Elles ont de la lumière au bout des doigts. Leurs mains soignent. Elles réparent, restaurent, ravivent. Elles mènent vers une nouvelle aube des œuvres d’art que la poussière et l’oxydation des siècles avaient remises au crépuscule. Une tige de bois. Une amande de coton. Une goutte de solvant. Une larme de colle au bout d’une seringue. Millimètre par millimètre, le jour revient. Les dorures brillent, chargées d’une patine profonde. Les laques retrouvent l’opalescence et la couleur d’origine. Les mains de Sainte-Anne illuminent comme un cierge le centre du tableau.
Depuis quelques mois, Christine Baeriswyl et Francesca Santillo, restauratrices d’art, collaboratrices du consortium Guyot-James, repassent les faux plis du temps en Basse-Ville de Fribourg, dans un atelier installé dans l’église Saint-Maurice. Devant elles, un pan de travail, deux grandes pièces de bois ornementées, deux des quatre ailerons baroques qui encadrent le tableau central de l’autel Sainte-Anne, représentation de sainte Anne et de saint Joachim en prière sous un ciel d’anges. L’autel date de 1746. Le tableau est appuyé contre le mur. Tout l’autel est là, démembré, prêt à passer, pièce par pièce, sur la table d’opération.
Campagne de restauration
Le traitement de l’autel Sainte-Anne a commencé il y a quelques mois. En principe, il sera fini cet été et ce n’est que le début de la campagne. Car cet autel fait partie d’un important ensemble de six autels latéraux, du XVIIe et du XVIIIe, dont la dernière restauration remonte au XIXe siècle.
La campagne de restauration a en réalité commencé bien avant les premiers soins. Dans ce métier, les gestes ne sont que la partie pratique d’un long processus d’analyse, d’investigation et de planification: l’acte qui découle de l’anamnèse. Cette anamnèse a été menée en tandem, par deux restaurateurs d’art, Olivier Guyot et Julian James, réunis en consortium, responsables de ce chantier.
Ils travaillent ensemble depuis longtemps et se connaissent depuis plus longtemps encore. Ils ont chacun leur propre atelier. Olivier Guyot a ouvert le sien à Romont, en 1998. Julian James à Estavayer-le-Lac, en 2000. Ils se sont regroupés en consortium en 2002 et ils viennent de reprendre en commun l’Atelier Saint-Dismas, à Martigny. Les trois ateliers réunis comptent 12 collaborateurs, et autant de parcours singuliers.
Olivier Guyot commence par un apprentissage de peintre en bâtiment, qu’il poursuit par la restauration. Après ces huit ans de pratique, il passe le diplôme fédéral à la Haute Ecole spécialisée de Berne et ouvre son atelier.
Julian James débute par les lettres, littérature française, en Angleterre. Il poursuit avec la restauration de peintures murales, qu’il étudie à Londres. Le stage à l’étranger fait partie du cursus, son chemin passe par la Suisse, par les Grisons. Quelques années de pratique plus tard, il ouvre son atelier.
Le patrimoine, expliquent-ils, est un monde en soi. Un monde rempli d’œuvres de toutes natures, mobiles, immobiles, peintures sur murs ou sur toiles, panoramas, sculptures, papiers peints, églises, mairies, villas, frontons, voûtes, pierres, bois, polychromies à l’eau, à l’huile. Un monde rempli de spécialistes. Politique, académique, pratique, éthique, esthétique, tout se touche. Il n’y a pas d’intervention simple. Tout est examiné, concerté, documenté, justifié.
Une discipline à l'intersection des savoirs
Le travail de conservateur-restaurateur s’exerce comme un artisanat d’art, mais se construit dans l’interdisciplinarité, comme une science appliquée. «Nous sommes très souvent en interaction avec des archéologues, des historiens de l’art, des architectes», expliquent-ils. Que des experts, chacun dans sa science, à son échelle, cantonale, fédérale, moléculaire – la spectrométrie est parfois convoquée pour connaître la chimie d’un pigment ou la dendrochronologie pour mesurer l’âge d’un bois.
Quand Julian James et Olivier Guyot sont entrés la première fois dans l’église Saint-Maurice, ils avaient pris tout ce bagage avec eux, quelques décennies de pratique en plus. Il faut ça pour savoir écouter l’œuvre. Car, au final, c’est l’œuvre à restaurer qui décide, selon son histoire, son contexte, son état de conservation. Par exemple, s’il y a eu plusieurs couches de polychromies superposées – en l’occurrence, il y en a deux sur l’autel Sainte-Anne: celles d’origine et celles de la restauration du XIXe siècle –, il faudra faire un choix, «un choix difficile». Dans le cas qui nous occupe, il y a deux options, explique Julian James: «Le statu quo (conserver la dernière intervention en date, ndlr) ou la mise au jour de la première phase (l’option retenue dans le cas particulier, ndlr).»
La conservation comme maître-mot
Tout commence donc par l’analyse, qui permet «d’établir le constat d’état» et d’élaborer une proposition d’intervention. Olivier Guyot complète: «Nous intervenons de deux manières distinctes: en priorité la conservation, puis la restauration, dans un second temps.» Les termes sont déterminants. La conservation consiste à «stabiliser et freiner les processus de dégradation en adoptant des mesures préventives ou curatives». La restauration proprement dite vient compléter la démarche et comporte en principe déjà «une dimension esthétique»: aborder le patrimoine n’est jamais univoque et nécessite des choix éthiques parfois compliqués; peut-être qu’un autel du XVIIIe a été repeint au XIXe par un maître du faux marbre…
A l’église Saint-Maurice, les investigations ont été reprises en novembre 2022. Reprises, car il y avait déjà une base de travail: les autels sont sous surveillance depuis des décennies – les facings en témoignent; timbres de papier japon posés en sparadraps pour prévenir les chutes de matière. L’analyse est un moment de pure rigueur, formalisée comme une fouille archéologique. Les experts ouvrent des fenêtres à des endroits clés, zones de prélèvement, zones de test, état du substrat, types de pigments, nombre de couches, etc. Toutes les données récoltées forment un dossier, que conclut un protocole d’intervention.
Pour ce qui est des autels de Saint-Maurice, le constat est posé: les bois sont attaqués par les insectes xylophages. La conclusion s’impose: démonter et traiter pièce par pièce. Le protocole est accepté: l’autel Sainte-Anne est déposé élément par élément, étage par étage, délicate manipulation effectuée en collaboration avec un ébéniste restaurateur – Jean-Pierre Rossier, de Corserey. Une histoire en cachant souvent une autre, derrière l’autel, le pan de mur préservé pendant trois siècles révèle un décor en grisaille du XVIe siècle et quelques traces d’une ancienne niche dans la maçonnerie.
Les tests ont révélé que les deux couches superposées sont de même nature, probablement à base d’huile de lin siccative, mais il est possible de remettre au jour la polychromie originelle. Tests. Solvants. Direction le XVIIIe siècle. Dépoussiérage. Refixage. On opère dans le calme et la concentration. Par toutes petites touches. «Il faut sans cesse faire des essais, être attentive, s’adapter», explique Christine. Francesca poursuit: «Il faut rester humble, toujours se remettre en question.» Car restaurer, c’est un peu refaire l’œuvre à l’envers, en acceptant les effets du temps. Du temps et de ses puissants outils: le soleil et ses ultraviolets, les changements fréquents de température ou d’hygrométrie.
Elles travaillaient ce matin-là sur une paire d’ornements latéraux, couverts de motifs végétaux à dorure et de gorges colorées, lustre et lasure rouge carmin pour l’un, lustre et lasure verte pour l’autre. Puis il y aura des dizaines d’autres pièces, tableaux, chapiteaux, colonnes, angelots, des couches de poussière ou de vernis assombris à éliminer, des soulèvements à recoller, des chutes à rattraper. Tout un art. Et on ne vient pas ici sans l’amour de l’art. Christine Baeriswyl avait commencé les Beaux-Arts, «mais être artiste...» Francesca Santillo était sortie du lycée artistique de Padoue en visant l’histoire de l’art à l’université, «mais toucher concrètement l’objet, c’est tout autre chose»... «Quand on restaure, on fait partie de l’œuvre», dit-elle. Sa collègue confirme ce «sentiment de fierté une fois la restauration achevée». De quoi ajouter au plaisir de travailler «dans des endroits incroyables», parfois en plein air ou perchées sur un échafaudage.
A Saint-Maurice, l’atelier est étroit, mais à travers le plafond toilé on voit le grand orgue de 1764, qu’une organiste jouait ce matin-là. Le film du temps a parfois sa bande-son.
1998
Olivier Guyot (à gauche) ouvre son atelier de restauration d’art à Romont, après huit ans de pratique et un apprentissage de peintre en bâtiment.
2000
Julian James (à droite) fonde son atelier de restauration d’art à Estavayer-le-Lac, aboutissement d’un parcours commencé par des études en littérature française, en Angleterre.
2002
Olivier Guyot et Julian James se réunissent en consortium. Ils possèdent aujourd’hui trois ateliers (rachat de l’Atelier Saint-Dismas, Martigny, en 2022) et compte une douzaine de collaborateurs.