«Ceci n’est pas une marque.» Cette phrase n’a pas été prononcée par René Magritte mais par Manuel Emch. Le premier de nos trois comparses est bien connu du microcosme horloger après avoir dirigé – et secoué – Jaquet Droz, Romain Jerome, Raketa et désormais Louis Erard, des entreprises qu’il a relancées en faisant appel à la créativité. De son côté, le designer Barth Nussbaumer a acquis une large réputation en signant des montres emblématiques telles que la H20 de HYT ou la très copiée mais jamais égalée Grande Seconde pour Jaquet Droz. Enfin, l’homme des réseaux physiques et digitaux Amr Sindi, alias «The Horophile», impliqué dans d’innombrables collaborations avec la scène des horlogers indépendants et lui-même collectionneur averti.
Une collaboration entre trois passionnés d'horlogerie
Les deux premiers se sont rencontrés à Neuchâtel dès leur adolescence, avant que leurs chemins ne se recroisent à de nombreuses reprises au fil des ans dans un cadre plus professionnel. Quant à Amr Sindi, Manuel Emch a fait sa connaissance à Lausanne lors de l’achat d’une montre Jaquet Droz: «Il m’avait beaucoup intrigué. Honnêtement, vendre des montres aussi spécifiques à un collectionneur averti de 20 ans seulement, en plus en Suisse, c’était plutôt inhabituel. Depuis ce jour-là, nous sommes restés en contact.»
Forcément, nos trois hommes échangent beaucoup autour de leur vision de l’horlogerie, de leurs idées, de leurs aspirations. «Il faut appeler un chat un chat: on bosse toujours pour les autres, que ce soient les décideurs, les investisseurs ou les groupes. Nos idées sont toujours à la merci d’un directeur de production qui met son veto en déclarant que ce n’est pas possible ou d’un marketeur qui pense que ça ne reflète pas l’image de la marque. Et en tant que créateur, on n’est jamais totalement satisfait du produit final.»
Liberté créative et innovation sans contraintes
A force de colloques, nos trois compères approfondissent leurs aspirations communes, leurs affinités, l’envie de réaliser leurs idées, avec la volonté commune de s’affranchir des contraintes inhérentes aux grandes marques, qu’elles soient techniques, industrielles ou historiques. Ou comment faire du neuf… avec des vieux. «Lorsque nous cumulons nos différentes années d’expérience, on arrive à quelque septante ans de savoirs cumulés dans l’horlogerie. Même si on a de la peine à se l’avouer, ça fait de nous quand même plutôt des vieux», s’amusent-ils. «Entre les compétences de chacun, on arrive vraiment à couvrir toute la chaîne de valeur.»
Le déclic final s’est produit pendant la période du covid: ils décident de créer Kollokium, une plateforme fonctionnant par projets afin de faire bouger les choses sur la scène horlogère, «sans aucune direction artistique définie, aucune histoire rabâchée, aucune contrainte». Liberté est ici le maître mot. Dont acte: l’idée de la première montre Kollokium est lancée, sur la base d’une simple montre ronde à trois aiguilles. Bien entendu, il est d’autant plus difficile d’innover dans un cadre aussi dépouillé, de surprendre avec une montre indiquant l’heure de façon traditionnelle. Ainsi est née la Projekt 01. «Si l’on y regarde de près, il n’y a pas ou peu de références en jeu. Tout vient d’ailleurs, de l’architecture, de l’art contemporain, du cinéma», commente Barth Nussbaumer.
Une approche du design volontairement néo-brutaliste, qui a débouché sur une montre aux formes industrielles. Contrairement à ce qui est d’usage dans les manufactures, le boîtier n’a pas été usiné ou fraisé sur la base d’un bloc d’acier mais fabriqué selon la technique du moulage sous pression, un procédé habituellement utilisé dans les industries de la joaillerie ou de l’automobile. Il en résulte une texture légèrement mate et granuleuse, étonnamment douce au toucher, très loin des finitions polies et satinées auxquelles l’horlogerie nous a habitués. Composé de deux parties moulées à partir d’acier inoxydable 316L, ce boîtier est donc littéralement conçu comme aucun autre. «Cela faisait des années que je proposais cette idée à différentes marques, et on me répondait invariablement que ce n’était pas possible, se réjouit Barth Nussbaumer. C’est l’antithèse de la haute horlogerie de précision, et c’est précisément le but.»
Projekt 01, un design audacieux et unique
A regarder de plus près, le boîtier est plus large à sa base, d’un diamètre de 40 mm, qu’à son sommet, qui se rétrécit (38,5 mm). Le nom de la montre – KP-n°01, soit Kollokium Projekt 01 – apparaît en relief sur la carrure dans une police de caractère à l’allure rétrofuturiste. C’est d’ailleurs la même police qui est utilisée sur le fond plein du boîtier. Celui-ci est prolongé par un verre en forme de cheminée, permettant également une vue latérale sur l’affichage, la montre étant dépourvue de lunette. Malgré ce choix, l’épaisseur de la montre reste acceptable avec une hauteur totale de 10,6 mm.
Contrairement aux marques, les sous-traitants sont enthousiastes face aux différents défis posés. «Il faut trouver des entités qui acceptent le challenge ou qui à défaut savent nous aiguiller vers d’autres industries qui disposent de la compétence nécessaire. Ce sont des gens avec qui nous pouvons nous réunir pour débattre d’un sujet, qu’ils connaissent de A à Z. De vrais passionnés qui nous ont fait confiance et nous ont suivis. Honnêtement, si l’on n’avait pas la crédibilité acquise tout au long de notre carrière pour les convaincre, le projet n’aurait peut-être pas pu voir le jour.»
La découverte du cadran surprend forcément. Il fait immédiatement penser aux Pinscreen des années 1980, ces jouets composés de milliers de picots métalliques qui coulissaient lorsque l’on y appuyait sa main ou son visage pour créer un relief tridimensionnel de même forme de l’autre côté du plateau. Il évoque également une mégapole avec ses buildings à perte de vue, tel un paysage urbain miniature. Un effet rendu possible grâce à une innovation imaginée par Kollokium. Sur une base noire, 468 petits index cylindriques, produits en six diamètres et hauteurs différents, sont appliqués à la main.
Chaque cylindre est recouvert artisanalement au pinceau de Super-LumiNova qui émet une douce lumière orangée dans l’obscurité. Il en résulte que chaque cadran est unique. Les aiguilles des heures et des minutes semblent flotter au-dessus du cadran, tandis que l’aiguille des secondes, de couleur orangée, est dotée d’un contrepoids triangulaire ouvert qui ressemble un peu à un bâton de berger. Malgré l’absence de chiffres ou d’index, la Projekt 01 reste parfaitement lisible grâce à douze élévations des picots à l’emplacement des heures. Notre trio est allé jusqu’à se passer complètement de toute mention ou logo sur le cadran. Le résultat est tout bonnement spectaculaire.
Le choix de la mécanique s’est porté sur un mouvement solide et réputé puisqu’il s’agit d’un calibre automatique La Joux-Perret G101. Il offre une réserve de marche de 68 heures, doublée d’une fiabilité reconnue. «Alors que certains de nos collègues ont tout misé sur un concept ou un design particulier, en négligeant parfois la qualité du mouvement, nous avons choisi de garantir à notre montre l’obtention du label «Swiss made». C’était assez clair dès le début. Parce que finalement, nous sommes tous les trois profondément Suisses, parce que nous sommes nés ou avons grandi dans cette horlogerie et avons un fort attachement à cette terre.»
Nous sommes tous les trois profondément Suisses et avons un fort attachement à cette terre.
Ce premier modèle a été baptisé F&F&F, pour Friends, Family and Fools, et produit en édition de 99 pièces. «Nous ne savions vraiment pas quelle serait la réaction du marché, alors nous l’avons d’abord proposé à nos proches et amis collectionneurs, au prix de 2333 fr. 33. Et à notre grande surprise, elle s’est écoulée en un rien de temps, malgré le peu de promotion que nous en avions fait au préalable», se souvient Amr Sindi. Nous sommes alors au début de l’année 2024, et quelques semaines plus tard se tenait la grande foire horlogère Watches and Wonders. Et là, alors que Kollokium n’était connue de personne en dehors de quelques initiés, tout le petit monde de l’horlogerie s’est mis à buzzer autour de cette montre si innovante. «Nous n’avions pas prévu une telle réception. Nous étions partis de l’idée du produit et de son innovation, plus que n’importe quoi d’autre. On n’a jamais parlé de marque, ça a toujours été un projet. On n’a jamais parlé de stratégie de développement. Au fond, on savait dès le début qu’il serait difficile de financer les coûts de développement et d’outillage avec ces premiers exemplaires», poursuit Manuel Emch.
Un succès fulgurant et des projets pour l'avenir
Au vu de ce succès, les trois fondateurs, désormais associés après avoir constitué une société, décident de lancer une seconde itération de leur montre, proposée à un public plus large, c’est-à-dire à toutes les personnes qui se sont manifestées via le site internet de Kollokium. Nommée Variant B, cette deuxième version de la Projekt 01 apporte quelques modifications au projet initial, notamment une nouvelle teinte à la luminescence bleutée. Lancée fin mai et proposée cette fois-ci à 199 exemplaires, elle a trouvé preneur en cinq minutes!
De quoi rassurer les trois amis sur leur avenir. «Même si on était convaincus de notre projet, celui-ci n’est viable que quand il est face au marché, face aux collectionneurs, face aux clients. Maintenant, on a le marché avec nous d’un côté et, de l’autre, nous avons encore plein d’idées et de volonté de surprendre. En parallèle, chacun de nous a déjà sa propre société, et nous voulons garder cette liberté au niveau des lancements.»
La suite est déjà tracée. La Projekt 01 va continuer d’évoluer, d’autres idées de développement de ce modèle sont prévues. Une Projekt 02 serait déjà dans les tuyaux pour l’année prochaine. A Barth Nussbaumer le mot de la fin: «Il y a encore un million de choses que nous voulons explorer. Même en parlant de design, plutôt que d’aller faire un tourbillon, une répétition minute ou un quantième perpétuel, il reste tant de choses que l’on peut faire juste avec trois aiguilles.»