Ce lundi matin de mai, Marc Bürki entame une semaine chargée. Le lendemain, le CEO de Swissquote annoncera le lancement de Yuh, une néobanque créée avec PostFinance. Trois jours plus tard, il affrontera l’assemblée générale du groupe. Ses actionnaires ont de quoi être satisfaits: sur les douze derniers mois, la banque en ligne a enregistré la meilleure performance de la bourse suisse, au coude-à-coude avec Logitech, l’un des autres gagnants de la pandémie.
Si tout va bien, Swissquote entamera le printemps prochain la construction d’une tour de 16 étages capable d’accueillir, à terme, quelque 1000 collaborateurs supplémentaires et qui dominera la ville de Gland (VD) de ses 60 mètres. Le dernier étage sera tout entier consacré à l’aménagement… d’un pub. «Cette idée s’est imposée naturellement, raconte Marc Bürki. Nos collaborateurs adorent se retrouver en fin de journée pour boire une bière et rester encore un moment ensemble.» L’avant-dernier étage? Celui de la salle du conseil d’administration. Tout un symbole.
Chez Swissquote, la moyenne d’âge des 680 collaborateurs employés sur le site vaudois est de 33 ans environ et ce sont près de 50 nationalités qui se côtoient au siège de la société. Autour du nouveau bâtiment, on aménagera une sorte de campus avec des espaces verts et des lieux de rencontre. Il flotte déjà aux alentours un air de Silicon Valley.
Pour l’heure, on en est au café et aux croissants achetés par le CEO lui-même. Au mur, plusieurs photos d’un Pilatus récemment vendu pour acheter le nouveau PC-12 NGX. Mi-juin, Marc Bürki ira chercher son nouvel avion à Stans, en Suisse centrale, où il est fabriqué, pour un complément de formation. Ce modèle comprend quelques gadgets avec lesquels il faut se familiariser. Même pour un pilote chevronné comme lui.
Le calme et cette légère propension à sourire avant de répondre aux questions, c’est ce qui frappe d’emblée chez le CEO de Swissquote. Si son entreprise est aujourd’hui au sommet, elle est passée par pas mal de turbulences. D’où aussi une certaine modestie. «Dans notre industrie, on ne peut pas se reposer sur ses lauriers. C’est assez simple: nous nous devons d’innover sans répit.»
Mais remontons dans le temps pour mieux comprendre les ressorts du cas Swissquote. Quand il arrive à l’EPFL au début des années 1980, Marc Bürki a passé quasiment toute son enfance et son adolescence en Afrique du Nord, où il est né. «Mes parents étaient partis à l’aventure en Tunisie.» La famille s’installe ensuite au Maroc, où son père, qui décédera à 53 ans, développe l’industrie laitière locale. On continue de parler suisse-allemand à la maison, mais c’est dans le système français que Marc fait ses classes jusqu’au bac. «Je me sens de langue maternelle et de culture francophone», précise-t-il. Plus tard, sa maîtrise du dialecte l’aidera toutefois à s’imposer à Zurich.
Pour l’anecdote, le jeune homme débarque de Casablanca avec son amie d’alors qui, comme lui, entame des études en Suisse. Et c’est par elle qu’il fait la rencontre qui va changer sa vie. «Je voyais ma copine discuter avec un type, raconte-t-il, en haussant un sourcil rétrospectivement soupçonneux. Je me suis approché pour voir ce qu’il lui voulait. Et nous sommes d’emblée tombés en amitié.» Marc Bürki et Paolo Buzzi, car c’était lui, ne se quitteront plus. Près de quarante ans après, le tandem partage toujours le même bureau.
L’un (devinez lequel!) dont la table de travail est un capharnaüm alors que celle de l’autre est toujours rangée au cordeau. Sans que ce rapport différent à l’ordre ait à aucun moment perturbé leur relation. «Nous partons en voyage ensemble, nous avons toujours le même plaisir à nous voir», poursuit Marc Bürki, qui précise au passage que son associé est parfaitement organisé, malgré les apparences. A chacun sa manière de fonctionner. De même, les deux compères n’ont pas suivi la même voie en matière conjugale. Marc Bürki a été marié deux fois, a un fils âgé de 20 ans et partage désormais sa vie avec l’une des cadres de Swissquote. Paolo Buzzi, lui, a eu quatre enfants de la femme avec laquelle il est marié depuis vingt-sept ans. Le premier est blond et très grand. Le second est noiraud et fait presque une tête de moins avec son mètre 80.
Difficile d’imaginer les Rolling Stones sans Mick Jagger et Keith Richards. Ou AP sans Audemars et Piguet. Idem pour Swissquote, qui n’aurait pas existé sans la complicité et la complémentarité presque magiques de Bürki et Buzzi. Leurs rôles respectifs dans l’entreprise? «Pour faire simple, disent-ils volontiers en chœur, Marc est le vendeur, Paolo le développeur.» Le premier a le titre de CEO, le second a été le Chief Technology Officer (CTO) jusqu’à très récemment. Il vient de passer la main à un successeur qu’il a lui-même formé pour endosser le rôle de CEO adjoint. Nous y reviendrons. Les deux sont ingénieurs jusqu’à la moelle.
«Et si nous sommes entrés dans la banque, c’est par accident», raconte Paolo Buzzi. A l’EPFL, vers la fin de leur formation, ils ont travaillé ensemble dans le laboratoire du légendaire Jean-Daniel Nicoud, le père du Smaky, le PC made in Switzerland, également impliqué dans le développement de Logitech. Un sacré biotope! Ils le quitteront en 1987 pour les Etats-Unis. D’abord avec l’objectif de passer leur licence de pilote, sur une idée de Paolo. Et, ensuite, pour trouver leur premier emploi. Une gageure à l’époque tant il est difficile d’obtenir un permis de travail.
Grâce aux contacts de son père, alors président de Philip Morris International, Paolo Buzzi décroche un poste en Californie. Marc Bürki fait chou blanc, retourne en Europe, où il passe deux ans à l’Agence spatiale européenne. Mais les deux compères n’ont pas l’ombre d’un doute: ils créeront leur propre affaire, ils travailleront certes comme des fous, mais ils s’amuseront. Même s’ils ne savent pas encore qu’ils se distingueront dans un domaine qui leur est alors inconnu. Marc Bürki et Paolo Buzzi, pionniers de la banque en ligne.
Les deux geeks vont en effet brûler la politesse à UBS, Credit Suisse et aux banques cantonales ou privées. L’explication? Ils ne viennent pas du sérail, justement. D’ailleurs, on le leur fait sentir. Ils la jouent start-up et offrent des conditions salariales très différentes de celles pratiquées dans le secteur bancaire. «Lean and mean», pour reprendre un slogan de rigueur.
«Si Swissquote avait été lancé en Californie, c’est sûr qu’ils auraient été aussi grands que PayPal.»
Martin Vetterli, président de l’EPFL
Peut-être n’ont-ils pas l’ADN bancaire, mais ils vont se faire la main en développant un logiciel de télécommunication pour les banques, justement. Ils lancent ensuite un service d’information financière à l’heure où la bourse suisse devient électronique. Grâce à l’internet qui décolle, ils offrent bientôt aux petits investisseurs la possibilité de passer leurs ordres eux-mêmes à des tarifs imbattables. Et obtiennent une licence bancaire en 2000, quatre ans à peine après la création de Swissquote. Bingo!
«Si Swissquote avait été lancé en Californie, observe le président de l’EPFL, Martin Vetterli, qui siège avec Marc Bürki au Conseil des écoles polytechniques fédérales, c’est sûr qu’ils auraient été aussi grands que PayPal.» On se souvient que c’est grâce à la vente de cette société de paiement électronique qu’Elon Musk a pu créer Tesla et poser les bases de son empire.
On ne détaillera pas les innovations lancées par Swissquote, mais leur nombre est impressionnant. Commençons par la fiabilité et la simplicité d’utilisation de leur plateforme. Parmi les premiers, ils comprennent que l’avenir de la banque est mobile. Avec Robo-Advisor, ils utilisent l’intelligence artificielle pour assister leurs clients dans la gestion de leur portefeuille. Bien avant la naissance des réseaux sociaux, ils lancent un forum de discussion en ligne. Débordés par des conversations qui n'ont plus rien de financier et la difficulté de les modérer, ils abandonneront ce développement.
En 2017, ils sont parmi les tout premiers en Europe à offrir la possibilité d’acheter et de vendre des cryptomonnaies. Cinq pour commencer, le bitcoin en tête. Ils en sont maintenant à 21. D’emblée, ils ont été fascinés par la technologie qui sous-tend ces monnaies numériques: la blockchain. Un feu de paille? Non, un changement de paradigme. D’ailleurs, il faudra batailler près de deux ans à l’interne avant d’imposer cette nouvelle offre. «Marc et moi, nous étions convaincus, souligne Paolo, mais on ne pouvait pas complètement nier le risque de réputation.» Pari gagné désormais pour Swissquote qui, une fois de plus, se positionne à l’avant-garde.
L’un comme l’autre vont d’ailleurs investir dans les cryptos à titre personnel et réaliser de coquettes plus-values. L’essentiel de leur fortune, toutefois, se trouve dans Swissquote, puisqu’ils possèdent chacun 11,5% de la société, dont la capitalisation boursière est aujourd’hui de 2 milliards. Faites le calcul! Une fortune qui les place dans la liste des 300 plus riches de Suisse publiée chaque année par les magazines Bilan et Bilanz mais qui reste virtuelle. Et si l’argent est une mesure du succès, ils sont avant tout motivés par le désir de parfaire l’œuvre de leur vie.
Entré en bourse en pleine euphorie internet, Swissquote a failli passer par le fond après l’éclatement de la bulle et une tentative avortée de pénétrer le marché français à grands frais. La crise des subprimes les a aussi secoués, même si, au final, ils en ont profité pour racheter plusieurs concurrents. Y compris à l’étranger: le Luxembourg, l'Angleterre, Malte, les Emirats arabes unis… «La taille du marché suisse étant ce qu’elle est, notre défi consiste maintenant à poursuivre notre développement à l’étranger», résume Marc Bürki.
«L’une des principales qualités de Marc Bürki, confie Jacques Grivel, un camarade d’études, lui aussi ingénieur et fondateur de la société Fundo, c’est sa curiosité.
Jacques Grivel, fondateur de la société Fundo
En devenant sponsor de Manchester United, Swissquote s’est fait un nom à l’international. En s’implantant à Hong Kong et à Singapour, le groupe a entamé son expansion en Asie. Ce n’est qu’un début. Et les deux fondateurs placent désormais beaucoup d’espoir dans la plateforme Yuh, leur entreprise commune avec PostFinance dans laquelle ils ont investi de gros montants.
L’idée est ambitieuse, celle d’une application mobile offrant une large palette de services bancaires de manière fiable, simple et ergonomique. Du trafic des paiements au négoce de titres ou de cryptomonnaies, en passant par une carte de débit multi-monnaies révolutionnaire. Avec l’ambition de faire mieux que les nouveaux venus comme Revolut ou Neon. «En comparaison des néobanques, explique Marc Bürki, nous avons l’avantage d’avoir une licence bancaire et, avec PostFinance, un partenaire très solide.» Pas question donc de se laisser «disrupter» et, là encore, une fois le marché helvétique conquis, la stratégie est de foncer à l’international. La Suisse continue de jouir d’un immense capital confiance. Et Swissquote compte bien l’exploiter.
«L’une des principales qualités de Marc Bürki, confie Jacques Grivel, un camarade d’études, lui aussi ingénieur et fondateur de la société Fundo, c’est sa curiosité. Il s’intéresse aux gens, il n’arrête pas de poser des questions.» Toujours prompt à écouter ses clients pour corriger le tir, pourrait-on ajouter, comme en témoigne la réaction de la banque débordée par les demandes d’ouverture de nouveaux comptes pendant la pandémie. Près de 50 000 sur un total de 400 000.
Cette curiosité coïncide avec sa passion de l’aviation, un rêve d’enfant. Ainsi ce tour d’Afrique de six semaines aux commandes de son Pilatus. Parti avec un groupe de propriétaires d’avion, sa compagne sur le siège du copilote, c’est pendant ce périple qu’il se met à parler de… QTL. Non, il ne s’agit pas d’un nouveau produit financier, mais d’un sigle qui recouvre une ambition existentielle: QTL pour «quality time left». «A 59 ans, je m’interroge sur le nombre d’années en bonne santé qui me reste. Par exemple pour repartir à l’aventure comme je l’ai fait en Afrique.» Pas question de lâcher Swissquote, mais il veut d'ores et déjà identifier et préparer celui ou celle qui lui succédera. Une solution interne a priori. «Il est essentiel que le prochain CEO comprenne bien comment nous faisons les choses», conclut Marc Bürki. Innover encore et toujours. Sans jamais cesser de s’amuser. Toute une philosophie.