«Je me facilite la vie.» Quand on voit Georges Brodbeck, septuagénaire, lumineux, dans son atelier de Saignelégier (Franches-Montagnes) chargé comme la réserve d’un conservatoire des arts et métiers où s’entremêlent machines, motos, appareils photos, caméras Bolex et même un vélo Solex, on est loin de le croire sur parole. Mais la visite lui donne raison. Par petites touches, il dévoile son savoir-faire et la vérité apparaît: ce qui se passe ici est unique et probablement impossible à reproduire. Georges Brodbeck est guillocheur. Un art décoratif très ancien que les archéologues font remonter aux amphores du néo-sumérien et qui consiste à tracer des motifs réguliers sur un support. 

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Cet art devient mécanique au XVIIe siècle et gagne son âge d’or aux XVIIIe et XIXe siècles. D’abord dans la joaillerie, comme les fameux œufs de Pierre-Karl Fabergé. Puis le guillochage s’étend à l’horlogerie, au travers de figures tutélaires comme Abraham-Louis Breguet et Urban Jürgensen. Le guillochage a même eu son ère d’utilité publique: la technique sert à réaliser le premier timbre de l’histoire, le britannique Penny Black de 1840.

Un maillon vivant de cette filiation

Georges Brodbeck est un maillon vivant de cette filiation. La pratique n’a quasiment pas évolué depuis ses origines, ni les machines, ni les gestes, mais, dans ses mains, tout a l’air neuf, comme s’il avait encore tout à dire et qu’il n’attendait plus qu’un client assez fou pour lui demander l’impossible et ouvrir de nouvelles voies d’expression. Mais le guillochage est assigné à une mission: perpétuer le classicisme mis en place par les maîtres horlogers du temps de la montre de poche.

Georges Brodbeck

L’art et la machine. La guillocheuse est de 1918. Les cadrans sont actuels.

© Guillaume Perret

Alors Georges Brodbeck s’exécute et trace inlassablement vagues, lignes, clous de Paris, carrés, losanges, grains d’orge, en jouant de toutes les gammes que ses clients lui commandent. Décor régulier, spiralé ou flammé, avec ou sans cartouche, quelques tapisseries. Cadrans rapportés, segments pour réserve de marche, frises. Le vocabulaire formel n’a pas encore trouvé ses limites, sinon dans le style où le luxe a confiné cet art qui a pourtant connu des époques plus délurées.

Tout ici a l’air foutraque, mais c’est une impression fausse.

 

Le guillochage avait presque disparu. Les machines ne se fabriquent plus depuis les années 1950-1960. Des joyaux de mécaniques, réalisées pour la plupart pièce à pièce, dans des ateliers de mécaniciens passionnés qui fleurissaient dans l’Arc jurassien – et ailleurs. Les plus chanceuses de ces machines ont fini vernies dans des musées. Celles qui n’ont pas été démembrées sont éparpillées dans le monde, abandonnées comme des fétiches d’un culte oublié.

Georges Brodbeck, mécanicien de précision depuis toujours, n’a rien oublié, mais il a pris le temps d’apprendre. Un oncle lui avait dégotté une de ces machines à guillocher, un tour à flinquer, qu’il avait entièrement restaurée sans savoir à quoi elle servait, pour la beauté de sa mécanique et pour en décorer son salon, où elle est toujours.

Comme un orchestre symphonique

Tout ici a l’air foutraque, mais c’est une impression fausse. Tout dans cet atelier a un sens. Chacun de ces postes de travail enchevêtrés a sa nécessité. Certains travaux mobilisent plusieurs machines, réglées picobello comme un orchestre symphonique, sur lesquelles le mécanicien d’art passe parfois plusieurs heures pour décorer un seul cadran. Les explications sont aussi fluides que débordantes, touches, rosettes, burins, chariots dynamométriques, posage sous vide, grattage de microns, taillage d’index sur cadrans bombés. 

Georges Brodbeck

Lubrification des rosettes: matrices de bronze dont les reliefs subtils feront naître des motifs d’une grande complexité géométrique. 

© Guillaume Perret

Des vies comme la sienne, il n’y en qu’une et il a l’air d’en avoir plusieurs: un quart de siècle dans la production horlogère de cadrans et de boîtes et deux bonnes décennies dans le guillochage main, comme indépendant. Et tout le reste: la moto – il les restaure, il les pilote, route, trial, cross –, la photo – argentique, numérique –, les drones – il vient de frôler l’accident diplomatique avec un zeppelin à Friedrichshafen, en Allemagne. 

Jusqu’aux années 1950, le guillochage était encore un métier vivant, au cœur de l’activité horlogère, avant de finir au reliquaire. Selon Georges Brodbeck, c’est Nicolas Hayek, du Swatch Group, qui l’a fait renaître à la fin des années 1990, lorsqu’il a racheté les montres Breguet, dont le nom est indissociable du guillochage. Cette brèche ouverte a fait appel d’air et l’horlogerie de luxe renaissante s’y est engouffrée. Mais l’art est difficile, cher, les ateliers indépendants sont rares et les bons praticiens encore plus.

A l'échelle moléculaire

Dans cet atelier, rien de tout cela. Tout est fait à la main, sans assistance informatique, tout en mécanique, sur tous les types de machines à guillocher existantes: tour à flinquer (tout ce qui tourne et dessine des secteurs réguliers), guillocheuse à lignes ou à tapisserie (reproduction en miniature de décors sur matrice de métal – le décor «plaque de chocolat» de la Royal Oak d’Audemars Piguet est réalisé ainsi). Et quelles mécaniques. Georges Brodbeck vit en symbiose avec le métal, avec les forces, les tensions, les souplesses, les axes, les roues, les pignons. De la haute précision. A l’échelle moléculaire.

Georges Brodbeck

Une matrice dite à tapisserie.

© Guillaume Perret

Exemple. Il a compris que graver un décor sur un cadran de quelques dixièmes de millimètres d’épaisseur en augmente la surface d’un côté et crée une tension qui voile la pièce de métal. Alors il plaque tout sous vide d’air: comment parvenir sinon à tracer des décors de quelques centièmes de millimètres de profondeur dans du métal ou de la nacre avec une régularité qui ne tolère aucun écart et sans repentir possible? Il en va de même avec chacune de ses machines, toutes des antiquités, toutes restaurées de sa main et toutes modifiées, jusqu’au chariot qui permet d’appuyer le burin sur la pièce à graver: la plupart le font au pouce nu, Georges Brodbeck s’est construit de petits chariots à pression dynamométrique.

Cet atelier est un joyau où les grandes marques de prestige viennent faire habiller leurs plus précieuses créations.

 

Plus extrême encore. Il tend un burin de sa fabrication, une pointe minuscule qui darde au bout d’un bâton d’acier. Il tend une loupe d’horloger, le coup d’œil est saisissant, la pointe est parfaite, les angles d’attaque précis et réguliers. Il reprend le burin et le place sous un binoculaire plus puissant et ce qui paraissait régulier et lisse révèle sa vraie nature: des angles microscopiques taillés de chaque part de la pointe, comme pour anticiper le travail à venir, jusqu’à la manière dont la lame va évacuer le copeau.

Chacune de ses explications est un coup de fouet. Les opérations que l’on pensait simples à comprendre révèlent un abysse de connaissance et de maîtrise. Le guillochage main semblait pourtant évident en début de visite. Une rosette – ou une came – sur laquelle un relief a été taillé, une touche – doigt de métal – qui vient épouser ce relief et le transforme en mouvement rotatif ou vertical, entraînant le posage sur lequel la pièce de métal à ouvrager est fixée et contre laquelle l’opérateur vient pousser délicatement un burin – le burin est fixe, la pièce bouge, c’est une particularité du guillochage.

Ce savoir-faire se sait et, dans le secteur, cet atelier est un joyau où les grandes marques de prestige viennent faire habiller leurs plus précieuses créations. On ne les citera pas, la discrétion est (hélas) toujours de mise, d’ailleurs Georges Brodbeck ne fait la plupart du temps que de la sous-traitance pour d’autres cadraniers, la liste est de toute façon trop longue.

Georges Brodbeck

Le mécanicien d’art à l’œuvre. Certaines réalisations nécessitent des passages sur plusieurs machines. Un jeu de patience qui exige une connaissance virtuose, du réglage des machines jusqu’à la maîtrise de la main qui donnera sa régularité à la gravure finale.

© Guillaume Perret

Après s’être simplifié la vie, il a même commencé à simplifier celle des autres. Depuis quelque temps, il est devenu le mentor d’une nouvelle génération d’horlogers qu’il forme au métier et pour qui il prépare des machines qu’il déniche à travers le monde, comme il le fait pour lui-même depuis un quart de siècle. Il y a là la fleur de l’horlogerie indépendante. Il est en ce moment sur deux guillocheuses destinées à Hervé Schlüchter, à Bienne, et une autre pour Rexhep Rexhepi, à Genève. Il accompagne aussi un jeune Belge, Bernard Van Ormelingen, 26 ans et déjà virtuose du guillochage main, un nom à retenir.

Mais évidemment, pour parvenir à cela, il faut une vie complète de mécanicien de précision. Il faut un peu d’atavisme: un arbre généalogique enraciné à La Chaux-de-Fonds, un grand-père dans le secret (le ressort qui actionne les fonds ou la lunette d’une montre de poche) et un père déjà mécanicien de précision.

Il faut aussi un parcours initiatique: celui de Georges Brodbeck commence à 14 ans, avec un premier atelier où il réparait les vélos du quartier avec d’autres camarades; s’ensuivirent vingt-cinq ans de bourlingue entre La Chaux-de-Fonds et la Malaisie, dans le tumulte permanent du secteur horloger, fait d’envies, de rachats, de fraudes parfois – tous ses anciens patrons sont d’ailleurs devenus ses clients. Il faut aussi une légende: lorsqu’il était étudiant au Technicum de La Chaux-de-Fonds, il était déjà si fort en mécanique qu’il pouvait démonter le moteur de son Solex et le remonter pendant la récréation. Il confirme: «C’est très simple, il n’y a que quelques vis.»

 

Bio express
  • 1971 Georges Brodbeck est diplômé du Technicum de La Chaux-de-Fonds.
  • 1973 Il entre chez le cadranier Natéber: un premier pied dans la production horlogère.
  • 2001 Il devient indépendant: ses anciens patrons deviennent ses clients.