Il faut une cinquantaine d’opérations pour transformer le cuir en bracelet, une quarantaine de frappes successives pour étamper une boîte et, parfois, jusqu’à 80 étapes pour réaliser un cadran. Et ce sont tous ces gestes qui, mis bout à bout, ont refaçonné l’horlogerie suisse. Car si l’on doit à la petite Swatch d’avoir sauvé le tissu industriel local, c’est aux maisons parisiennes que revient le privilège d’avoir connecté la montre au luxe international. Hermès y a contribué et a même fait partie des pionniers qui ont établi ce lien vital entre l’Arc jurassien et les grands boulevards.
Jean-Louis Dumas crée La Montre Hermès à Bienne en 1978, l’année où il prend la direction du groupe Hermès. Quatre décennies plus tard, l’entité – rebaptisée Hermès Horloger – compte près de 300 collaborateurs, est actionnaire de la manufacture Vaucher (pôle horloger de la Fondation de famille Sandoz) et maîtrise l’habillage en interne, boîtes, cadrans et bracelets en cuir. Hermès figure aussi parmi les rares fabricants de montres actifs sur l’ensemble du spectre, de la haute complication à la montre connectée – en collaboration avec Apple, mais sans lien avec l’entité en Suisse.
Marier savoir-faire et création
Automne 2020, l’immense hall du siège moderniste de Brügg, satellite de Bienne, est un peu plus calme que d’habitude. Au centre de l’espace, un grand cheval de bois, sculpture héraldique, tient la pose, seul. Le bâtiment n’a de toute façon jamais été une ruche. Les artisans ont besoin de calme et cette maison est la leur. Ici, la spécialité, c’est le bracelet de cuir. Treize artisans s’y affairent, sous la direction d’Isabelle Rivière, 30 ans d’expérience dans la maison Hermès, en France, au Japon, et à Bienne depuis cinq ans.
Les étages supérieurs sont occupés par la gestion et la direction artistique. Laurent Dordet dirige Hermès Horloger depuis 2015. Il ne vient pas de l’horlogerie, il vient d’Hermès, où s’est occupé de la maroquinerie et la soie avant de rejoindre la Suisse. Il est le gardien de la philosophie: «Marier une ambition de savoir-faire et une ambition de création.»
Le grand stock de cuir se trouve au sous-sol. Barenia, Zermatt, Swift, section veau, section alligator, orange, bleu, vert, citron… L’encyclopédie universelle du cuir en quelques rayons. Matière première indispensable à la bonne marche de l’atelier. Car les artisans de Brügg ont une vocation singulière: ils sont en mission R&D, en lien direct avec Philippe Delhotal, directeur création et développement d’Hermès Horloger. Les artisans sont intégrés à la mise au point de toutes les spécialités, nouveautés, bracelets compliqués pour montres d’exception, jusqu’aux cadrans en marqueterie de cuir. Entièrement à la main, bien sûr. La mise en route commence toujours ici, avant la production en série, réalisée entre Brügg et l’un des ateliers de sellerie du groupe.
L’autre pôle métiers se trouve au Noirmont, dans les Franches-Montagnes, dans les Ateliers d’Hermès Horloger, qui regroupe l’habillage des montres, boîtes et cadrans. On y pratique la mécanique traditionnelle; les boîtes, par exemple, sont réalisées par étampage, sous d’immenses frappes, à l’aide d’outils réalisés sur place. L’atelier de cadrans possède, notamment, sa propre salle de galvanoplastie – pour la science des nuances. Comme pour le cuir, les ateliers sont intégrés au développement, en dialogue permanent avec Philippe Delhotal.
Hermès a procédé avec l’horlogerie comme elle l’a fait avec tous les autres métiers: posément, jusqu’au sommet. La soie, par exemple, apparaît dans les collections à la fin des années 1930, mais l’intégration du métier n’a commencé qu’une quarantaine d’années plus tard. De même, Hermès vend des montres depuis les années 1930, mais elle n’a ouvert sa division horlogerie qu’à la fin des années 1970. «Jusqu’à la montée dans la montre mécanique», note Laurent Dordet.
Depuis, Hermès contribue à faire avancer une certaine idée de l’horlogerie. Et la montre contribue à l’essor du groupe. En dépassant systématiquement la tendance moyenne de l’industrie horlogère suisse, même en cette étrange année 2020: -8% sur les trois premiers trimestres (-28% pour l’industrie), mais «nettement positif dans nos magasins», recale Laurent Dordet, signifiant que la reprise a été forte au troisième trimestre dans les boutiques Hermès, avance freinée par les quelque 300 points de vente externes.
Les années 2000, un tournant
Si Hermès Horloger ressemble à un petit pôle industriel, il est inutile de parler de verticalisation. Les métiers ne sont pas intégrés pour monter en cadence, mais pour renforcer la créativité. Avec une certaine échelle, mais pas à pas, comme un artisan. L’horlogerie commence avec l’assemblage, en 1978. L’année où Hermès lance l’un de ses modèles les plus emblématiques: Arceau. Très représentative de la manière de faire: l’esprit avant la forme – Henri d’Origny, dessinateur attitré des cravates et carrés, pose une tête de montre sur une boucle de ceinture, la montre glisse et donne son asymétrie aux attaches de l’Arceau. Puis les créations s’enchaînent, sans précipitation. Certaines restent, d’autres partent. 1981, Clipper. 1991, Cape Cod. 1996, Harnais. 1996, Heure H. 2015, Slim. 2019, Galop.
Les années 2000 marquent un tournant. «C’est la phase II, retrace Laurent Dordet. L’objectif est de monter en gamme, en technicité et en complexité, d’aller vers des segments plus sophistiqués de la montre dames et d’entrer sur les complications hommes.» En 2006, Hermès prend une participation dans la manufacture Vaucher, à Fleurier, dans le but de développer ses propres mouvements mécaniques de base. Le premier calibre maison ne sera présenté qu’en 2012. Ce qui n’empêche pas Hermès de décrocher une récompense au Grand Prix d’horlogerie de Genève en 2011, pour son modèle Arceau Le Temps Suspendu, la première de ses singulières complications.
La création officielle de l’atelier cuir remonte elle aussi à 2006. Quant aux boîtes et cadrans, ce n’est qu’en 2017 que les deux entités sont mises sous un même toit. Les Ateliers d’Hermès Horloger, au Noirmont, regroupent le fabricant de cadrans Natéber et le boîtier Joseph Erard, acquis respectivement en 2012 et 2013. Toutes ces entités forment aujourd’hui Hermès Horloger.
Ce n’est encore qu’une étape. D’autres savoir-faire et d’autres métiers seront intégrés, au fur et à mesure, à chaque fois que cela se justifiera et «qu’une taille significative sera atteinte». La grande complication n’en fait pas partie pour l’instant. La fabrication de bracelets en métal non plus. L’objectif n’est de toute façon pas de tout produire en interne. Laurent Dordet précise que les futures intégrations de savoir-faire ne passeront pas forcément par des reprises. «Nous devons jouer une partition différente. La clientèle n’attend pas de nous ce qu’elle trouve chez les pure players de l’horlogerie. Je ne connaissais rien à l’horlogerie en arrivant, mais je connaissais Hermès et ma lettre de mission était de ramener l’horlogerie proche de la maison.»
L’une des spécificités est sans aucun doute l’approche à très long terme. «Hermès n’est pas une maison de mode», précise Laurent Dordet. Les objets les plus célèbres en témoignent: le sac Kelly est presque centenaire. La montre Arceau de 1978 est toujours au cœur des collections, comme la Cape Cod de 1991. Les collections sont d’ailleurs toutes gérées sur le même mode, long terme et avec des vocations bien marquées: les métiers d’art dans l’Arceau, les animations graphiques sur l’Heure H, la Cape Cod restant le modèle de tous les jours.
«Il n’y a pas de limites»
Les nouvelles lignes sont rares, pas plus d’une tous les trois ou quatre ans. «Il y a tellement à faire sur les lignes existantes», souligne Laurent Dordet. Ses premières années en Suisse y ont été entièrement consacrées: «Retravailler nos piliers. Repenser les variations, plus travaillées, plus horlogères.» Pour ouvrir les collections vers le haut: «Montée en savoir-faire, montée en gamme.» Le moteur de cette montée progressive est quant à lui immuable: les métiers et les artisans, la tension permanente entre le savoir-faire et la création selon Hermès.
Chaque main y participe. Isabelle Rivière et toutes les spécialistes de l’atelier de Brügg. Les équipes de Frédéric Jenny, directeur industriel d’Hermès Horloger. L’ensemble des métiers du groupe et, potentiellement, tous les artisans d’art de la planète. Quelques génies horlogers, la famille Wiederrecht, Jean-François Mojon, Pierre Favre. Quelques artistes locaux, comme l’émailleuse Anita Porchet. Tous les spécialistes maison, cristallerie, marqueterie de paille, mosaïque de cuir.
Et tous ceux qui croisent la route de Philippe Delhotal et l’inspirent. Parfois jusqu’au fin fond du Japon, comme Buzan Fukushima, maître de peinture sur porcelaine Aka-é. Il n’y a pas de limites, explique Philippe Delhotal, mais il y a une règle, qu’il suit strictement: «Les compromis ne rendent pas hommage à l’objet.»
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