«Ici, on ne dit pas sale, on dit noir.» Noir, comme son uniforme monochrome de sentinelle de la nuit polaire. Noir, comme son atelier grotte de basalte. Noir, comme les brûlures sur son tablier de cuir. Noir, comme la piste sur laquelle Bertille Laguet trace brillamment sa carrière de designer forgeron à Chexbres (VD).

Ici, c’est chez elle. La jeune femme vient de reprendre officiellement l’affaire, début octobre 2020. Et tout ce qu’il y a dans cet atelier est désormais à elle. Le grand foyer avec son soufflet, la collection de pinces, de marteaux et de gabarits, les enclumes, le pilon, le tour, la scie à ruban, la polisseuse, la presse à volant, les postes à souder, le stock de barres, jusqu’aux poignées de l’entrée en forme de pipe. Tout lui appartient, jusqu’au premier grain de suie déposé par l’arrière-grand-père de Philippe Naegele, le forgeron dont elle reprend le témoin.

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Gestes ancestraux et haute technologie

Bertille Laguet aurait pu choisir une autre façon d’exercer son métier de designeuse, en passant sa vie à réifier le monde sur une tablette graphique, dessiner des tables, des chaises, des lampes, et fréquenter les vernissages en tricot chic et sneakers blanches. Elle a préféré mélanger les genres et faire de la 3D à l’enclume et au marteau. Elle maîtrise les logiciels et le rendu en image de synthèse, mais elle n’aime pas ça. De toute façon, explique-t-elle, ce n’est pas si efficace: «Tout va tellement plus vite quand on est artisan.» A tel point qu’elle a renversé la logique: d’abord elle fait, puis elle digitalise.

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Ces deux grives forgées en métal, exposées au Musée Nest, ont remporté le 2e prix de la Relève des métiers d’art en 2019.
© B.Laguet

Comme cette paire de délicates broches en rameaux de sapin stylisés déposées sur son bureau qui vont partir pour une exposition au Centre d’art contemporain de La Chaux-de-Fonds. Bertille Laguet les a d’abord forgées, puis fait scanner, réduire et tirer en métal sur une imprimante 3D. Ou, se remémore-t-elle, cette table présentée au salon du design de Milan. La conception achevée, il fallait préparer le dossier et pour cela, des images étaient nécessaires. «Faire des rendus à l’ordinateur? Cela m’aurait pris trois jours…»

Elle éteint alors son laptop, ceinture son tablier sur ses hanches, coiffe ses avant-bras de canons de cuir, allume la forge, active le soufflet, découpe, cingle, martèle, soude. Trois jours plus tard, la table est finie, photographiée, et Mil

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L’an dernier, la Fête des Vignerons de Vevey lui a commandé les couronnes (photo ci-contre) et les hallebardes portées par les comédiens du spectacle.
© Corinne Cuendet

an lui dira oui. Lorsqu’elle y pense, son sourire se lève comme la lune sur une mer de Vantablack: cette hybridation de gestes ancestraux et de haute technologie, c’est son invention, sa manière à elle de pratiquer le design, un peu ce que le reverse engineering est à la grande industrie. Elle ne sait pas exactement où son chemin la mène, mais elle avance, avec puissance, pragmatisme et détermination. Son carnet de commandes est complet jusqu’en juin 2021.

Bertille Laguet ne se laisse pas détourner. Pas de TikTok, pas de Twitter, pas de Facebook. Elle n’allume son smartphone qu’après sa journée de production, mais la jeune héritière de Vulcain ne s’est pas pour autant trompée d’époque. Le fond de son atelier est un mini-studio photo où elle shoote ses réalisations pour les poster, encore chaudes, sur les réseaux sociaux: la moitié de ses clients viennent d’Instagram. Le peu de temps qui lui reste est consacré à ses projets personnels et à la danse, qu’elle enseigne à Lausanne.

Dans la région de Chexbres, Bertille Laguet est la jeune gaillarde qui a réalisé les couronnes et les hallebardes de la Fête des Vignerons, celle à qui l’on commande une liane de chasselas pour sa tonnelle, un chandelier ou un outil pour travailler sa vigne. Dans les galeries de Zurich, de Milan ou de New York, elle est une jeune designeuse, créative, renommée, primée. Dans le monde des arts et métiers, elle a le visage de la relève (Prix Relève des métiers d’art 2019), gardienne du savoir-faire de la forge.

Chexbres, premiers jours de l’automne 2020, sa table à souder est drapée d’un grand dessin couvert d’un puzzle de pièces ouvragées, feuilles, volutes, fleurs et enclume miniature – une œuvre funéraire commandée par la petite-fille de Jean Tinguely. Elle prépare encore quelques enseignes de rue, pour le peintre du village, un bistrot à Fribourg, un magasin de jouets à Lausanne, une fresque pour l’Université de Lausanne et un tas d’autres choses. Ce trophée emmailloté d’un papier de soie, par exemple, réalisé pour une grande adresse gastronomique à Zurich, un cylindre monolithique parfaitement achevé, tout à l’image de son art transfrontalier: de la forge pure, martelée à la main et patinée à l’ancienne, couplée à la puissance de la forme contemporaine.

On pourrait croire au portrait d’une hyperactive, candidate au workaholisme et au burn-out. Il n’en est rien. La propriétaire de la forge de Chexbres est une pragmatique. Derrière chacun de ses choix, il y a une raison. Une raison droite comme des rails, droite comme la ligne TGV qui relie Lausanne à Paris et qui passe par Dole (Jura français), où elle a grandi. Cette fille d’un ingénieur et d’une assistante sociale aime les gens, la technique et l’école. L’école le lui rend bien. Au lycée, elle prend une orientation décisive: à Dole, elle a le choix entre les sciences de la vie et les sciences de l’ingénierie. Elle préfère la seconde option.

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Son stock de profils en acier et en inox dans cet atelier qui a été fondé par l’arrière-grand-père de Philippe Naegele.
© Mirjam Kluka

Elle dessine aussi, alors elle s’aiguille sur le design industriel et se présente au concours de l’Ecole nationale supérieure: 25 places pour toute la France, l’élite, elle est reçue. Pour les études, c’est Lyon, Paris ou Marseille: elle choisit Lyon, c’est moins loin de chez elle et elle n’aime pas Paris. Deux ans plus tard, elle passe deux autres concours: l’Ecole nationale supérieure de paysage de Versailles et l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Elle est reçue à Versailles, recalée à Lausanne. Elle insiste, se représente un an plus tard: Renens sera son Petit Trianon.

«Je trouvais la Suisse cool, dit-elle. Il faut suivre ses intuitions.» Elle a 21 ans, le train arrive en gare, elle monte. L’ECAL est aux mains de Pierre Keller. «Formidable boîte à outils. Très dur, mais on ne se prend pas une claque en sortant.» Le premier mandat a pourtant claqué comme une sale gifle. Elle participe à une exposition au Danemark avec son compagnon, Matthieu Rohrer, designer. Ils y présentent une machine à café, repérée par un fabricant danois qui les mandate. Deux ans de développement, pas de salaire, elle comprend: «On est rarement payé en tant que designer.»

«Soit tu restes, soit tu pars»

Entre deux jobs alimentaires, elle participe à un programme lancé par Vacheron Constantin à l’EPFL. Elle doit concevoir un masque de réalité virtuelle. Elle pense au cuir. Le cuir vient aux oreilles d’un ami professeur de sport, qui l’emmène chez le sellier de Chexbres, et qui l’emmènera à la forge. Le 15 octobre 2015, l’angélus sonne l’apéro, Bertille Laguet franchit la porte de l’atelier. L’odeur. L’atmosphère. Elle se sent à la maison.

Elle rappelle le forgeron, Philippe Naegele. Elle l’écoute, car l’Homo faber a une devise qui lui parle: «Nous sommes ce que nous faisons.» Il sera son mentor, son maître d’apprentissage. Elle vient l’aider un jour par semaine, puis deux. Une année est passée, elle doit se décider: «Tu es une encomble! Soit tu restes, soit tu pars.» Ses contacts dans le monde blanc du design décideront pour elle. Chantal Prod’hom connaît le travail de Bertille Laguet, en particulier son radiateur en fonte grise B&M, projet de diplôme de l’ECAL qui lui a valu le Prix suisse de design 2017. La directrice du Musée de design et d’arts appliqués contemporains (Mudac) de Lausanne dépose une candidature à la Fondation Leenaards, la designeuse obtient une bourse et devient ambassadrice de la défense de l’artisanat.

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Le travail de l’acier chaud à l’enclume.
© Mirjam Kluka

Il y a deux grandes émotions au début de la vie d’un forgeron, dit-elle. La première est le choix du marteau, un outil que l’artisan adopte comme un animal de compagnie – celui de Bertille Laguet a un petit air de canard taquin. Et le tablier, réalisé par le sellier de Chexbres, une affaire de précision dont les détails «dictent les gestes», le pli naturel du cuir, la hauteur ou la rondeur d’une poche. Un dernier rituel encore: le poinçon. Elle prendra une année pour dessiner le sien. Philippe Naegele frappait un ours qui fume. Elle se contentera de son nom, qui sonne comme une étampeuse, «Bertille», dont elle a remplacé le «t» par un marteau.

Au moment de refermer la porte de l’atelier, elle taraude ses dernières paroles, lime ses phrases de conclusion, pour bien éclairer le sens qu’elle donne aux rapports humains, au travail, au design, aux hasards de la vie. «Si j’étais passionnée par la forge avant? Il y a cinq ans, je ne savais même pas que ça existait. On n’est pas obligé de rêver toute sa vie d’être forgeron pour être forgeron. L’esthétique, j’ai ça pour moi. Le reste, ça s’apprend.»