Ce métier est une spécialité dans une spécialité, une branche très spéciale de la lutherie, avec son histoire, vieille comme les instruments à cordes, ses jalons, ses grandes figures, ses grandes fabriques et ses artisans. L’archet est au musicien ce que le pinceau est à l’artiste et le bistouri au chirurgien: le sixième doigt de la main. Un doigt artificiel d’une soixantaine de centimètres et presque autant de grammes. Un doigt dont la conception exige une rigueur technique extrême, pour servir au final un toucher nuancé comme une caresse. Une prothèse de précision qui prolonge la main de l’artiste et assujettit les lois de la physique, des tensions et des relâchements à l’insaisissable musicalité.

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Il existe à Zurich, Sonneggstrasse, à quelques centaines de mètres de l’université et de l’école polytechnique, un atelier sans enseigne où un artisan sans carte de visite fabrique la crème des archets. Il ne se montre jamais, il n’a prospecté la clientèle qu’une seule fois dans sa vie, ses archets parlent pour lui et des musiciens du monde entier viennent ici chercher ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs.

Jouer avec les contraires

Fedor Saminski aurait pu être lui-même l’un de ses clients. Russe d’origine, installé à Zurich depuis longtemps, il a commencé sa carrière comme violoncelliste professionnel, talentueux candidat au rang de soliste. Mais il préféra le calme de la vie d’artisan à la pression du show-business et quitta la scène pour l’atelier, où il compose depuis près de dix ans avec ses deux passions: la musique et la technique. La pratique l’a mené à l’archet et lui a permis de se rendre compte de son importance, et c’est sans doute ce qui rend ses réalisations si spéciales et si recherchées aujourd’hui.

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Chaque archet qui passe entre les mains de Fedor Saminski est une pièce unique. 
© M.Kluka

Chacun de ses archets est unique, chaque pièce est le résultat d’une recherche personnelle, d’une sorte de science empirique, élaborée pièce après pièce, entre pratique, intuition et connaissance. «L’archet est un univers en soi», résume l’artisan, montrant une petite bibliothèque où s’entasse un échantillon de la littérature spécialisée. «L’archet, poursuit-il, est l’un des éléments de l’indissociable trio formé avec le musicien et l’instrument.»

L’archet est donc un instrument en soi, qui recèle lui aussi une grande complexité. Pour en maîtriser les enjeux, l’artisan doit jouer de tous les contraires, mécanique et organique, tension et souplesse, perfection géométrique et asymétrie. Des centaines de gestes. Des centaines d’étapes. A la main, à la machine. L’art d’allier la précision de l’horloger et l’inspiration de l’artiste. Pour, au final, s’effacer devant la musique: «L’archet est le résultat d’innombrables opérations mécaniques et chacune d’elles a affaire avec le son.» Avec l’objectif ultime de faire en sorte que l’archet ne soit la source d’aucune interférence, mettant à nu toutes les qualités et les défauts du musicien et de son violon ou de son violoncelle.

Sans doute n’est-ce pas un hasard si le mythique François-Xavier Tourte (1747-1835, Paris), stradivarius de la spécialité qui a donné à l’archet son sens moderne, était horloger de formation. L’arrière-salle de l’atelier de Fedor Saminski, là où il taille, fraise et tourne, rappelle, lui aussi, les liens entre ces deux métiers. Sur une haute colonne d’acier trône une fraiseuse de précision Meccanica Cortini et l’établi principal est occupé par un tour Schäublin, la référence de base de tous les grands horlogers que la Suisse compte encore aujourd’hui.

L’indissociable trio: le musicien, l’instrument et l’archet.

Comme les horlogers, l’archetier soigne aussi la discrétion. On ne nomme jamais un client et les gestes qui font ce métier ne se dévoilent pas en public. Tout est affaire de détails, d’infinis détails. «Et chaque détail a son influence», précise le praticien. Le poids par exemple est déterminant. Pour en convaincre le visiteur, il colle un minuscule contrepoids d’un centième de gramme sur la tête de l’archet et ce dernier devient incontrôlable, dangereusement déséquilibré. Etonnante démonstration que même le novice parvient à comprendre.

Ces détails qui échappent à première vue se cachent partout, dans toutes les parties de l’archet: baguette, hausse, pastille, virole, mèche, tête. Dans l’atelier de Zurich, chacun de ces composants est réalisé à la main, pièce à pièce, patiemment ajustés les uns aux autres. Le métal dans le bois. La nacre dans le métal. Le crin blanc dans l’ébène noire et l’ivoire de mammouth.

Le vrai trésor est discrètement disposé sur une fine étagère murale à l’entrée de l’atelier: le stock de bois de pernambouc. Essence rare importée du Brésil, que François-Xavier Tourte a fixée en standard de l’archet au XVIIe siècle pour ses qualités de nervosité et de densité, mais dont le commerce est interdit depuis des décennies. Les lattes fines dont l’archetier zurichois se sert aujourd’hui ont traversé l’océan au siècle dernier, peut-être même avant: il les a reprises à d’anciens archetiers, qui avaient eux-mêmes hérité d’anciens inventaires.

Alchimie de la flamme

Le travail commence toujours par le bois, délicatement extrait de l’entreposage après un long séchage qui se compte en décennies. La baguette commence par être grossièrement chantournée à la scie bocfil. Puis le bois repose de nouveau, quelques semaines, quelques mois, afin que chacune de ses molécules retrouve l’équilibre que la lame a troublé. La mise en forme se poursuivra, par petites touches, sur les machines, à la main ou à l’aide de rabots minuscules. Le talon est patiemment percé, tourné, ouvragé, pour accueillir la hausse où se poseront les doigts du musicien et la vis qui réglera la tension de la mèche. Aux opérations mécaniques de précision succédera l’alchimie de la flamme, où l’archetier chauffera sa baguette pour lui donner sa cambrure et travailler la savante asymétrie qui permettra au musicien de moduler toute la tessiture de son instrument.

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La baguette est chauffée afin de lui donner sa cambrure et une asymétrie idéale. 
© M.Kluka

Entre tension et souplesse

«Si l’archet reste droit, les nuances se perdent, le spectre des fréquences se ferme.» Cette géométrie qui échappe aux règles de la physique – «Il n’y a pas de théorie; j’ai ma propre théorie!» – aboutit au jeu subtil de tension et de souplesse, d’un côté et de l’autre de la mèche et de la centaine de brins qui la composent. Et chaque instrument a ses besoins propres – l’archet du violon est quasiment inversé par rapport à celui du violoncelle.

La tête de l’archet, mise en forme selon les intentions de l’artisan, est habillée d’une plaquette taillée dans de l’ivoire de mammouth, sous laquelle se loge le nœud final des crins retirés à quelque cheval de selle blanc de Mongolie ou du Canada, où le rude hiver donne sa vitalité au poil.

Le musicien tiendra l’archet par la hausse, traditionnellement en ébène. Pièce d’art tout en technique et en précision, la hausse fixe le départ de la mèche dont elle assure la tension à l’aide d’une vis qui la fait coulisser dans le talon de la baguette. La hausse est percée d’un œil achevé en argent et en nacre, tout à la fois décoration et élément d’équilibrage. Ce sera la dernière touche à l’archet, dont la confection aura pris une dizaine de jours au total. Fedor Saminski avance ainsi, seul et déterminé, heureux d’avoir fait le choix de l’archet. D’ailleurs, il a toujours été sûr de ses choix: à 7 ans, le jeune Moscovite sait qu’il deviendra musicien. Au seuil de la trentaine, sa carrière a déjà pris forme, mais il est idéaliste et résiste aux règles du milieu: «A un moment donné, le talent ne suffit plus…»

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Comme l’horloger, l’archetier taille, fraise et tourne. Dans son atelier, une fraiseuse  de précision Meccanica Cortini et un tour Schäublin, référence pour tous les grands horlogers.  
© M.Kluka

Il cherche une voie parallèle, réunit des outils, fréquente un luthier et commence à expérimenter. Il assemble son premier archet à 31 ans, il y a dix ans. Il travaille chez lui et monte un atelier dans sa cave, bien avant de trouver son atelier actuel. Il vend son premier archet trois ans plus tard, en 2013 – pour preuve, le carnet de factures rose posé dans le tiroir de son établi en porte encore le talon.

Un savoir-faire empirique

Depuis 2013, il soigne ainsi son style, peaufine sa technique et apprend tant qu’il peut, avec ses propres créations et les travaux de restauration qu’il reçoit en parallèle. Il s’amuse des étapes franchies: «Tout cela est très empirique. Souvent, on compense une erreur par une autre erreur…» Il n’a jamais publié une annonce. Il n’a jamais cherché de clients. Il ne prend même pas de commandes, il travaille avant tout pour lui: «Je ne vends pas mes archets lorsque j’ai des clients. Je les vends lorsque j’estime qu’ils sont finis.»

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Sur l’établi, les outils indispensables pour travailler les bois précieux et les crins de cheval.
© M.Kluka