Silvio Berlusconi est suspendu près de l’entrée, juste à côté de Betty Boop et de tout un bestiaire sorti du grand livre de l’histoire de l’art. La visite commence sur le mur adjacent, par un doigt pointant un trio de dauphins, silhouettes noires en danse synchronisée dans une mer de tesselles blanches cadrée par une frise. Petite fenêtre de pierres ouverte sur l’Antiquité grecque, premier mètre de la route qui mènera Adriana Cavallaro jusqu’en Suisse, à Lausanne, chemin d’Entre-Bois, Ateliers de Bellevaux, grande halle industrielle qui fut, dans les années 1970, un centre de production des montres Omega et qui abrite depuis quinze ans un foyer d’artistes.

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Adriana Cavallaro est mosaïste et sa première réalisation en Suisse a été vue par le grand monde: un pavage pour une exposition au Musée olympique. D’habitude, elle travaille plus discrètement, dans l’intimité de riches villas, qu’elle embellit sans signer ses œuvres, comme au temps des maîtres mosaïstes des empires méditerranéens.

Une évidence quand on a grandi à Ravenne

Cela fait près de dix-sept ans qu’Adriana Cavallaro vit à Lausanne et occupe un atelier dans le quartier de Bellevaux. Un grand espace ceinturé d’étagères lourdes de plaques de pierres qui débordent jusque dans les couloirs, matière première qu’elle découpe en petits carrés nommés tesselles et dont elle fait son art. Adriana Cavallaro ne pouvait être que mosaïste. C’était une évidence puisqu’elle a grandi à Ravenne, et qu’à Ravenne, on naît mosaïste, comme à La Chaux-de-Fonds, on naît horloger. Ravenne, berceau historique de la mosaïque byzantine, sommet historique d’un savoir-faire antique, tableaux pointillistes faits d’éclats de roche fixés dans le mortier, dont certaines réalisations nous sont parvenues presque aussi fraîches qu’à leur création, parfois bien avant le seuil de l’ère chrétienne.

PME MAG MOSAISTE ADRIANA CAVALLARO

Tesselles: la palette de la mosaïste. Souvent en pierre, ici en verre.

© Valentin Flauraud

Sous la reproduction des trois dauphins, il y a la bibliothèque, où les livres ne tiennent pas en place, comme leur propriétaire. La praticienne y plonge des mains assurées dès qu’on la questionne sur son métier, ses origines et tout ce qui a pu la pousser à emprunter une voie aussi caillouteuse que la sienne. Elle commence par expliquer son parcours. Son goût de toujours pour la création, les beaux-arts en général, et la mosaïque en particulier. C’est normal, nous sommes à Ravenne, brasier de l’art paléochrétien, épicentre des rêves byzantins du monde romain entre le Ve et le VIIIe siècle, patrie du mausolée de Galla Placidia, des basiliques Saint-Vital, Saint-Apollinaire et de tous les autres sites que l’Unesco a classés. A Ravenne, on pense, on vit et on meurt en mosaïque, jusque sur sa pierre tombale.

«Je mourrai mosaïste, même si je rêve d'apprendre d'autres métiers...»

Ravenne rayonnait déjà depuis un bon millénaire et demi lorsque la jeune Adriana Cavallaro fit face à son destin. En 1992, le parcours scolaire obligatoire touche à sa fin, il faut une orientation, sa professeure d’éducation artistique trace la ligne de départ, convainc père et mère, direction les arts appliqués, section mosaïque. Elle a le choix entre la création et la restauration. Elle prend la création. Cinq ans. Deux diplômes. Puis elle poursuit à l’Académie des beaux-arts, peinture, gravure, mosaïque, six ans. Les trois dauphins remontent à cette époque. Adriana Cavallaro est assistante pendant les cours d’été. Parmi les élèves, un Lausannois; son projet est ambitieux, Adriana l’assiste, les dauphins sont finalement achevés, l’été aussi, mais ils se retrouveront et ne se quitteront plus.

L'histoire, la grande et la petite

Elle termine ses études en 2004. Formée de la tête aux pieds, mais toujours à l’étroit dans un seul costume: «Je mourrai mosaïste, même si je rêve d’apprendre d’autres métiers… J’adore la gravure, la peinture… staffeuse, tourneuse… mais si je devais vraiment changer d’orientation, je choisirais… l’archéologie!» Elle n’en est pas si loin. Ses commandes sont souvent faites de reproductions. Alors elle fréquente les sites archéologiques, Italie, Grèce, Turquie, Chypre, dont elle repart, quand c’est possible, avec de grands calques sur lesquels elle redessine les œuvres originales, tesselle par tesselle.

PME MAG MOSAISTE ADRIANA CAVALLARO

Chaque tesselle est débitée à la main. Un geste de précision réalisé au marteau, sur une contre-lame enfoncée dans un billot. La finesse du motif final dépend de leur taille et de leur régularité.

© Valentin Flauraud

Elle connaît l’histoire, la grande et les toutes petites. Elle s’enthousiasme de tout. Elle ne sacralise rien. «C’est génial, dit-elle. Quand on commence à s’intéresser à la mosaïque, on découvre que c’est comme de la bande dessinée… mais en pierres!» Ce sont ses mots, alors qu’elle évoque la cathédrale de Monreale en Sicile, magnum opus, plus de 6000 mètres carrés de murs, colonnes et voûtes pavés de pixels minéraux de quelques millimètres, retraçant les gloires de la chrétienté.

«La mosaïque est un art du mouvement»

Elle connaît toutes les techniques, opus lapilli hellénique, opus tessellatum et opus vermiculatum romains, opus musivum byzantin. Elle connaît les motifs classiques, les sites majeurs, les pièces secrètes. Elle repère les époques, les maîtres, les écoles, les styles, les régions, les traits, les nuances, les textures, les mouvements – «la mosaïque est un art du mouvement» –, les marbres et tous les autres calcaires, les galets, les céramiques, les verres, les ors. Elle distingue les pierres qui iront au sol et celles qui envoûteront les parois. Celles qui résistent au froid suisse et celles qui préfèrent la douceur des intérieurs.

Des siècles d’histoire de l’art, qu’elle tient dans les mâchoires d’une tenaille. Ce sont parfois de vraies tenailles, des pinces, dont elle possède toute une collection, selon les matériaux à découper. La plupart du temps, c’est la mosaïste elle-même qui sert de tenaille, un marteau lune dans une main, une plaque de pierre ou de verre dans l’autre. La seconde partie de la pince est une petite enclume taillée comme une lame de hache émoussée, enfoncée dans un billot, le ceppo. Par petits coups, le matériau est débité en parallélépipèdes, toujours plus minuscules, toujours plus réguliers.

PME MAG MOSAISTE ADRIANA CAVALLARO

A chaque fois, un chantier, «une prise  de tête», image Adriana Cavallaro.

© Valentin Flauraud

Adriana Cavallaro fait la démonstration. Tout paraît simple. Mais rien n’est simple. Elle voit avec ses mains. La veine de la pierre, l’endroit précis et la force avec laquelle il faut frapper. Elle suit les impacts, reprend ces carrés de marbre jusqu’à la dimension voulue. Toute une science des matériaux au service d’un art appliqué. Avec l’obsession d’utiliser la matière première au maximum, de n’en laisser qu’un peu de poussière. «Tous les matériaux sont précieux», explique-t-elle. Chaque morceau de roche compte. Chaque pizza ou plaque de verre a sa destination. Elle garde toujours en exemple ses prédécesseurs antiques, dont les chantiers n’ont gardé aucune trace de déchets.

Un art élitaire

La mosaïque a toujours été un art élitaire. Les patriciens en décoraient les sols de leurs plus riches architectures. L’Eglise chrétienne l’a élevée sur les flancs et les voûtes de ses nefs. Et sans doute que les artisans de l’Antiquité avaient déjà de la peine à faire valoir leur incroyable savoir-faire. Car chaque œuvre est un chantier – «une prise de tête» – sur lequel Adriana Cavallaro passe entre quelques semaines à quelques mois. Certains motifs exigent plus de temps encore, lorsqu’ils impliquent des recherches, parfois même des voyages. Mais certains clients mal instruits n’y voient qu’un jeu de catelles artistement arrangées et imaginent que le plaisir de créer suffit à l’artiste. La mosaïste a tout de même appris à imposer ses tarifs.

PME MAG MOSAISTE ADRIANA CAVALLARO

Les motifs sont préparés en atelier avant d’être cimentés sur leur support définitif, sol, mur, voûte. 

© Valentin Flauraud

Au début, elle n’osait pas. Alors elle faisait l’appoint avec des petits jobs, un peu d’éducation, un peu de social, un peu d’action communautaire – elle en fait toujours un peu, comme en ce moment le projet Les Jardins de poche avec les enfants du quartier de Bellevaux –, un peu d’enseignement, des cours de dessin, des cours de mosaïque dans son atelier – qu’elle continue à donner.

Puis, il y a eu ce «mythique covid» et elle a dit «basta»! Depuis une année et demie, Adriana Cavallaro se concentre sur son métier et ne fait que de la mosaïque. Sols, salles de bains, entrées d’immeuble, jardins, piscines, créations, reproductions, techniques anciennes, techniques à elle, marbre, verre, matériau de récupération. Elle vient de terminer plusieurs chantiers. Elle s’apprête à en ouvrir de nouveaux. Elle multiplie les contacts, elle expose – elle était au salon Métiers d’art dévoilés, à Morges, au début de mai, où elle a noué «de bons contacts». Jusqu’à cet été, elle est «bien occupée», dit-elle, avec un accent de Ravenne qui fait oublier que nous ne sommes pas encore en été.