Paris, le 6 février 2024: l’horloger indépendant Raúl Pagès reçoit le trophée Louis Vuitton Watch Prize, devenant ainsi le premier lauréat de ce nouveau prix créé par le groupe LVMH et destiné à récompenser les horlogers indépendants. «J’avais parié avec mon équipe que j’aurais été très heureux si nous recevions 100 candidats. Finalement, il y en a eu plus de 1000», a commenté ce jour-là Jean Arnault, directeur des montres Louis Vuitton, qui a eu l’idée de ce prix.
Le jour de la finale, organisée à la Fondation Vuitton, érigée par Frank Gehry à Paris en lisière du bois de Boulogne, la cérémonie s’est tenue en présence de Bernard Arnault, grand patron du groupe LVMH. Convaincu par la complexité technique de sa réalisation, le jury, composé de Michael Tay, directeur général du groupe The Hour Glass, de Carole Forestier-Kasapi, directrice Mouvements chez TAG Heuer, d’Auro Montanari, écrivain et collectionneur de montres, de Rexhep Rexhepi, fondateur de l’atelier Akrivia, et de Jiaxian Su, fondateur de SJX Watches, a choisi de distinguer le Neuchâtelois parmi les cinq projets retenus au final.
«Nous n’avions pas été informés en amont de la cérémonie, j’ai appris ma victoire en direct, sur la scène. Au vu de la qualité de mes compétiteurs, j’en ai été très surpris. L’émotion m’a submergé en pensant également aux difficultés rencontrées lors de la première décennie de mon entreprise.»
Une vocation
Remontons un peu dans le temps. Entre la bourgeoise Neuchâtel et l’ouvrière La Chaux-de-Fonds, Raúl Pagès grandit dans le Val-de-Ruz, en rêvant de dessins et de créations manuelles. Ce n’est qu’une fois sa scolarité obligatoire achevée, au moment de se choisir un métier, qu’il découvre véritablement sa vocation. «Un ami de mon frère, qui étudiait l’horlogerie au Locle, m’a proposé une journée d’essai dans son école. Immédiatement, cela m’a plu», se remémore Raúl Pagès. La passion lui viendra au fil de sa formation. Après l’obtention de son CFC en horlogerie en quatre ans, il enchaîne par une double spécialisation, en restauration en horlogerie ancienne et complications, puis en conception et construction.
«A la fin de mes études, j’étais très attiré par la restauration. Et j’ai eu la chance d’être directement engagé par Michel Parmigiani, dans son atelier de restauration de pièces anciennes de Fleurier, à la réputation internationale.» De quoi lui permettre de travailler sur des chefs-d’œuvre du passé, confiés par les plus grands musées et collectionneurs. Il prend conscience de l’infinie diversité et de l’ingéniosité de ces mouvements anciens et du soin apporté à leurs finitions. Evidemment, il n’existe pas de stocks de pièces de rechange pour ces trésors. Six années durant, il développe donc son savoir-faire en reproduisant manuellement les composants nécessaires à la remise en marche de ces montres et automates.
Aventure en tant qu'indépendant
«Peu à peu, à force de voir toutes ces merveilles passer entre mes mains, cela a fini par me donner des idées et l’envie de fabriquer mes propres pièces; prendre le meilleur de ce que j’ai vu et m’en inspirer pour mes créations personnelles.» Raúl commence alors à dessiner et à concevoir un automate prenant la forme d’une tortue. Il y passe toutes ses soirées – parfois même ses nuits. Une fois ce projet terminé, il prend une décision radicale: celle de démissionner afin de se mettre à son compte. Début 2012, il se lance comme indépendant dans la fabrication à temps plein de son automate tortue. Une année durant, il en façonne à la main chaque composant. Il fait appel à d’autres artisans pour la carapace et la tête de son animal, faisant travailler graveurs, émailleurs et sertisseurs.
Là, l’horloger réalise la naïveté de son approche. «Je me retrouve avec une pièce unique entre les mains, très compliquée et difficile à vendre et je prends conscience que je ne connais vraiment personne, pas de journalistes, pas de détaillants, ni même de collectionneurs!» Les retours sur sa création sont dithyrambiques: «Tous saluaient la qualité et l’originalité de mon travail. Mais personne n’a signé de chèque.» Il faut dire que l’engouement pour le travail des horlogers indépendants était alors moindre. La désillusion est grande, mais Raúl Pagès choisit de rester indépendant. «Heureusement, des collectionneurs et des musées de marques m’ont confié des travaux de restauration. De quoi passer le cap, payer les factures et commencer à penser à mon prochain projet.»
Une réflexion qui débouchera en 2016 sur la présentation de la première montre signée Raúl Pagès, la Soberly Onyx. «Sans moyens financiers pour développer mon propre mouvement, j’ai pris pour base un lot d’une dizaine d’ébauches d’origine Cyma datant des années 1950 que j’ai entièrement retravaillées et décorées.» Les acheteurs ne se pressent pas au portillon, mais Raúl finit par écouler ses dix pièces. Il profite de l’expérience pour se créer peu à peu un réseau, rencontrant collectionneurs et blogueurs, notamment lors de voyages à Singapour et à Hongkong. A force de patience, en cumulant la fabrication une à une de ses montres avec ses mandats de restauration, il arrive quatre ans plus tard à économiser le capital nécessaire à la conception de son propre mouvement.
En 2022, Raúl Pagès présente sa nouvelle création, la RP1, une montre-bracelet à remontage manuel qui s’illustre par un calibre équipé d’un régulateur à détente. Apparue au XVIIIe siècle, cette forme d’échappement – «ce qui permet au cœur de la montre de battre, de faire tic-tac», comme le vulgarise Raúl – assure une mesure du temps d’une extrême précision mais s’avère sensible aux chocs. Son utilisation est donc réservée aux chronomètres de marine et à quelques montres de poche, et l’échappement à ancre suisse lui est préféré lors de l’avènement des montres-bracelets.
Une montre entièrement réalisée à la main
Le Neuchâtelois aux origines catalanes réussit à développer un régulateur à détente adapté pour être porté au poignet, plus petit et résistant. Entièrement réalisée à la main, la montre en acier inoxydable d’un diamètre de 38,5 mm présente un cadran dont les aiguilles des heures, des minutes et des secondes ne sont pas assemblées sur un seul et même axe mais possèdent chacune leur cadran. Fidèle à sa passion pour l’architecture et le design, Raúl Pagès donne à sa RP1 des couleurs rendant hommage à Le Corbusier, à l’instar du cadran des secondes bleu céruléen contrastant avec le cadran sablé des minutes. Il en fixe le prix à 85 000 francs la pièce.
Les collectionneurs se passent le mot et le succès est immédiat. «Lorsque j’ai réalisé que j’avais déjà plus de trois ans de travail devant moi, j’ai stoppé les commandes à une vingtaine de pièces.» Raúl Pagès s’attelle au travail, et c’est alors qu’il entend parler d’un nouveau prix mis en place par Louis Vuitton et destiné à récompenser le travail des horlogers indépendants.
Le lauréat de cette première édition, outre un trophée en argent massif inspiré d’un spiral de balancier, l’un des composants essentiels d’une montre, a également reçu la somme de 150 000 euros dont le Louis Vuitton Watch Prize est doté. Le concours est organisé par La Fabrique du Temps Louis Vuitton, basée à Genève, qui abrite la division horlogère de Louis Vuitton, ainsi que les marques Daniel Roth et Gérald Genta, auparavant sous la houlette de Bulgari, et est dirigée par Jean Arnault, cinquième et plus jeune enfant de Bernard Arnault.
Pourquoi un groupe horloger s’est-il décidé à honorer d’autres horlogers? «Avec sa Fabrique du Temps Louis Vuitton, LVMH s’inscrit dans une démarche très lucide par rapport au monde horloger. Tout comme la marque mère Louis Vuitton qui collabore régulièrement avec des artisans et artistes, la division horlogère a déjà lancé une première collaboration en présentant une montre conjointe avec l’horloger indépendant Rexhep Rexhepi et sa ligne Akrivia. En organisant ce nouveau prix, Jean Arnault renforce sa propre marque tout en donnant de la visibilité au talent des horlogers indépendants, à un moment où l’on ne connaît pas l’avenir des ventes Only Watch et où la série de collaborations Opus de Harry Winston a pris fin. Surtout, il démontre sa passion authentique et sa vaste connaissance du milieu horloger», commente Marco Gabella, collectionneur et éditeur du média horloger Watchonista.
Quant à lui, Raúl Pagès prévoit d’investir la somme remportée dans l’engagement d’un horloger, ce qui doit lui permettre de doubler sa production de quatre à huit montres produites annuellement tout en poursuivant le développement de son prochain modèle, qu’il a déjà modélisé virtuellement en 3D et dont il entame en ce moment la réalisation du premier prototype. «Je compte le présenter en 2025.»
Il entend également pleinement profiter du mentorat d’une année promis par La Fabrique du Temps Louis Vuitton, une opportunité unique pour un horloger indépendant tel que lui de bénéficier de l’accompagnement et des conseils des experts d’un grand groupe en termes de marketing, de logistique, de stratégie industrielle ou encore de gestion financière.
Les nombreux articles qui lui ont été consacrés par la presse internationale depuis l’obtention de son prix et l’engouement des collectionneurs à son égard ont fini de le convaincre: «Mon automate tortue, pour lequel les demandes affluent désormais, n’est plus à vendre.»
Création: s’inspirer des maîtres d’autrefois
Raúl Pagès aime s’inspirer du riche patrimoine horloger et de l’ingéniosité de ses mécanismes, notamment ceux développés par les maîtres d’autrefois pour les automates qu’il aime tant, pour créer, avec audace, des objets complexes mais design contemporains.
Qualité: finition artisanale irréprochable
L’innovation technique et une allure élégante et dépouillée doivent aller de pair avec une qualité artisanale irréprochable, tant en termes de mécanique qu’au niveau des détails de finition, toujours très poussés.
Echelle: conserver une taille humaine
Afin de préserver une créativité sans contraintes et de garder le haut niveau de qualité souhaité, la taille de l’entreprise doit être contenue de façon à ce que l’humain en demeure le centre.