Le luxe, c’est parfois ce qui ne se voit pas. Vitrocsa en a fait son label, presque un pléonasme: la fenêtre minimale est à l’architecture ce que la complication mécanique est à l’horlogerie classique, aussi complexe que discrète. Vitrocsa ne fabrique pas des fenêtres, juste des cadres sur lesquels les vitrages sont posés et qui les rendent fonctionnels, coulissants, pivotants, à guillotine, à angle droit, droits ou cintrés, manuels ou motorisés, adaptés à tous les climats, de Gstaad à Dubaï.
Vitrocsa est une entreprise à part dans l’immense secteur du bâtiment. Présente dans le monde entier, mais très légère ici, en Suisse, à Saint-Aubin, dans le canton de Neuchâtel, où toute l’entreprise tient dans un seul bâtiment, anciennement Swatch Group, où Vitrocsa a son siège, son centre de R&D, son atelier de production, son show-room et ses salles de formation – tout, hormis une halle de stockage de 2000 m2 à Orbe, et le regroupement sur un même plateau est prévu pour 2025, à l’Y-Parc d’Yverdon.
Marché de niche
Vitrocsa est une rareté, un fabricant de luxe perché sur le segment sommital d’une spécialité de pointe – près de 2000 francs le m2, pour se donner une idée. A la fois très bien connue des grands bureaux d’architecture internationaux et invisible pour les entreprises générales locales. Une marque en soi, qui est à la construction signée ce que les tisserands de Saint-Gall sont à la haute couture. Mais à l’interne, on ne pense pas luxe, juste qualité. Une attitude résumée dans l’accroche maison: «Une multinationale avec l’esprit d’une PME artisanale.»
Tout est parti d’une fleur, l’orchidée. Et d’un passionné, Eric Joray, créateur de l’entreprise Orchidées Constructions en 1989 – aujourd’hui décédé. Il était mécanicien de précision, il a passé dix ans dans l’horlogerie, puis huit dans la création de villas préfabriquées; il aimait les orchidées, il les cultivait, leur dessinait des vérandas, des jardins d’hiver, des serres, des centaines de serres, aussi effacées que possible. C’est dans l’une de ces serres que la vitre minimale a germé, puis poussé, jusqu’au brevet, déposé en 1992. Deux ans plus tard, en 1994, c’est la marque qui est déposée, Vitrocsa, concaténation des mots essentiels: vitre, orchidée, construction et esprit d’entreprise – le «SA» terminal.
Vitrocsa commence par prendre racine à Genève, dans la tête d’Andrea Bassi, qui intègre le système d’Eric Joray dans ses villas contemporaines dès 1993. L’architecte accompagnera le développement du système, qui s’étend en gamme. La marque commence à rayonner. En Suisse d’abord, puis à l’international, avec un fameux coup d’envoi: les loges du stade municipal de Braga de l’architecte Eduardo Souto de Moura, inauguré en 2003. «A partir de là, tout a démarré», explique Vanessa Buffat, membre de l’équipe dirigeante et coactionnaire. Pour encadrer Souto de Moura, Vitrocsa s’entoure d’un premier partenaire au Portugal – qui sera aussi le premier cas de contrefaçon. Puis en Israël, aux Etats-Unis, en Russie, en Inde, au Canada. Puis dans le monde entier: l’entreprise est aujourd’hui présente dans 60 pays, 30 partenaires – les partenaires sont des installateurs pour l’essentiel, certains produisent des profilés, sous licence, des structures de toutes tailles, grands groupes ou petits opérateurs locaux, rassemblant une équipe globale de près de 500 personnes.
Structure collégial
Mais «l’entreprise elle-même est restée une PME», souligne Vanessa Buffat. Pour preuve: Vitrocsa n’emploie en tout et pour tout que 22 collaborateurs, tous basés en Suisse, à Saint-Aubin, toutes fonctions confondues, bureau d’étude, atelier mécanique, fabrication, administration et marketing. La dirigeante précise que «les départements ne sont pas fermés», histoire de laisser circuler les idées, c’est essentiel, la R&D et l’inventivité font partie du modèle d’affaires: «Notre meilleure protection, c’est être pionnier.» Tout est collégial, même la structure de direction. Le créateur, Eric Joray, l’avait anticipé en ouvrant sa succession aux cadres en place à travers le management buy-out. L’entreprise fonctionne ainsi avec une direction à cinq membres et coactionnaires depuis 2016. Vanessa Buffat est entrée dans l’entreprise en 2004 comme dessinatrice en bâtiment, trois autres copropriétaires viennent de la production, un autre de la pose. Aujourd’hui, «chacun a son rôle», gestion de projets, achats et ventes, production, R&D.
Des milliers de projets à son actif
Après le stade de Braga, les projets se sont enchaînés. Institutions. Résidences. Que des architectures signées, que des projets de référence, boutique Dior de Séoul, lounge Piaget, villa de Lenny Kravitz, et des centaines d’autres réalisations, qui sont devenues des milliers et qui sont autant de relais de notoriété. Pour Vitrocsa, ces réalisations constituent un impayable capital image, une forme de branding orienté projets, alimenté par la communication provenant des bureaux d’architecture et des installateurs. Heureuse fertilisation croisée pour Vitrocsa, qui doit se développer comme une marque de luxe en composant avec un budget marketing de PME. C’est une chance. C’est un risque: «A chaque fois, c’est notre réputation qui est en jeu.» A chaque fois, la réussite tient dans la qualité de la chaîne, de la conception à la réalisation, des composants finis à la fenêtre posée. Et chaque détail compte. Le talent de l’architecte, le savoir-faire du partenaire, les conditions locales, chaleur, humidité, sable, etc. «Une affaire très humaine au final.»
Subtilement, Vitrocsa emprunte quelques autres notions au monde du luxe. Le storytelling, car l’entreprise a une histoire, avec sa figure tutélaire, ses réalisations et sa clientèle de prestige. Le Swiss made, car l’esprit de cette entreprise manufacturière est profondément ancré dans ce territoire de référence qu’est l’horlogerie suisse. Le rapprochement devient évident lorsque l’on se penche sur la manière dont ces fenêtres minimales fonctionnent et que l’on dissèque leurs complexes mécanismes de précision. Un exemple, la fenêtre à guillotine: 480 composants et accessoires.
Un gage de qualité
La démonstration est rodée. L’espace show-room est scindé en deux, fenêtres de démonstration à l’avant, musée des composants à l’arrière. Des roulements, des coulisseaux, des engrenages. De l’horlogerie à l’échelle macro. Et tout ce que l’exposition ne dit pas: la connaissance des matériaux, la précision d’usinage, les forces en jeu, les tensions dans le métal, l’équilibrage du poids des verres sur les roulements, la recherche, les itérations, etc. Jusqu’à la réparabilité, car, comme pour une bonne montre suisse, «l’entretien fait partie du programme. Toutes les parties sont accessibles. Tout est amovible.»
Le Swiss finish est partout, omniprésent, et comme disent les bons horlogers, la qualité ne se contrôle pas, elle se produit. Ici, pour s’en assurer, tous les composants mécaniques, rails, roulements, fermetures, sont réalisés en interne, dans les ateliers de production et de mécanique, au sous-sol du bâtiment (avec quai de déchargement, le terrain est en pente). Tous les éléments de base sont faits en Suisse. Les roulements viennent de Bulle (Fribourg). L’aluminium est extrudé à Laufon (Bâle-Campagne).
Avec le temps, le catalogue s’est étoffé, couvrant aujourd’hui un large éventail de dispositions architecturales, avec des systèmes coulissants, pivotants, tournants, montants, cintrés, dans des configurations toujours plus sophistiquées, esthétiquement – jusqu’à faire disparaître les rails dans le sol – et techniquement – la grande tendance est à l’automatisation –, sans parler des adaptations aux conditions locales, vent, sable, efficience thermique, etc. Un programme dédié aux constructions monumentales a également été développé, baptisé V56, permettant de réaliser «des surfaces de vitrage infinies» – la plus grande réalisation se trouve à Nice: une fenêtre coulissante de 100 mètres de long.
Aujourd’hui, ce n’est même plus un catalogue, c’est une source d’inspiration pour les architectes. De quoi consolider en retour la réputation de Vitrocsa, en étant parfois impliqué directement dans la conception des projets. Le seuil invisible a été développé pour l’atelier Jean Nouvel à Paris, en 2012. La fenêtre d’angle a été initialement mise au point pour une série de villas à Chypre dessinées par le bureau Foster + Partners. Le projet de Foster n’a pas abouti, mais la fenêtre d’angle est restée: un concentré de savoir-faire micromécanique, une trentaine de composants, une année de développement. Le principe est de dégager complètement l’espace en escamotant les vitrages à angle droit, ouvrant la voie à des constructions spectaculaires. La plus grande à ce jour: 27 mètres de long.
Ultime vertu du positionnement haut de gamme – de fait – explique Vanessa Buffat: «L’entreprise évolue en marge de la marche du secteur de la construction. Nous fonctionnons même à l’inverse de la tendance.» Elle prend le covid à témoin: «Nous avons eu trois mois de battement, puis les affaires sont reparties et 2020 a finalement été une bonne année.» En chiffres? «Nous n’aimons pas donner de chiffres, ils ne sont pas représentatifs de notre impact mondial.» Croissance? «Ces dernières années, nous sommes restés stables, ce qui est déjà une performance dans un monde politiquement très instable. Et nous allons terminer 2023 en progression.» Objectif? «Pourquoi pas un peu de croissance… et se diversifier un peu, dans le décolletage, la micromécanique ou le sertissage avec rupture thermique.»
Esthétique: rendre la technicité invisible
Tout repose sur le concept de fenêtre minimale. Une discipline en soi, où toute l’attention est portée sur la capacité de faire disparaître le dispositif mécanique. Pour ne laisser apparaître qu’un vitrage dans un cadre.
Innovation: conserver l’avance du pionnier
Sur cette spécialité, il n’y a qu’une manière d’assurer sa longévité: devancer la concurrence pour s’imposer comme force de proposition auprès des architectes et comme source unique auprès des partenaires locaux qui assurent la réalisation.
Qualité: penser comme un horloger suisse
L’art de reproduire à l’échelle macro toutes les qualités de précision, de bienfacture, de durabilité et de réparabilité d’une montre haut de gamme. Mais dans des dimensions monumentales, avec toutes les contraintes mécaniques qui vont avec.