Markus Boesch, 51 ans, dirigeant de Boesch Motorboote, entre Zurich et Zoug, est né «dans l’eau» et «sur l’eau». Dans sa jeunesse, il a fait de la natation à haut niveau. L’ingénieur non diplômé habite sur la rive dorée du lac de Zurich et, lorsqu’il ne se rend pas au travail sur la rive opposée en runabout, il prend le ferry. Il représente la quatrième génération à la tête de l’entreprise familiale où se fabriquent quelques-uns des plus prestigieux bateaux à moteur en acajou du monde.

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Sa vie aurait été très différente si son arrière-grand-père n’avait pas été menuisier-charpentier, s’il n’avait pas souffert du mal des hauteurs, s’il ne s’était pas formé à la construction navale, s’il n’avait pas suivi son employeur de Wollishofen à Kilchberg, s’il n’avait pas sauvé le chantier de la faillite en 1920, si cette année-là le chocolatier Lindt & Sprüngli ne s’était pas également installé à Kilchberg et ne lui avait pas accordé un prêt providentiel pour relancer son affaire.

La famille Boesch navigue à vue

Markus Boesch est entré dans l’entreprise en 2000. Il en reprend la direction en 2015 – fonction qu’il assure en comité, avec trois autres collègues, tous d’anciens apprentis – à la suite de son père, Klaus, et de son oncle, Urs, qui ont pris, en 1971, la succession du grand-père, qui a lui-même succédé à l’arrière-grand-père de Markus. Et depuis toutes ces générations, la famille Boesch navigue à vue, sans business plan, sans objectifs de croissance, avec une seule idée en proue: construire les meilleurs bateaux possible. La maison Boesch a des points de service sur la plupart des grands lacs suisses. Pendant longtemps, toutes les opérations étaient menées depuis Zurich-Kilchberg; aujourd’hui, l’atelier est en deux parties. Le berceau historique du lac de Zurich est dédié à la restauration et à la mise en eau.

Laquage: trois couches d’époxy, trois couches de vernis, six semaines de travail.

© Alexander Sauer

Un modèle Saint-Tropez, le plus grand, le haut de la gamme – 10 mètres, 2000 heures travail, prix de départ 800 000 francs –, lâche justement l’amarre pour un essai en pleines eaux, avant les derniers réglages et la remise au propriétaire, quelque part sur le lac Majeur. Devant le quai, la halle principale, belle et simple comme un atelier de menuiserie qui regarde passer les décennies. Un 6,50 mètres des années 1970 prend la pose, coque en l’air, quille et longerons à nu. Tout en bois. Squelette en acajou, léger, résistant, imputrescible. «En principe, le bois est un matériau très moderne, explique Markus Boesch. Sa durée de vie est nettement plus importante que celle des matériaux synthétiques. Il est 30% plus léger que le plastique, et il est réparable.» Car tout ici est fait pour durer. Jusqu’au design, indémodable, reconnaissable entre mille, inchangé, mais sans cesse amélioré: «J’aime la comparaison avec la Porsche 911.»

Entre 12 et 15 bateaux par an

L’arrière-grand-père construisait des bateaux à voile. Après la Seconde Guerre mondiale, le grand-père a introduit le moteur, sur un concept de production en série ramené des usines Ford à son retour des Etats-Unis. Le tournant du runabout – bateau à moteur pour la plaisance, la course ou le ski nautique – est pris à ce moment-là. Le premier modèle de série, un 5 mètres, sort en 1953. La production montera jusqu’à 140 bateaux par an, 100% à l’export. Dix fois plus qu’aujourd’hui: entre 12 et 15 unités par an, dont près de la moitié reste en Suisse, toutes des «Unikat», des pièces uniques, mais pas de «one off», tout est réalisé sur des plans de série.

Construction des coques sur gabarit: comme dans un atelier de carrosserie haut de gamme des années 1960.

© Alexander Sauer

Quelque 3000 Boesch naviguent dans le monde, principalement sur les lacs d’Europe – dont quelques voiliers de l’arrière-grand-père. Le lac de Zurich en compte près de 500. Et ils sont tous reconnaissables, typés, stylés. Souvent copiés, mais jamais au point de tromper le connaisseur. D’ailleurs, les détails ne trompent pas, ni les finitions, ni la technique. Comme le gouvernail, une pièce de précision dont la savante asymétrie déjoue les perturbations des hélices, développée par l’oncle de Markus, ingénieur en mécanique. Chaque génération a amené ses avancées. Le grand-père a inventé le concept de «horizon-gliding» – un principe constructif basé sur l’optimisation du centre de gravité afin que les bateaux suivent toujours la même ligne d’horizon, sans piquer de la poupe, même lors des fulgurantes accélérations des puissants moteurs V8.

«Ne pas être celui qui oblige à tout arrêter.»

 

Markus Boesch, lui, s’est donné pour objectif de poser les rails qui mèneront l’entreprise au moins jusqu’à son siècle d’existence: «Ne pas être celui qui oblige à tout arrêter.» Alors il investit tant qu’il peut, dans la gestion, dans la production, dans le service qui maintient la valeur et entretient le marché de l’occasion, dans la compétition qui sert de tremplin R&D, et un œil du côté de l’EPFZ, dont les recherches sur les bois transformés pourraient ouvrir une alternative aux essences exotiques.

L’atelier de Zurich compte une quarantaine de collaborateurs et huit apprentis, pour une moitié employés au service. L’activité locale compte encore une quinzaine d’artisans, regroupés à quelques kilomètres du lac, dans la vallée de la Sihl, dans le canton de Zoug. C’est ici que les bateaux neufs se construisent, pièce par pièce, avec une rigueur d’horloger et une logique de manufacture de montres grandes complications.

Bio express
  • 1953 Premier bateau moteur de série par le grand-père de Markus Boesch.
  • 1971 L’entreprise familiale passe aux mains de la troisième génération, puis Markus en prend la tête en 2015.
  • 2022 Production de 12 à 15 bateaux par an. Carnet de livraisons de l’année plein depuis longtemps.

Menuiserie de précision: une tolérance de l’ordre du millimètre, sur des coques qui peuvent atteindre 10 mètres de long.

© Alexander Sauer

Comme pour la montre, le label suisse s’avère d’ailleurs un avantage comparatif sérieux: «Image de précision et de fiabilité, fait en Suisse, dans une entreprise familiale, c’est important, bien sûr, surtout à l’étranger.» L’entreprise a mis un pied dans le canton de Zoug à la fin des années 1960. La production y a été installée en 1972 et, à quelques détails près, les gestes et les procédures sont les mêmes. Certains visages sont aussi ici depuis des décennies. Au milieu de la grande halle d’assemblage, une coque de 10 mètres est en cours de finition, dans les mains du doyen: constructeur naval entré chez Boesch il y a quarante-cinq ans, et bientôt la quille, il achève l’une de ses dernières coques avant la retraite.

L'outil principal, c'est la main

Markus Boesch approuve du bout des lèvres l’appellation «manufacture», «trop et mal utilisée» selon lui, surtout en Suisse, surtout dans l’horlogerie, un domaine qu’il connaît en amateur éclairé – plusieurs collaborations avec la marque schaffhousoise IWC. Le terme est pourtant rigoureusement exact. Légitime même, car l’outil principal, c’est la main. En dehors des équipements, moteurs et accastillage, tout est fait à la main, du matériau brut au bateau fini.

Tous les employés sont constructeurs navals, doublés de spécialités, mécaniciens, vernisseurs, et tout commence toujours avec les mêmes gestes, les mêmes bois, acajou pour l’essentiel et quelques touches de sapin pour les parties qui ne voient jamais l’eau. Il existe près de 200 types d’acajou, l’atelier n’en utilise que deux, le khaya pour la structure, le sipo pour les finitions, du Congo ou de Côte d’Ivoire, toujours les mêmes fournisseurs, depuis plus de cinquante ans pour certains. Le travail est d’une précision extrême: sur une coque de 10 mètres, la tolérance la plus large est au millimètre, la plus fine au dixième de millimètre, et un tel bateau comporte plus de 2000 composants.

Le séchage de l’acajou est précis: un an par centimètre d’épaisseur, pour obtenir un taux d’humidité entre 8 et 12%. Les ateliers sont eux-mêmes en hygrométrie contrôlée. 

© Alexander Sauer

Comme en horlogerie, la construction commence par l’usinage des composants, quilles, longerons, longerons auxiliaires, étraves. Les pièces sortent en séries de trois à cinq exemplaires. Deux ou trois collaborateurs s’y emploient, à l’année. Des coques vides sont aussi montées à l’avance, une par taille de bateau, en réserve. Le stock est à l’étage, longue coursive traversante, en surplomb de la production. Sur une ligne de production auxiliaire, on s’affaire au prémontage des pièces détachées. La seconde halle est dédiée à l’assemblage des coques. La construction des coques ressemble à un atelier d’automobile haut de gamme des années 1960, avec ses typiques élingues, gabarits négatifs sur lesquels les pièces de coque sont assemblées. Sauf pour les 10 mètres, trop imposants pour des élingues.

Des délais de livraison qui ne se calment pas: le carnet de livraisons 2022 est plein depuis bien longtemps.

 

La quille vient en premier, puis les longerons, les longerons auxiliaires, les panneaux de fond. Une coque vide mobilise deux artisans pendant au moins quatre semaines. Les coques sont ensuite remplies, à la commande, sur mesure. La mécanique a son atelier à part. La peinture et son grand four aussi: six couches de vernis époxy, six couches de vernis, séchage et ponçage entre chaque, trois à six semaines d’ouvrage. Les bateaux terminés passent à l’équipement, mécanique, électrique, moteur(s), accastillage, sellerie – la sellerie est réalisée à l’externe, le même fournisseur depuis cinquante-cinq ans.

La manufacture avance ainsi. Discrète. Sans vagues. Markus Boesch comme force de vente. Une année de production en stock. Et des délais de livraison qui ne se calment pas: le carnet de livraisons 2022 est plein depuis bien longtemps.