«C’est un petit monde dans lequel il faut réagir comme si tout était grand… faire émerger du métal des figures minuscules avec le même élan qu’une sculpture monumentale.» Michèle Rothen Rebetez, graveuse en horlogerie, montre l’image d’une pièce unique réalisée chez Patek Philippe en 1983, un décor tressé sur le dos d’une boîte de montre de poche, gravée et oxydée pour en souligner les volumes, aussi vrais que nature, et elle poursuit: «Il faut savoir tricher… amener le plus de relief possible…» En touchant à peine la surface, aurait-elle pu ajouter, car elle opère avec ses burins sur des peaux de métal, où un millimètre d’épaisseur est une montagne.

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Il n’y a pas de montre dans l’atelier de Michèle Rothen Rebetez. Elle-même n’en possède pas. Mais l’horlogerie lui doit beaucoup. Cela fait près de quarante ans qu’elle travaille à en embellir les plus belles pièces. Des montres de collection, de petites séries, beaucoup de pièces uniques. Des montres de grande valeur qui font rayonner les marques qui les ont produites, mais qui portent rarement la signature des artisans qui les ont achevées.

Un art appliqué qui part du dessin

Michèle Rothen Rebetez fait partie de ces génies anonymes. Elle est graveuse. Depuis toujours, par vocation. La gravure est un art. Un art appliqué, qui part toujours du dessin, du crayon, de la main. Un art ancestral dont on possède tous quelques reliques dans un fond de poche: pièces de monnaie frappées dont la matrice a été façonnée sous les burins du graveur.

Chaque burin a sa fonction et sa forme, selon le dessin, selon le métal.

Elle est tellement habituée à travailler dans l’ombre qu’elle a hésité à dire oui à un reportage dans son atelier. Puis elle s’est laissé convaincre, pas pour parler d’elle, mais pour parler de son métier. Elle ne savait pas à quoi s’attendre, mais elle a potassé un sujet, un seul: l’Ecole des arts appliqués de La Chaux-de-Fonds. Là où elle s’est formée, là où elle a enseigné pendant douze ans, là où elle a eu sa fille comme élève. La seule filière de formation qui existe en Suisse, relique d’un temps resté gravé dans l’histoire de l’horlogerie. Michèle Rothen Rebetez prend ses notes: «La formation a été lancée dans les années 1870, sous l’impulsion des industriels.» Années charnières: c’est à ce moment-là que l’horlogerie se mécanise, se standardise et se spécialise. Jusqu’alors, la gravure était pratiquée par les horlogers, elle devient un métier et un support de différenciation commerciale essentiel, ce qu’elle est encore aujourd’hui.

«La profession était totalement masculine. J’étais la première fille à faire cet apprentissage dans cette école.»

 

Mais, si elle s’était renseignée plus tôt, peut-être que Michèle Rothen Rebetez ne serait jamais rentrée dans ce métier. «Je ne le savais pas, mais c’était une profession totalement masculine et j’étais la première fille à faire cet apprentissage dans cette école.» Médailles, plaques de porte, timbres: la gravure, c’est le métal, et le métal, c’est une affaire d’hommes. Mais elle, ce n’est pas le métal qui l’a attirée, mais le dessin et l’envie de pratiquer un art appliqué. D’ailleurs, elle ne connaissait pas l’école de La Chaux-de-Fonds, c’est en étudiant les peintres neuchâtelois classiques qu’elle s’est aperçue qu’ils étaient souvent passés par l’atelier gravure de La Chaux-de-Fonds. C’est une révélation: «La précision, la tranquillité, le métal… une évidence.»

Les quatre ans d’apprentissage sont un rêve. Elle fait tout ce qu’elle aime, dessin, modelage. Elle insiste: «Dans cette filière, ce qui est extraordinaire, c’est que les quatre degrés partagent le même atelier, ils peuvent communiquer, partager, s’aider, et comme ils sont en général quatre par degrés, le contact avec l’enseignant devient très personnel, avec grande écoute et partage.» Elle trouvera aussi un compagnon dans cet atelier, qui sera bientôt son époux.

Passage chez Patek Philippe

La sortie d’apprentissage est encore plus fluide. Elle obtient son diplôme en 1981. Patek Philippe veut renforcer son atelier de gravure et contacte l’école. Elle est engagée et passera trois ans à Genève, rue du Rhône. Ce passage chez Patek Philippe, explique-t-elle, «a été capital». On la croit volontiers: le secteur horloger est en pleine restructuration et Patek Philippe fait partie des très rares maisons à maintenir les métiers traditionnels en vie. Elle rejoint le graveur qui était déjà en place depuis près de dix ans, qui l’épaule et l’emmène sur le sentier de la vraie production.

Toute la réalisation se fait sous binoculaire. Mais au final c’est à l’œil nu que la graveuse juge son travail.

Elle commence par de petites séries. Des volutes sur des boîtes rectangulaires. Puis elle enchaîne avec du champlevé, cette technique qui consiste à graver en enlevant la matière autour des motifs. Une technique souvent complétée par l’émail grand feu. D’ailleurs, sa main est assez sûre et elle commence bientôt à travailler ses propres dessins et discute directement avec les émailleuses. Puis arrive sa première pièce unique: une scène antique pour une montre de poche en or, une Diane chasseresse accompagnée d’une figure masculine dans son décor naturel. En quelle année? «1983… non… 1982!» Un an seulement après être sortie de l’école.

«Le dessin est essentiel. Il faut rencontrer le motif, trouver un caractère. Il faut que la gravure se ressente dans le dessin. Il faut une logique.»

 

Mais elle confesse, sa première pièce unique marque aussi son premier repenti: elle traverse le métal en creusant le profil du bellâtre, qui sera ravaudé d’un point de soudure. Il n’y a que des photos à l’échelle 1:1 pour se rendre compte de la finesse du motif. Et les dessins préparatoires, cinq fois plus grands, au moins, pour se rendre compte du travail de préparation. Les volumes sont déjà là, aux traits. La perspective aérienne aussi, marquée d’une pointe de crayon toujours plus légère.

«Le dessin est essentiel. Il faut rencontrer le motif, trouver un caractère. Il faut que la gravure se ressente dans le dessin. Il faut une logique. Il faut qu’ils comprennent.» «Ils», ce sont les clients, car tout commence toujours par un dialogue. La création est rarement un thème libre, mais même lorsque c’est le cas, il est indispensable de comprendre ce que veut le client, «de sentir les attentes».

L'appel du plateau jurassien

L’appel du plateau jurassien ne tarde pas. La graveuse, qui a passé sa vie entre Bienne et Le Locle, quitte Genève, quitte Patek Philippe et s’installe en indépendante, au Locle. Nous sommes en 1984, le pari est risqué, l’horlogerie tremble encore sur ses fondations, la Swatch entame tout juste sa carrière commerciale. Mais Patek Philippe ne l’abandonne pas et lui laisse quelques mandats. Le tissu local fera le reste. Un horloger indépendant du Locle, Kurt Schaffo, lui assurera du travail pendant près de vingt ans, uniquement des pièces de collection, sur commande. La mode est encore aux montres de poche et aux mouvements squelettés, dont les fines ossatures sont décorées à la main.

Du classique décor de volutes aux motifs érotiques, le champ des possibilités est infini. Et les moyens plus que sobres: juste quelques burins.

Puis les demandes se sont enchaînées, naturellement, l’une emboîtant l’autre. Tant et plus que la graveuse n’a jamais eu besoin de chercher de mandats. Même s’il y a eu quelques creux, comme en 2008, après la crise des subprimes, elle ne s’est «jamais mise en souci» et «le travail est toujours revenu». D’ailleurs, elle n’a pas de cartes de visite et n’en a jamais eu. Sa fierté est surtout de n’avoir jamais refusé de mandat. Si, une fois, Jacky Epitaux, montres Rudis Sylva, et elle le regrette.

Les maisons de prestige font partie de sa clientèle. La plupart ne peuvent pas être citées ici, mais tout ce qui fait le luxe horloger de Genève à la vallée de Joux est passé par l’atelier, comme en témoignent les archives de la graveuse. Les montres Bovet jouent un grand rôle, dès les années 1990. Des marques plus jeunes et plus confidentielles font aussi appel à Michèle Rothen Rebetez, comme le genevois Czapek ou l’horloger irlandais McGonigle.

Une relation particulière avec De Bethune

Elle entretient une relation particulière avec la manufacture De Bethune, et son créateur, Denis Flageollet, ami depuis les années d’études, pour qui elle a réalisé des œuvres à part, comme la série des Maestri’Art ou la pièce d’anthologie Armilla, dont le boîtier futuriste est entièrement gravé en taille-douce, reproduction d’une œuvre du dessinateur François Schuiten: un mois de travail.

L’atelier d’une graveuse: simple, sobre, un binoculaire, une poignée de burins et quelques petites machines pour les façonner.

Mais son travail n’est pas toujours aussi démonstratif. Ce jour de la mi-janvier, son établi était occupé par une pièce minuscule, pas plus grande qu’une tête de clou, sur laquelle elle venait de graver un aigle napoléonien, qui ornera la cage d’un tourbillon d’une montre signée Christophe Claret, horloger indépendant, également installé au Locle: une journée de travail.

Il n’y avait rien d’autre à voir dans son atelier ce jour-là. Mais c’est sans doute à cela que l’on reconnaît l’atelier d’une graveuse: simple, sobre, un binoculaire, une poignée de burins et quelques petites machines pour les façonner. Une simplicité qui déconcerte et contraste avec le résultat final, le plus souvent des montres d’une grande complexité, technique et esthétique: décors de volutes, guilloché main, champlevé, bas-reliefs, taille-douce. Les nouvelles technologies n’ont d’ailleurs jamais franchi la porte de l’atelier. Tout est dans le dessin, tout est dans la main.


Bio express

  • 1981 Première femme à obtenir un diplôme de graveuse aux Arts appliqués de La Chaux-de-Fonds.
  • 1982 Réalisation de sa première pièce unique chez Patek Philippe.
  • 1984 Elle quitte Patek Philippe, s’installe à son compte au Locle et n’a jamais eu besoin de démarcher un seul client.