Une dernière chose…» jette Jacky Riesen, ingénieur électricien lustrier et propriétaire de l’Atelier d’Art à Genève-Lancy, avant de mettre fin à la rencontre. Juste une dernière petite parabole avant de clore le premier acte d’une rayonnante histoire à rallonge, dont le fil se perd dans les gentilhommières de l’Arc lémanique, dans l’intimité de stars en retraite, nababs en villégiature, entrepreneurs, fortunés, notables, patriciens, et quelques figures du quartier, voisin, brodeuse et même la petite dame à la lampe de chevet.
Car Jacky Riesen a pignon sur rue. Son abracadabrantesque atelier planté au milieu de la grise route des Jeunes ne ressemble à rien, mais c’est lui qu’on appelle comme le sauveur quand il faut vérifier les lustres avant la rencontre Biden-Poutine, éclairer un Picasso, motoriser les plafonniers des palaces, illuminer un lieu sacré ou la cage d’escalier d’un immeuble classé. Et derrière ses manières gouailleuses de titi carougeois, Jacky Riesen compte aussi parmi les plus fins artisans du coin.
L'étincelle d'un brasier commercial
Mais d’abord la parabole. Cette parabole, c’est un peu celle du «pneumologue qui fume, image-t-il. Un jour, je reçois le téléphone d’un chirurgien ophtalmologue qui me commande une lampe à lumière constante pour tester les résultats de ses opérations.» En clair, une lampe dont la lumière n’est pas fractionnée par le courant alternatif qui l’alimente. Une lampe qui ne fatigue ni les yeux ni le cerveau. Il tâtonne, griffonne. Quelques LED. Un peu d’électronique pour lisser le flux électrique. Deux potentiomètres, l’un pour la chaleur de la lumière et l’autre pour son intensité. Puis il greffe le dispositif à sa vieille lampe d’atelier. La lumière paraît tout de suite plus juste, plus reposante, naturelle comme le jour. Il conclut d’un eurêka, mais s’interroge toutefois: combien de temps allons-nous encore martyriser nos yeux en les noyant de lumières artificielles toxiques?
Jacky Riesen est persuadé qu’il tient là ce qui sera bientôt un standard de l’éclairage, au bureau, à la maison, partout. Il voit dans son prototype l’étincelle d’un brasier commercial. Il a déjà vendu quelques-unes de ces lampes et continue de prospecter. Mais il doute. S’interroge encore: «Peut-être arrivais-je trop tôt?» Comme au début des années 1980, lorsqu’il avait 23 ans, étudiant en mécanique, et qu’il mit au point une boîte à sélection de vitesses à impulsion pour voiture de course. Un standard aujourd’hui, mais auquel aucune écurie n’a cru. Econduit chez Ferrari, Audi, Ligier. Même Jean Todt ne l’a pas vu: «Il n’y aura jamais de boîte automatique sur des F1!» Fin de la parabole.
La porte tinte. Un client. Il vient chercher sa lampe, une création sur mesure réalisée avec les hélices de son bateau.
«Bonjour, monsieur Riesen! Comment allez-vous?
– Mal!… Mais constant!
– Et ma lampe? Vous me l’aviez promise…
– On n’a pas eu le temps… hein, Dominique? (Il pointe son assistant plongé dans une soudure, qui acquiesce d’une catatonie complice.)
– Vous m’avez déjà dit ça la dernière fois. Donnez-moi une date!
– Ben… revenez à la fin du mois.»
Le client ressort, sans lampe, avec pour toute réponse un bon moment de joyeux laisser-aller. L’artisan soigne en effet son style, mais sa légèreté apparente n’est qu’une impression fausse. Il aime ce qu’il fait, il respecte ses clients et il respecte chaque lampe qui passe entre ses mains. Mais, aussi vrai que son atelier foutraque donne le sentiment d’un immense inachevé, la seule chose qu’il ne maîtrise pas est son temps.
Plusieurs vies professionnelles
Car la réalité est que Jacky Riesen est plus souvent sur le terrain qu’à l’atelier et que son métier va bien au-delà de la réparation de luminaires, de la restauration de lustres antiques et de la création sur mesure: il est metteur en lumière. Il connaît les techniques et leurs effets et il sait trouver la bonne manière de les intégrer, quel que soit le support, quel que soit le lieu, avec pragmatisme et élégance. Son art est manuel, mais la confiance est son établi. Il est à la lumière ce que le banquier privé est à la gestion de fortune. Il est franc comme un col-bleu, mais il a le carnet d’adresses d’un mondain. Il est tour à tour ingénieur en électricité, restaurateur d’art ou pompier. Il sait remplacer les ampoules halogènes par des pastilles LED. Il sait comment remettre à neuf un lustre explosé dans une chute. Il sait comment anticiper les pannes et il sait intervenir dans la minute quand les circonstances en décident. Lorsque le DFAE le mobilise pour une rencontre au sommet, il est sur place dans la demi-heure.
«Je suis comme les chats, dit-il. Plus c’est périlleux, plus ça m’intéresse.» C’est vrai, Jacky Riesen a du chat en lui, bien au repos, bien en chasse, bien partout. D’ailleurs, il compte déjà plusieurs vies professionnelles et rien ne le prédestinait à s’occuper de volts et de lumens. Il est bricoleur de naissance et mécanicien de formation. Il a œuvré dans les roulements à billes. Il a été technico-commercial dans les abrasifs. Il aimait la mécanique, la moto et les voitures de course. Il s’est même essayé au théâtre. C’est d’ailleurs hors scène qu’il découvre sans le savoir son métier actuel. Dans la troupe, on le sort peu à peu des textes pour le mettre en coulisses, où il prépare l’éclairage, consolide le décor, révise la machinerie, et il adore ça. Il a toujours touché à tout. Un grand-père lui apprit le bois, l’autre le métal. Le sens de la mécanique est venu en remontant la Motom de son père, à 10 ans. Le théâtre unit toutes ses envies, mais la révélation vient plus tard. Beaucoup plus tard.
Le 1er avril 2013, il vient d’avoir 50 ans et l’indépendance l’appelle. Il cherche des affaires à reprendre, l’Atelier d’Art de la route des Jeunes est à vendre. Petite cagna pleine de lustres tombant en stalactites, quelques machines, tour, fraiseuse, scie, perceuse, et des centaines de milliers de cristaux accumulés depuis plus de 90 ans.
L’atelier a une âme, une histoire, c’est l’illumination. Monsieur Hohl, électricien, ouvre en 1930 et se consacre à l’électrification des lustres à incandescence, bougies, pétrole, gaz. L’affaire est ensuite reprise par M. Roullier, qui lui donnera ses lettres de noblesse. Un autre électricien prendra le relais, avant de revendre le fonds de commerce à Jacky Riesen. Il pensait avoir fait une belle affaire et il pensait pouvoir en vivre tout de suite. Il lui faudra quatre ans pour nettoyer les placards et se refaire une réputation. Pendant cette lente reconstruction, il donne des cours de mécanique, il ressort son costume de technico-commercial et fait la tournée de tout ce que la place compte d’électriciens.
Pas de standard
La clientèle finit par revenir. Jacky Riesen teste alors sa capacité à gérer la croissance: «Plus de mandats, c’est aussi plus de frais et le différentiel augmente…» Jusqu’à ce qu’il parvienne à un niveau de réputation suffisant pour pouvoir ajuster les prix, sélectionner les mandats et renforcer sa trésorerie. En prenant toujours soin de bien contrôler son seuil de rentabilité: il n’est pas encore question d’engager des collaborateurs en fixe – Dominique, son assistant, travaille au mandat.
Jacky Riesen prévoit tout de même des investissements – notamment pour produire son système maison d’éclairage de tableaux en microtubes et LED. Il prévoit l’achat d’un nouveau tour, d’une nouvelle fraiseuse et peut-être d’une nouvelle perceuse à colonne. Car la réputation ne suffit pas, il faut aussi savoir tout faire. Le plus difficile, explique l’artisan, est de tailler des pas de vis à l’intérieur de tubes. Et tout est fait pièce à pièce, car dans les luminaires, l’industrie n’a pas imposé de standard: on rencontre tous les diamètres, tous les types de filetage et chaque pays a des normes différentes. Chaque lustre a aussi sa propre histoire, un morceau de patrimoine qu’il faut traiter avec respect, dit-il.
Jacky Riesen ralentit encore son débit de paroles, comme pour être certain d’être bien entendu. Sa dernière casquette: membre de l’association Label Genève, pour la promotion des artisans d’art à Genève. Il tend son smartphone, un selfie avec Nana Mouskouri, Bal du Printemps 2019, soirée de bienfaisance pour la Fondation internationale pour la recherche en paraplégie. Il y présentait une lampe colonne en voile de bateau, réalisée avec le designer Claudio Colucci et le maître voilier Nicolas Berthoud (voir «PME» juillet-août 2021): estimation 3000 francs, adjudication 30 000 francs. Quelques mois plus tard, les trois artisans présentent une version de table de leur lampe et remportent le premier prix des Métiers d’art & Design en 2019. Fin du premier acte, rallumez la salle.
Bio express
- 1973 Premier exploit mécanique: Jacky Riesen remonte la Motom de son père. Il a 10 ans.
- 2013 Il reprend l’Atelier d’Art et se lance dans l’indépendance.
- 2019 Consécration: premier prix Métiers d’art & Design (avec Claudio Colucci et Nicolas Berthoud).