Il y a des histoires de famille qui se transmettent comme de vieux albums de photos jaunis. D’autres qui ressurgissent sous forme de ceintures d’artistes vendues dans les plus grandes foires d’art contemporain. Celle des frères Defrancesco appartient définitivement à la seconde catégorie. En 2015, Rémi et Renaud, deux Lausannois aussi complémentaires qu’inséparables, décident de réveiller la marque de maroquinerie créée par leur arrière-grand-père Jacques Hopenstand en 1925.
Entre exil et artisanat
L’histoire familiale mérite qu’on s’y attarde tant elle illustre ces destins européens bouleversés par la Première Guerre mondiale. Né en Pologne, Jacques Hopenstand voit sa vie basculer lors de vacances familiales en Angleterre, à la veille du conflit. La famille ne rentrera jamais au pays. Le jeune Jacques grandit outre-Manche avant de s’installer à Paris, où il se forme comme maroquinier. Dans les années 1920, il ouvre son atelier et développe un savoir-faire unique dans la confection de sacs de luxe.
Fidèles à la vision de leur ancêtre Jacques Hopenstand, les frères Defrancesco perpétuent son amour de l’artisanat de qualité conjugué à sa passion pour l’art.
Une idylle digne d’un roman vient pimenter cette saga familiale: Jacques rencontre Francine, une femme «incroyable et forte» selon Rémi, qui travaillait pour différentes maisons de haute couture parisiennes. Alors qu’elle s’apprête à partir travailler à New York, elle lance à Jacques, mi-défi, mi-promesse: «On verra si tu m’attends.» A une époque où WhatsApp et FaceTime n’existaient pas, plusieurs semaines de traversée en bateau séparaient les amoureux. A son retour, Jacques l’attendait toujours. Ils se marient et, pour échapper aux tensions familiales, partent s’installer... en Australie.
Le voyage dure quatre mois. Le couple fait le tour de l’Afrique en bateau avant d’atteindre Melbourne, où Francine, enceinte, donnera naissance à leur fille Jacqueline en 1929. Jacques y rejoint un ami polonais qui possède un atelier de maroquinerie. Mais après quatre ans sous le soleil austral – dont témoignent des photos où l’on voit le couple en costume trois pièces et robe longue sur la plage – la nostalgie de Paris l’emporte. En 1933, la famille rentre s’installer dans la capitale française.
C’est là que Jacques Hopenstand développe sa technique baptisée «type couture» qui fera sa renommée: les sacs sont montés à l’envers puis retournés comme des chaussettes, ne laissant aucune couture apparente. Un tour de force particulièrement complexe avec les cuirs exotiques comme l’alligator, qu’il affectionne. L’atelier emploie jusqu’à dix personnes et collabore étroitement avec des maisons prestigieuses. Francine, forte de son expérience dans la haute couture, devient représentante et présente les créations aux grands noms de l’époque. La maison Schiaparelli compte parmi leurs clients, tout comme le grand magasin Saks à New York.
«Il y avait même une cliente qui avait acheté un sac d’une grande marque de luxe parce qu’elle aimait le fermoir, mais qui est venue faire refaire le sac chez notre arrière-grand-père car elle préférait son style sur mesure», raconte Rémi Defrancesco, non sans fierté. L’histoire aurait pu s’arrêter dans les années 1970 quand Jacques Hopenstand prend sa retraite après s’être installé en Suisse. Son ami Jacques Morabito, propriétaire d’une prestigieuse boutique place Vendôme qui distribuait ses créations, tente bien de perpétuer la production. En vain. «Ils n’ont jamais réussi à reproduire sa qualité», explique Rémi.
De la maroquinerie de luxe à l’art contemporain
Quarante-cinq ans plus tard, les arrière-petits-fils décident de reprendre le flambeau, mais à leur manière. Rémi, 33 ans ajourd’hui, a la fibre stratégique après des études en droit et économie. Son cadet Renaud, designer formé à l’ECAL, apporte la sensibilité esthétique. Mais plutôt que de simplement ressusciter les prestigieux sacs à main qui ont fait la renommée de la maison auprès du Tout-Paris, ils choisissent de réinventer l’accessoire le plus négligé du vestiaire: la ceinture.
C’était assez naturel pour nous de fusionner l’art et l’artisanat dans un projet qui nous ressemble.
Ensemble, les frères Defrancesco imaginent une collection de ceintures où la boucle devient le support d’œuvres d’artistes contemporains de renom, produites en séries limitées de 20 pièces numérotées et signées. «On a toujours vécu entourés des sacs de Jacques comme avec la collection d’art de nos grands-parents. C’était assez naturel pour nous de fusionner l’art et l’artisanat dans un projet qui nous ressemble», explique Rémi.
L’aventure démarre en 2015 avec les jeux optiques de l’Allemand Wolfram Ullrich, suivis des effets minimalistes de son compatriote Gerold Miller. La collection s’enrichit régulièrement avec notamment la Genevoise Sylvie Fleury qui signe deux modèles, le Neuchâtelois Olivier Mosset et sa version monochrome ou encore John Armleder avec sa boucle en forme de cerveau. La dernière création porte la signature du sculpteur espagnol Jaume Plensa, connu pour ses têtes monumentales disséminées dans l’espace public mondial. Pour la boucle J. Hopenstand, il livre un visage énigmatique aux yeux clos. «C’est la seule pièce de notre habillement qui nous embrasse tout le temps. L’idée de créer un visage qui nous embrasse m’est apparue comme très romantique», confie l’artiste.
Cette boucle est l’œuvre de l’artiste genevois John Armleder.
Parallèlement à ces éditions d’art, la marque propose une gamme de ceintures entièrement personnalisables via son site internet. Une approche novatrice en 2015, quand l’e-commerce commençait tout juste à s’imposer dans le luxe. Les frères développent un module de personnalisation en ligne permettant aux clients de choisir leur cuir, leurs finitions ainsi que leur boucle, dont les deux frères développent un modèle emblématique reprenant stylistiquement les initiales J. H. Ce configurateur, semblable à ceux désormais utilisés par les constructeurs automobiles, constituait il y a une dizaine d’années un sacré défi technique et reste aujourd’hui encore au cœur de leur stratégie numérique. Outre les ceintures, J. Hopenstand propose désormais également de la petite maroquinerie et des accessoires tels que porte-cartes, enveloppes, foulards ou écharpes.
Si la marque se développe principalement online, les frères Defrancesco privilégient une approche très personnelle de la relation client. Ils participent régulièrement à des événements, notamment dans le milieu de l’art contemporain comme Art Basel ou Art Genève. Leur bureau lausannois, Bureau 141, se transforme régulièrement en galerie pour des vernissages qui attirent collectionneurs et amateurs d’art. Cette stratégie porte ses fruits puisque la maison compte désormais des clients dans le monde entier – particulièrement dans les pays «old money», comme le note Rémi avec un brin d’ironie: «On vend par exemple en Asie, mais plutôt à Singapour, à Hongkong ou au Japon. Très peu en Chine.»
Une vision moderne et responsable du luxe
Dans un contexte où l’utilisation des peaux animales et les procédés de tannage font débat, les frères ont fait le choix d’une production responsable. «Pour nous, créer un produit de qualité fait pour durer était une évidence depuis le début, bien avant les tendances actuelles», souligne Rémi. Les cuirs proviennent exclusivement d’animaux destinés à l’alimentation – principalement du taurillon et du veau – et sont tannés dans des manufactures suisses et françaises répondant aux normes environnementales les plus strictes. Quant au processus de tannage, les frères ont longuement étudié les options. «Le tannage au chrome, convenablement contrôlé comme c’est le cas dans nos tanneries partenaires qui recyclent 100% de leurs produits et disposent de stations d’épuration à l’interne, s’avère paradoxalement moins impactant que certains tannages végétaux qui contribuent à la déforestation», explique Rémi, tout en admettant chercher constamment de nouvelles solutions plus vertueuses. Quant aux boucles, elles sont réalisées entre le nord de l’Italie et la France par des ateliers familiaux avec lesquels ils entretiennent des relations étroites.
L’emblématique boucle de ceinture J. Hopenstand reprenant stylistiquement les initiales J. H.
En 2025, alors que la maison fêtera son centenaire, ce pari audacieux semble gagné. Les frères Defrancesco ont réussi à réinventer l’héritage familial en créant un pont unique entre artisanat traditionnel et art contemporain. Leur plus grande fierté? Peut-être ces clients qui ne rachètent pas de ceinture «parce que la leur tient tellement bien». Un comble pour une marque de luxe, mais totalement dans l’esprit perfectionniste de Jacques Hopenstand.
Inspiration
En enracinant la production dans l’exigence artisanale du fondateur, les frères Defrancesco s’inspirent de l’histoire familiale pour la projeter dans une vision entrepreneuriale moderne.
Art
Fusionner naturellement art et artisanat permet d’insuffler une énergie créative décuplée dans chaque projet.
Personnalisation
En offrant la possibilité de personnaliser à l’extrême chaque ceinture, J. Hopenstand permet à ses clients de s’approprier chacune de ses créations.