C’est l’histoire d’une industrie qui n’existe plus et d’un savoir-faire qui a survécu. C’est l’histoire d’un art qui pourrait définitivement disparaître, étouffé dans les mauvais plis de l’industrie horlogère: l’émail, qui fut longtemps le seul moyen de teindre le métal. Et c’est toute l’histoire d’Anita Porchet, artiste, artisane, passionnée, virtuose, qui a remis la discipline à un niveau qu’elle n’avait plus atteint depuis longtemps.
Cette native de La Chaux-de-Fonds vit et travaille dans sa grande ferme rénovée, comme une île plantée sur le plateau du Jorat. L’épicentre de son monde est un établi de bijoutier, cadeau de ses 20 ans, recouvert d’une armée de fioles contenant son trésor: des éclats de verre teint, comme du sucre candi coloré aux oxydes métalliques, sa palette, un trésor sorti des âges, transmis de main en main depuis plusieurs générations, de praticien à praticien. Des centaines d’autres fioles aux étiquettes marquées à la plume et jaunies par les siècles sont alignées dans une vitrine.
Chaque couleur se décline en nuances infinies: plus de 50 bleus translucides et probablement plus encore de bleus opaques. Anita Porchet n’a aucune idée de leur nombre. D’ailleurs, elle ne compte jamais rien, ni ses heures ni les poils de ses pinceaux. Elle ne regarde jamais non plus le prix de vente de ses œuvres (qui peut atteindre plusieurs centaines de milliers de francs): «Cela ne m’intéresse pas, dit-elle. Je travaille dans des conditions exceptionnelles, je ne veux pas m’embarrasser de ce genre de problème. C’est mon choix. Ma vie, c’est mon travail.»
Chasse gardée des collectionneurs
Anita Porchet fait ses premiers pas dans le métier à 12 ans, par curiosité pour l’étrange métier de son parrain, un artiste aux multiples talents, graveur et sertisseur de formation, que la crise horlogère des années 1970 avait poussé à apprendre l’émail en autodidacte. Anita Porchet passe ses mercredis à l’atelier, broie, lave, observe, teste. A 15 ans, elle réalise sa première peinture miniature, une reproduction d’un tableau de Camille Corot. Elle aime les maths, la physique et le dessin. Elle choisira la voie artistique et mettra sa vie au service de son art.
La jeune femme finance ses études aux Beaux-Arts en réalisant des travaux pour l’horlogerie. Puis elle enseignera quelque temps, continuant d’apprendre en parallèle son métier d’émailleuse, en autodidacte, puisque aucune école n’existe, de rencontre en rencontre, de travaux d’exécutante en expérimentations. Elle s’y consacrera totalement et définitivement à la fin des années 1990. «Je voulais sortir de l’enseignement, je suis allée chez Vacheron Constantin pour montrer ce que je faisais.» La discussion n’a pas traîné: la clientèle asiatique est en plein éveil, Vacheron Constantin sort du salon de Bâle avec une commande importante sur une série de montres en émail cloisonné, consacrées au peintre ornithologue Jean-Jacques Audubon, et cherche des mains. Anita Porchet vient de s’engager sur un mandat qui l’occupera trois ans durant.
Sa signature devient peu à peu une référence et elle passera l’essentiel des deux décennies suivantes sur des pièces uniques, chasse gardée des collectionneurs, notamment des marques horlogères Patek Philippe ou Hermès. Une commande spéciale est d’ailleurs en ce moment sur son établi, sous le binoculaire où elle passe le plus clair de son temps. Impossible d’en savoir plus: à ce niveau d’excellence, la peinture miniature est aussi une discipline de la discrétion.
Ce métier ne peut survivre qu’en restant exceptionnel.
Sur le bord du plan de travail, une petite plaquette attire le regard: une simple rosace de travail qui en dit très long sur la manière dont l’art d’Anita Porchet se pratique. C’est la palette du travail en cours, avec toutes ses teintes, toutes ses nuances, tous ses jeux de transparence et de dégradés, toutes les recherches, tous les essais, ce rose un peu plus chaud, ce vert un peu plus froid, couche par couche. Chaque variation a sa recette, détaillée, annotée, reportée sur une fiche comme dans une officine de laborantin. Les fiches sont ensuite rangées dans des classeurs, blancs comme les prochains cadrans qui attendent l’artiste: chaque commande est un renouveau.
Anita Porchet se compare à une musicienne, toujours au service d’une œuvre, toujours en quête de la meilleure exécution possible. Et elle joue de tous les claviers, de toutes les techniques de l’émail – miniature, champlevé, gravé, cloisonné, paillonné – qu’elle accorde au service du rendu final, qu’elle veut le plus éclatant possible. Un travail de patience infinie et de gestes sans cesse répétés. Chaque réalisation représente des semaines, des mois, une vie de travail. Chaque geste est le résultat d’un apprentissage qui ne s’arrête jamais: avec le temps, elle a appris à broyer ses cristaux d’émail à l’oreille, elle a patiemment appris à laver ses émaux, à les laisser décanter pour retirer le voile infime qui en trouble la limpidité.
Un art de l’imperfection
Les étapes sont innombrables et à chacune d’elles tout peut capoter. Une pièce mal séchée passée au four, un mauvais réflexe et tout est à recommencer. L’épreuve du feu ne pardonne rien: chaque couche doit être cuite, patiemment, à 800°C, jusqu’à ce que les pigments fusionnent et redeviennent verre, emprisonnant à tout jamais les oxydes métalliques. Il est pourtant inutile de chercher la maîtrise absolue: l’émail reste un art de l’imperfection, vivant et beau comme une peinture à l’huile, mais inaltérable, indéfiniment insensible au passage du temps.
Ce savoir-faire unique au monde est peu à peu transmis à d’autres: Anita Porchet a monté un petit atelier où quatre passionnés font leurs gammes et l’assistent sur les commandes, affûtant à leur tour leurs propres gestes. Elle n’est donc plus seule sur son île, mais elle n’est pas rassurée pour autant, car son île s’érode chaque jour un peu plus, rongée par les impératifs de court terme que l’horlogerie s’impose depuis quelques années, depuis que la poussée de la clientèle asiatique a commencé à s’essouffler. «Nous en avons trop fait, dit-elle. Ce métier ne peut survivre qu’en restant exceptionnel et nous sommes en train de le perdre en voulant l’industrialiser. Il faut du temps pour trouver le bon geste, c’est cela qui a de la valeur. Si vous pouviez savoir le bonheur que je vis quand ma main va juste…»