un moment important dans le calendrier des restaurateurs. Les gens vont d’autant plus volontiers au restaurant s’ils peuvent y déguster des plats qu’ils ont peu l’habitude d’apprêter eux-mêmes, ce qui est souvent le cas du gibier», analyse Christian Schmed, chef de vente chez Hugo Dubno, une entreprise qui approvisionne les restaurateurs en produits haut de gamme depuis septante ans.

«Nous importons uniquement de la chasse sauvage d’Autriche et d’Allemagne, poursuit Christian Schmed. Car si le marché est inondé de produits d’entrée de gamme, nous, nous privilégions le haut de gamme, sachant qu’il y a en Suisse un public de connaisseurs prêt à payer le prix de la qualité.» La preuve, 90% des commandes concernent les selles de chevreuil, l’entrecôte et la selle de cerf. Les plus beaux morceaux, les plus chers aussi.

«En période de chasse, le ticket moyen est de 15 à 20% plus élevé», constate Damien Germanier, également 17/20 au GaultMillau, à Sierre. Chez lui, quasiment 100% des commandes se concentrent sur les apprêts de gibier pendant la saison. «Non seulement nos clients optent volontiers pour le grand menu, mais en plus ils choisissent des vins de haut de gamme et n’hésitent pas à terminer le repas par un digestif.» A la sortie d’un été caniculaire peu propice aux repas opulents, où les consommateurs ont bu plus d’eau que de vin sur les terrasses, le côté festif des agapes automnales est donc le bienvenu, autant du côté des clients que pour les restaurateurs.

Une aventure gourmande

Festifs, les apprêts de chasse le sont volontiers. Damien Germanier, en tout cas, n’hésite pas à revisiter ses mets de gibier en y ajoutant une touche japonisante par-ci, un apprêt inédit par-là, histoire de faire de chaque repas une aventure gourmande: «Ce qui me fait hurler, par contre, ce sont toutes ces garnitures sucrées, ces fruits en boîte et ces accompagnements déjà prêts servis dans un nombre croissant de restaurants», s’agace le chef. Lui privilégie les choses faites dans les règles de l’art. Que ce soit dans les assiettes ou en communication. La preuve, les images merveilleusement décalées réalisées par le photographe Sedrik Nemeth pour annoncer la saison de la chasse chez Damien Germanier: le chef y apparaît un poignard entre les dents et une ancienne… chasse d’eau à la main.

Plaisanterie mise à part, la chasse est attendue par le public helvétique: «Les Alémaniques commencent dès le mois d’août, plus tôt que les Romands», note Christian Schmed. Au Domaine de Châteauvieux, à Satigny (GE), Philippe Chevrier confirme: «En Ecosse, la chasse à la grouse commence le 12 août. Mais ici, les gens ne sont pas prêts. Nous commençons à proposer du gibier à la carte autour du 20 septembre. Puis nous continuons, au fil des arrivages et de l’ouverture des différentes chasses, à en proposer jusqu’en décembre.» La saison se termine généralement avec la bécasse, qui ne peut être chassée que lorsque les feuilles sont tombées.

Entre tradition et modernité

file71z9t5sv33kbi1g9oxf
En l’honneur de la chasse, le chef Damien Germanier s’amuse à poser avec une ancienne... chasse d’eau!
© S.Nemeth

Entièrement rénové cet été, le noble Domaine de Châteauvieux, serti dans le vignoble, se prête particulièrement bien à l’atmosphère conviviale et généreuse des repas d’automne au coin de la cheminée. Et Philippe Chevrier dispose d’un carnet d’adresses qui lui permet de servir des gibiers extraordinaires pendant toute la saison: «Il y a trente ans, on trouvait de l’ours et du tétras-lyre, mais on n’en trouve plus aujourd’hui. De manière générale, l’approvisionnement en gibier sauvage de qualité est de plus en plus difficile. Mais comme le gibier d’élevage est moins goûteux, nous n’en servons pas. A Genève, la chasse est par ailleurs interdite. Alors je m’approvisionne volontiers en Ecosse.» Un passage dans sa cuisine, où mitonnent les fonds et où grésillent les viandes, l’atteste: sous les plans de cuisson, des tiroirs recèlent des trésors de gibier à poil et à plume qui sont ici préparés également dans les règles de l’art.

Au fil des ans, les apprêts aussi ont évolué: «De nos jours, on cuit les viandes moins longtemps. Et on privilégie celles qui ont du goût, certes, mais moins puissant qu’autrefois», explique Philippe Chevrier, dont le maître d’hôtel, Esteban Valle, reste un as de la découpe en salle et des flambages qui font revivre l’histoire de la grande gastronomie. Un chariot de flambage, Bastian de Raadt tenait absolument à en voir un dans son restaurant, Au Vieux Navire, à Buchillon. Actif dans la communication et le placement de personnel, il a repris ce restaurant centenaire il y a bientôt vingt ans, car il le savait sur le point de fermer. Une idée qui lui paraissait insupportable, car c’est là qu’il s’attablait avec son grand-père.

De nos jours, on privilégie les viandes au goût moins puissant.

Son projet d’alors: faire vivre un restaurant répondant aux attentes d’aujourd’hui, tout en perpétuant la grande tradition des tables d’autrefois. D’où les crêpes Suzette flambées en salle qui remportent un succès contagieux au dessert, mais aussi les poissons et les viandes découpés à la table.

Une évolution notable, car, il y a vingt ans, le Vieux Navire était surtout réputé – et il le reste! – pour ses filets de perche. «La première année, nous ne proposions donc pas de chasse. C’est alors que j’ai réalisé à quel point le public helvétique est friand de gibier. Tout le monde nous en demandait!» Dès la deuxième année, Bastian de Raadt a donc changé de cap. Sans bousculer les habitudes, petit à petit, son restaurant s’est ainsi fait un nom grâce à ses mets de gibier agrémentés de sauces traditionnelles et voluptueuses faites dans le respect des recettes centenaires: Grand Veneur, poivrade, à la truffe…

Résultat: aujourd’hui, la selle de chevreuil en deux services, découpée en salle et accompagnée de garnitures entièrement maison, est un incontournable dès que l’automne s’annonce et que le vignoble qui descend jusqu’au lac se pare de tons dorés.

file71z9t56ebsw2a9walp2
n/a
© DR

Quand les forêts jurassiennes se teintent elles aussi de rouge et d’or, Stéphane Gschwind, patron depuis 2011 du Saint-Hubert, à Courchavon, dans le Jura, se réjouit également: «C’est un de mes moments préférés dans l’année.» Pas étonnant, quand on est fils et petit-fils de chasseur, à la tête d’un établissement qui porte le nom du patron des chasseurs! Lui-même s’y est mis, en 2008. «J’ai toujours évolué dans un univers de chasseurs et j’apprécie la tradition que véhicule la préparation du gibier.» S’il ne parvient pas à s’approvisionner entièrement avec les bêtes qu’il tire, il ne part pas moins en forêt dès qu’il peut, les lundis, jours de fermeture.

Pâté en croûte de lièvre

Avec l’épaule il prépare du civet, avec le gigot des médaillons, avec les os il réalise des fonds maison… Mais chez lui aussi la selle reste la pièce la plus demandée. La tradition, Stéphane Gschwind la fait vivre en y intégrant chaque année de nouvelles recettes. «Cet automne, je vais innover avec un pâté en croûte de lièvre au foie gras.» On en a l’eau à la bouche!

Pas de sauces opulentes ni de mises en scène théâtrales au Café de la Fonderie, à Fribourg, chez les jeunes et talentueux Ben et Léo: «On aime mettre notre patte aussi en période de chasse, avec des préparations sensibles et créatives, mais sans renoncer à la générosité.» Le cerf, ils le proposent donc en carpaccio. Le chou rouge de la garniture, ils le préparent en vinaigrette. Et la purée de pommes arrive parfumée à la vanille. Même dans un bistrot branché et urbain, le gibier reste un jalon incontournable de l’année gastronomique.