Apart le vitrail à Romont et le verre soufflé à Hergiswil depuis deux cents ans, la Suisse ne cultive pas vraiment de longue tradition pour les arts verriers. A Bâle exerce pourtant Matteo Gonet qui vient de recevoir le Prix Maître artisan d’art suisse 2019 remis par Métiers d’art suisse. «C’est une distinction qui m’honore, bien sûr. Elle consacre aussi une vie dédiée au verre depuis vingt-cinq ans», explique le Vaudois dans son atelier de 600 mètres carrés situé à Münchenstein, en banlieue de Bâle.
Matière fragile et dangereuse, le verre nécessite de la force et de la concentration. On ne parle pas d’art du feu pour rien. Ici, les hommes et les femmes appliquent avec précision des gestes ancestraux. «Tous mes souffleurs viennent de France. La Suisse ne forme plus personne à ce métier depuis longtemps», poursuit le verrier, tandis qu’une souffleuse sort des blocs de pâte rouge foncé du four incandescent. Ce sont les bases qui serviront ensuite à créer la fresque de 8000 sphères colorées qui habillera la deuxième tour construite par les architectes bâlois Herzog & De Meuron pour Hoffmann-La Roche.
«C’est moi qui me charge de mélanger les oxydes pour créer les couleurs. C’est une étape de la fabrication absolument fascinante. Il m’arrive encore d’être au four pour certaines pièces spécifiques ou des mises au point. Mais je préfère mettre mon expérience et mon énergie dans le développement de cette entreprise. C’est très créatif d’être patron.» C’est même une obligation. Pour être toujours chauds, les fours ronflent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Sauf en été où ils sont mis à l’arrêt pendant quinze jours. «L’enjeu de notre activité est donc d’avoir du travail en continu. L’outil est cher et la facture énergétique conséquente.»
Un travail en continu
Dans une partie de l’atelier, un sapin dégarni d’après-Noël est coincé dans une caisse en bois. Sauf que l’arbre plus vrai que nature est en acier peint. La dernière sculpture de l’artiste français Philippe Parreno attend maintenant que Matteo Gonet et son équipe étalent à ses pieds une congère de neige en verre. Les artistes justement. En Suisse, il œuvre notamment pour Mai-Thu Perret, Sylvie Fleury, John Armleder et Valentin Carron. Il conçoit aussi des scénographies pour les marques horlogères Audemars Piguet, Girard-Perregaux et la bijoutière Suzanne Syz. Il a collaboré avec les architectes Diener & Diener pour les lampes de l’ambassade de Suisse à Berlin. En ce moment, il met la dernière main à une mosaïque des artistes Jean-Luc Manz et Guillaume Othenin-Girard qui sera installée à l’hôpital de Saint-Gall. «En arrivant ici, je n’avais pas mesuré le potentiel que représente l’architecture dans la région. Le réservoir de projets est gigantesque.»
La main de l’artisan est la seule capable de donner une telle sensualité à un objet.
Matteo Gonet est né à Lugano. Sa mère est Tessinoise. Son père, le Vaudois Pascal-Arthur Gonet, est un journaliste connu et reconnu. «Il avait étudié l’art à Florence et écrivait des poèmes. Il avait le goût des objets et des belles choses. A l’âge de 34 ans, il a appris qu’il ne lui restait que quelques années à vivre. Avant de mourir, il m’a emmené dans les endroits qu’il aimait et qu’il trouvait beaux. J’avais 12 ans et cette relation a totalement décidé du cours de ma vie.»
A l’âge de 14 ans, Matteo Gonet se retrouve en internat à Lausanne. «Je cherchais un moyen d’échapper à mon adolescence marquée par la violence de la disparition de mon père à l’âge de 36 ans. Le verre m’est apparu comme un exutoire. A la fois parce que c’était une matière extrêmement créative et que, pour apprendre à la travailler, je devais impérativement quitter le pays.» Matteo Gonet a 15 ans et entame un compagnonnage à travers l’Europe. Il se présente dans des ateliers en Italie, aux Pays-Bas, en Tchéquie, en France et en Angleterre, où il est accueilli les bras ouverts. «Vous arrivez chez des gens qui vous offrent non seulement du travail, mais aussi le gîte et le couvert. Vous vivez avec eux comme un membre de la famille. Même si c’est un apprentissage qui se fait davantage par le travail que par l’oral, j’ai appris l’italien, l’allemand et l’anglais.»
Après cinq ans sur les routes, le Vaudois arrive au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva) à Marseille. L’endroit qui invite des artistes et des designers à élaborer des projets verriers est alors dirigé par Françoise Guichon. «Elle aura une influence déterminante sur ma carrière. J’avais 20 ans lorsqu’elle a décidé de me nommer chef de l’atelier à chaud. Tous mes assistants étaient plus âgés que moi.» C’est là que Matteo Gonet va rencontrer les stars de l’art et du design comme Ettore Sottsass, Gaetano Pesce, Robert Wilson, les frères Bouroullec, Pierre Charpin ou encore Pierre Huyghe.
Son père, un amoureux de la beauté
«C’était une époque formidable où on travaillait hors du temps et hors de la communication. Le soir, on se retrouvait pour manger ensemble. Les liens d’amitié que j’ai noués là-bas sont toujours aussi solides vingt ans plus tard.» Comme celui qu’il entretient avec Jean-Michel Othoniel. L’artiste français crée des sculptures qui ressemblent à des colliers dont les boules de verre sont enfilées comme des perles sur des structures en métal courbé. «C’est au Cirva qu’il a vraiment découvert le travail du verre. Auparavant, il s’était intéressé à d’autres matières comme le soufre et l’obsidienne. Nous avons ensuite voyagé en Inde pour visiter des ateliers. C’est là qu’il m’a demandé d’étudier la possibilité de mouler en verre une brique crue que les Indiens vendent et font sécher au coin des rues.»
Aujourd’hui, Jean-Michel Othoniel appartient à ce carré d’artistes français qui pèsent très lourd sur le marché et à qui le château de Versailles peut commander une nouvelle fontaine pour ses bassins. Des pièces souvent monumentales qui sont donc fabriquées ici. Huit de ses sculptures sont d’ailleurs en phase de montage. «Ces œuvres vont partir au Japon. Chanel, qui possède la plus importante collection d’œuvres d’Othoniel, nous avait demandé d’en réaliser pour chacun de ses magasins à travers le monde, dont une version de 18 mètres de haut pour sa boutique de Manhattan. L’artisanat d’art à la française, qui marie la qualité de la tradition avec un savoir-faire haut de gamme, est un état d’esprit qui me correspond bien», reconnaît Matteo Gonet en montrant une collaboration avec le décorateur parisien Pierre Yovanovitch: des prototypes de globes de lampes en verre griffé réalisés par Thomas et dont la surface laiteuse évoque l’albâtre. «La main de l’artisan est la seule capable de donner une telle sensualité à un objet. Ici, il n’y a pratiquement pas de technologie. Nous travaillons à l’ancienne. C’est pourquoi on fait beaucoup appel à nous.»
Au point que l’atelier de Münchenstein ne suffit largement pas à honorer les carnets de commandes. Ces suspensions en verre blanc, par exemple. Matteo Gonet doit en fabriquer 200. «Ce qui nous bloquerait pendant trois mois. C’est pourquoi je travaille avec d’autres verriers de France, d’Italie ou de Tchéquie. Alors oui, il y a aussi des raisons économiques à cela. Le fait que le tarif horaire du travail est moins cher à l’étranger me permet de consacrer plus de moyens financiers aux projets.» Matteo Gonet possède ainsi un second lieu, en France, dans la maison où il vit. «C’est un endroit fabuleux avec un parc planté de sculptures. Elle appartenait au graphiste bâlois Karl Gerstner, qui a notamment créé le logo de Swissair. Il avait fait construire un immense espace de travail dans lequel nous travaillons des techniques de verre plus fines, comme la dorure et la mosaïque.» Cela dit, travailler pour et avec les autres n’a pas empêché le Vaudois de poursuivre sa production personnelle. Le verrier vient ainsi d’achever une installation de 17 mètres exposée dans la cage d’escalier de l’entreprise zurichoise Ledermann.
Fascination poétique
A Münchenstein, où le travail ne s’arrête jamais, on s’attarde devant les plans d’Inverted Gravity, la dernière collection du designer français Mathieu Lehanneur. «Un jour, il est venu me demander s’il était possible de faire supporter des plaques de marbre très lourdes par des globes en verre soufflé. Je lui ai répondu qu’on pourrait mettre une voiture sur quatre verres, pour autant qu’ils soient placés bien droit. C’est un principe physique.» Posés sur leurs bulles, les tables et les buffets semblent ainsi léviter dans l’air. Mais parle-t-on encore de design? «Au risque de paraître un peu rétro, pour moi, un designer est forcément industriel. Ce qui est à l’opposé de notre manière de travailler ici. J’ignore pourquoi Mathieu Lehanneur, Pierre Charpin ou Pierre Yovanovitch se disent designers. Pour moi, ils parlent, ils réfléchissent et agissent comme des artistes qui posséderaient cette fascination poétique pour les objets. Et qui est aussi la mienne.»