Mylène Thiébaud, qui travaille pour la jeune marque suisse d’horlogerie BΛ111OD à Neuchâtel – prononcez «Baïo» – aime tenir compte des avis de son cercle d’amis. Même lorsqu’il est question d’acheter une nouvelle voiture: «Un propriétaire satisfait a pour moi beaucoup plus de crédibilité que le commercial qui affiche le logo de la marque sur son col.» C’est exactement ce principe que BΛ111OD a transposé à la vente de montres, explique-t-elle. A l’aide d’un concept de distribution et de publicité plutôt inédit.
Résultat: BΛ111OD a récemment présenté une montre à tourbillon Swiss made. Les plus rapides ont pu l’acquérir pour 3920 francs, ensuite il en coûtait 4440 francs. Il faut savoir que le tourbillon est une des catégories reines de l’horlogerie. On paie aisément 80 000 francs et plus pour cette complication auprès de pas mal de marques horlogères. Rien d’étonnant, par conséquent, que les 220 pièces de la première série aient déjà toutes trouvé preneur.
Seul levier: la commercialisation
A l’origine de cette aventure, il y a le jeune entrepreneur Thomas Baillod. Celui-ci s’est dit qu’il devait être possible, même en Suisse, de fabriquer des montres dont le prix se situait dans l’entrée de gamme, nettement moins chères que les modèles de luxe. L’homme a vite compris que, pour ce faire, les possibilités de réduction des coûts industriels étaient épuisées et que le seul levier permettant de diminuer véritablement les prix résidait dans la commercialisation. «Lorsqu’on vend une montre par le circuit classique, 65% du prix de vente va à la distribution, calcule-t-il. Donc 650 francs pour une montre à 1000 francs.» Il reste donc 350 francs au fabricant, dont il faut déduire 175 francs pour les coûts de production. «J’ai pensé qu’il était grand temps de repenser le processus de vente.»
Thomas Baillod, qui avait occupé diverses fonctions pour des marques comme Victorinox et Maurice Lacroix, a donc réfléchi. Et développé un mode de vente à la Tupperware adapté au XXIe siècle grâce à la numérisation. Son truc: faire de ses clients des revendeurs. Il les nomme les «affluendors», un mot-valise fabriqué avec les notions d’«ambassadeur», de «vendeur» et d’«influenceur».
Une des clientes de la première heure fut Mylène Thiébaud, aujourd’hui promue Head of Business Development Allemagne-Autriche-Suisse. En achetant sa première montre, elle a obtenu comme tous les clients, et si elle le souhaitait, le droit de vendre elle-même quatre autres montres. A cette fin, on lui a ouvert une mini-boutique sur la Toile, son vrai «magasin» restant néanmoins son poignet: si la montre séduisait l’un de ses amis, elle signalait la possibilité d’une vente via internet. Et si quatre nouveaux clients se manifestaient dans sa mini-boutique, elle recevait une montre en cadeau.
En dix jours, Mylène Thiébaud avait vendu huit montres. Avantage: elle n’a pas dû investir, ni payer un loyer, ni financer un magasin, ni prendre des montres en dépôt. Elle n’a dû que partager son enthousiasme, ce qu’elle a notamment fait sur LinkedIn.
Première montre en 2019
Au début, ce devait être une simple expérience. Thomas Baillod a voulu traduire une fois au moins la théorie dans la pratique, rien de plus. Pour ce faire, il lui fallait un produit à l’excellent rapport prix-performance. C’est en 2019 que sa première montre a vu le jour. Sa première-née avait été conçue par une designer suisse, disposait d’un mouvement à échappement à double spiral et était produite en Asie à un prix de supermarché: au-dessous de 400 francs. Ce fut le premier haut fait de Thomas Baillod. Et ça a marché. Rapidement, il propose un deuxième modèle. Encore un succès. Durant la première année, plus de 1500 montres ont été vendues, pour l’essentiel en Suisse romande. Au bout de dix-huit mois, son chiffre d’affaires atteignait le million.
En dépit du succès initial de la jeune marque, il subsistait une forte restriction mentale: made in Asia, c’était évidemment faisable, mais en Swiss made, ce serait parfaitement impossible. Si bien que Thomas Baillod tenta son troisième coup en mettant en chantier le modèle BΛ111OD entièrement Swiss made. Un modèle automatique à cadran squeletté et côtes de Genève en guise de décoration. Conçu par la même designer et, grâce à son calibre automatique squeletté, il représente la même plus-value tout en demeurant dans la même catégorie de prix (environ 500 francs). Or, cette fois, la montre est entièrement fabriquée dans l’Arc jurassien.
Réseau de sous-traitants
Bon, lui dit-on sans acrimonie, ce procédé ne serait jamais transposable dans le haut de gamme, avec des complications. Thomas Baillod a pris cette critique comme un défi. Et a mis en route son quatrième coup sous la forme d’un tourbillon à moins de 4000 francs. Il active son réseau de sous-traitants. Le développement est assuré sous la direction d’Olivier Mory à La Chaux-de-Fonds et, en l’espace de deux mois, le projet est en production.
A noter que cette montre reprend certains codes de la haute horlogerie, notamment avec un boîtier de titane de degré 5 et un remontage manuel avec 105 heures de réserve de marche. Son nom, The Veblen Dilemma, fait référence à l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen (1857-1929) qui, dans sa Théorie de la classe de loisir, décrivait le mécanisme selon lequel c’est souvent son prix élevé qui rend un produit vraiment désirable. La branche a d’ailleurs diversement réagi. Des amis travaillant dans le même secteur se sont souvent offert la montre. D’autres affichent leurs doutes. Mais Thomas Baillod n’en a cure: il travaille déjà sur son cinquième coup.
En chiffres
Fondée il y a deux ans, BA111OD a réalisé un chiffre d’affaires de 1,5 million de francs en 2021 et espère générer des ventes de l’ordre de 3 millions de francs en 2022. Une croissance exponentielle qui lui laisse entrevoir un chiffre d’affaires de 20 millions de francs à l’horizon 2025.