Imaginez une marque horlogère au bord du gouffre financier en 2012. Maintenant, projetez-vous en 2024: cette même marque – entre-temps devenue la coqueluche des collectionneurs – prévoit de produire cette année 4000 montres pour un chiffre d’affaires tutoyant les 100 millions de francs. Dans le milieu feutré de l’horlogerie, H. Moser & Cie se pose en enfant terrible, un peu comme ces cancres du fond de la classe qui s’avèrent surdoués. Pour comprendre la portée de cette renaissance, il faut remonter le temps jusqu’aux origines de cette maison pas comme les autres.
Des débuts pionniers et un succès à l'international
Schaffhouse, début du XIXe siècle: c’est là que Heinrich Moser décide de poser en 1928 les fondations de sa marque horlogère. Visionnaire, il tourne son regard vers la Russie impériale, où il ouvre des succursales à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou et à Nijni Novgorod, tout en installant des ateliers à La Chaux-de-Fonds. Un pari fou alors qu’à l’époque Suisse et Russie n’étaient même pas reliées par le chemin de fer. «Heinrich Moser était un pionnier, un explorateur, souligne Edouard Meylan, l’actuel CEO de la marque. Il a su voir des opportunités là où d’autres ne voyaient que des obstacles.» Pari gagné: les montres de Moser deviennent le symbole du luxe et de la précision suisse auprès de l’aristocratie et de la famille Romanov et s’écoulent jusqu’en Extrême-Orient.
Fort de son succès à l’Est, il revient en Suisse avec une ambition: développer sa ville natale. Il investit massivement dans l’infrastructure locale, construisant notamment un barrage sur le Rhin. Un geste visionnaire qui fournira l’énergie nécessaire aux ateliers horlogers de la région pendant des décennies: les machines fonctionnaient alors à l’énergie hydraulique, l’électricité ne viendra que plus tard. Il s’active aussi à faire en sorte que «sa» ville soit accessible par bateau à vapeur puis par train. «C’est fascinant de voir comment l’histoire de Moser est intimement liée à celle de Schaffhouse, note Edouard Meylan. Le nouveau siège que nous construisons actuellement, avec vue sur les chutes du Rhin, est un hommage à cet héritage.»
Entre-temps, l’histoire de H. Moser & Cie n’a pas été un long fleuve tranquille. D’abord ébranlée par la révolution bolchevique de 1917, elle a ensuite, comme beaucoup d’autres marques horlogères suisses, subi de plein fouet la crise du quartz. La société entre alors dans une longue période de sommeil. Une traversée du désert qui aurait pu signifier la fin de l’aventure si de courageux entrepreneurs associés à l’arrière-petit-fils de Heinrich Moser, Roger Nicholas Balsiger, n’avaient décidé de la faire revivre en 2005, en misant sur des produits de très grande qualité. Une tentative ambitieuse mais périlleuse, et la marque se retrouve alors de nouveau proche de faire faillite.
Renaissance et sauvetage de la marque en 2012
C’est là qu’est entrée en scène la famille Meylan, qui reconnaît dans H. Moser & Cie un potentiel certain: outre son aura et son savoir-faire horloger, l’entreprise maîtrise également la production des organes réglants et des spiraux à travers sa société sœur, Precision Engineering. Les Meylan en prirent donc le contrôle en 2012 à travers MELB, leur holding familiale. C’est toute une expertise qui est mise au service de la renaissance de la marque: «Mon père, Georges-Henri Meylan, a dirigé Audemars Piguet pendant des années, explique Edouard Meylan. Cette expérience nous a été précieuse pour relancer Moser.»
Originaire de la vallée de Joux, la famille va s’appuyer sur les codes de la belle horlogerie déjà en place: «L’idée était de reprendre ce qui avait été bien fait et d’y ajouter un peu de nous, c’est-à-dire dans le respect du passé mais avec une touche moderne et parfois décalée.» C’est ce à quoi Edouard Meylan, en tant que nouveau CEO de H. Moser & Cie, va s’atteler, secondé par son frère Bertrand et une équipe de fidèles. Pour se faire connaître, il a fallu oublier les campagnes publicitaires feutrées et les slogans convenus. Faute de pouvoir s’aligner sur les budgets colossaux de communication des grands groupes horlogers, il a fallu faire du bruit autrement, quitte à faire grincer quelques dents.
Une montre tout en herbe et en fleurs célébrant la nature alpine? Fait. Un garde-temps qui parodie – en la rendant mécanique – l’Apple Watch? Fait aussi. Un boîtier en fromage suisse? Bingo! Des réalisations présentées à la presse et au public par des vidéos iconoclastes partagées sur la Toile. «On a eu la chance d’avoir les réseaux sociaux qui se sont vraiment développés à cette période-là», confie Edouard Meylan. Le flair et l’air du temps garantissent soudainement à la marque un buzz international.
Une irrévérence élevée au rang de stratégie, mais doublée d’un amour sans concession pour le travail soigné. Les cadrans fumés de Moser, véritables signatures de la marque, cachent des mouvements d’une complexité rare. Pas moins de 18 calibres manufacturés ont été développés et plusieurs nouvelles collections ont été lancées, les lignes Heritage, Pioneer et Streamliner venant compléter la gamme Endeavour, tout en continuant d’explorer le thème du calendrier perpétuel, complication emblématique de la marque. Ce travail titanesque au niveau du produit, doublé d’une communication provocatrice, s’avère payant.
Innovation et audace comme stratégie marketing
Le paradoxe séduit une nouvelle génération de collectionneurs, lassés des codes traditionnels en vigueur parmi les grandes marques et convaincus par l’essor de nouveaux horlogers indépendants. «On a réussi à combiner les valeurs traditionnelles de l’horlogerie et ce côté Maverick innovant, moderne», explique Edouard Meylan. Une équation difficile à résoudre mais qui semble être la clé du succès actuel de la marque. «C’est ce qui rend Moser un peu particulier», sourit le CEO, visiblement amusé. Il n’a également pas hésité à associer H. Moser et Cie à d’autres marques à travers des collaborations avec MB&F, Undefeated ou plus récemment Studio Underd0g.
Dernier grand coup d’éclat en date, le partenariat avec le constructeur automobile Alpine et son écurie de formule 1. Une association souhaitée par Luca de Meo en personne, grand patron du groupe Renault, propriétaire de la marque. «Nous avons été contactés par Alpine. M. de Meo, lui-même passionné et collectionneur de belle horlogerie – dont des pièces Moser –, a pour ambition de faire monter Alpine en gamme et donc de s’associer à des marques de luxe. Ce fut une belle surprise pour nous!» se souvient Edouard Meylan. Une union improbable à première vue, mais qui prend tout son sens lorsque l’on creuse un peu. «Pas question de venir simplement apposer un autocollant sur une voiture. Il s’agit de visibilité, mais aussi d’expérience. Une opportunité unique de faire prendre le volant d’une formule 1 à nos clients, une montre Moser à leur poignet. Et, enfin, un lien technique. Nous souhaitons vraiment faire travailler nos horlogers avec les ingénieurs d’Alpine, développer de futurs produits et des nouvelles techniques ensemble.»
Cette quête d’innovation se reflète également dans d’autres produits mis au point par H. Moser & Cie et se traduit aussi par l’utilisation de technologies avant-gardistes. Le Vantablack, par exemple, le matériau le plus sombre jamais créé, d’un noir profond ne reflétant aucune lumière, a trouvé sa place sur certains cadrans Moser, créant des effets visuels saisissants. H. Moser & Cie a pu profiter des synergies permises par les participations de la holfing familiale dans d’autres entreprises actives dans l’horlogerie, en B2B, comme avec Precision Engineering, spécialiste des échappements, ou Agenhor, une entreprise genevoise dans la conception de mouvements, tout comme en B2C, avec l’acquisition de Hautlence, anagramme de Neuchâtel et marque horlogère reconnue pour son approche inédite de la lecture du temps.
Une croissance maîtrisée vers une exclusivité durable
Douze ans après la reprise de H. Moser & Cie par la famille Meylan, la recette semble avoir fait mouche. Dans un contexte économique devenu très incertain, l’entreprise fait figure d’exception en affichant une croissance solide, là où de nombreuses marques horlogères connaissent des difficultés. Cette philosophie se traduit par une approche prudente de la croissance. Moser vise à conserver un équilibre délicat entre l’augmentation de la production et le maintien de l’exclusivité qui fait sa réputation. «Nous souhaitons construire quelque chose de sain, résume Edouard Meylan. C’est toujours le rapport entre la demande et l’offre. Pour moi, c’est la clé.»
Une demande sur laquelle le boom du marché secondaire lors des années post-covid a également eu un effet positif, les collectionneurs devenant de plus en plus friands des montres Moser. «Nous restons dans une optique de croissance, mais pour y parvenir, nous investissons énormément.» Une stratégie qui peut sembler contre-intuitive en période de crise, mais qui porte ses fruits. En 2024, la marque a même doublé son budget marketing par rapport à l’année précédente. Pourquoi? «Parce que, un, on sent qu’il y a vraiment une dynamique derrière la marque. Et deux, le marketing est beaucoup moins cher en 2024 qu’il ne l’était en 2023», justifie Edouard Meylan.
Une stratégie qui se mesure en chiffres: H. Moser & Cie compte produire près de 4000 montres cette année, et a dépassé le cap des 100 collaborateurs afin d’y parvenir. Une résilience face à un marché morose dont l’entreprise ne compte pas se défaire: alors que 2028 et le bicentenaire de la marque se profilent à l’horizon, un nouveau siège avec vue sur les chutes du Rhin est en construction.
Dans un monde horloger parfois figé dans ses traditions, H. Moser & Cie apparaît comme un ovni bienvenu en apportant la preuve que l’on peut respecter son héritage tout en bousculant les codes. De quoi enfin justifier la très galvaudée phrase lue et relue dans les communiqués de presse de toutes les grandes marques horlogères: «assurer le lien entre tradition et modernité». Reste à voir si cette formule magique continuera à séduire les amateurs d’horlogerie à l’avenir, dans un marché très incertain. Une chose est sûre: avec Edouard Meylan aux commandes, l’ennui n’est pas au programme.