Paris, Milan, Varsovie et, dans quelques jours, Berlin, Munich, Hambourg… Andreas Schollin-Borg a prévu d’ouvrir une succursale de Batmaid dans 12 villes d’ici au début de 2022. «Nous avons pris un peu de retard avec notre implantation à New York et à Londres en raison du covid», explique-t-il. Mais son ambition ne faiblit pas pour autant: il veut faire de son entreprise un leader européen, voire mondial, du secteur du nettoyage à domicile et, plus largement, un symbole de la numérisation de l’économie.
Au fil de la discussion, ce sont aussi les futurs possibles du monde du travail qui se dessinent. D’ailleurs, le fondateur de Batmaid vous le dit d’emblée: il est un ardent défenseur du salaire de base universel et il prône une refonte complète des assurances sociales, notamment de la prévoyance professionnelle.
Un entrepreneur en série
Il vous reçoit au siège de Batgroup, au centre de Lausanne, souriant, détendu, malgré ses incessants voyages éclairs à l’étranger. A 33 ans, Andreas Schollin-Borg est déjà un entrepreneur en série, volontiers touche-à-tout. Mais désormais, il se consacre en priorité au développement de son «bébé» Batmaid. A peine assis dans la salle de conférences, il désigne les tableaux blancs couverts de chiffres et de diagrammes qui occupent presque intégralement les murs de la pièce. Il y a une année à peine, l’entrepreneur décidait de revoir les fondements même de son modèle d’affaires. Au lancement de l’entreprise, son activité consistait à offrir une plateforme de mise en contact des femmes de ménage et de clients potentiels qui devenaient du coup les employeurs des nettoyeuses. Depuis janvier, l’entreprise Batmaid est passée elle-même au statut d’employeur et sort ainsi d’un fonctionnement de type Uber. Ce sont désormais quelque 2000 agents de nettoyage qui reçoivent un salaire et qui sont affiliés aux différentes assurances sociales obligatoires.
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«Pour réussir cette transition, nous avons passé plusieurs mois de fous», raconte Andreas Schollin-Borg. L’engagement de ces 2000 employés a nécessité la rencontre de plus de 6000 candidats et le développement d’un nouvel outil informatique. Sans oublier les investissements dans une spectaculaire campagne, notamment sur les bus de plusieurs villes suisses. Depuis deux ans, Batmaid peut compter sur une ambassadrice de choc, Martina Hingis, qu’on voit en tandem dans les publicités avec un agent de ménage, la raquette brandie comme un défi lancé à tout ce qui pourrait faire obstacle à l’ordre et à la propreté.
Pourquoi l’ancienne star du tennis mondial a-t-elle joué le jeu? Parce que Batmaid, comme le personnage de bande dessinée qui sert d’emblème à l’entreprise, se bat pour les héros de l’ombre et contribue à la lutte contre le travail au noir. Un argument répété à l’envi par Andreas Schollin-Borg, qui ajoute volontiers cette statistique: en Suisse, environ 80% des agents de nettoyage à domicile ne sont pas déclarés. Ce qui représente quelque 50 000 personnes. «Martina a d’emblée été séduite par notre volonté de lutter contre le marché au noir et la précarisation du travail.»
Mais clarifions, puisque l’heure est à l’interrogation sur les questions de genre et de langage, le terme même de «Batmaid». Pour son fondateur, ça ne fait pas un pli: il s’applique aux femmes comme aux hommes, même si la profession continue d’être majoritairement féminine. L’égalité des sexes est une évidence. Comme la tolérance aux diversités culturelles. «Nous employons des collaborateurs de toutes les religions et de 125 nationalités différentes. Et nous sommes apolitiques», ajoute l’entrepreneur. D’ailleurs, pas trace de politiciens dans la famille.
Côté maternel, son arrière-grand-père, Gustaf Sahlin, était l’un des cofondateurs du groupe suédois Electrolux en créant aux Etats-Unis la société Aerus LLC et administrateur dans plusieurs grandes entreprises du pays (Saab, Asea…). Côté paternel, la famille possédait les Verreries Contat, à Monthey, l’une des principales entreprises valaisannes au début du siècle passé, avant qu’elle périclite et disparaisse. Le père d’Andreas Schollin-Borg ne fera d’ailleurs pas carrière dans l’industrie, puisqu’il a été, pendant plus de quarante ans, médecin à Verbier, directeur et propriétaire d’une polyclinique sise à l’Hôtel Bristol. C’est d’ailleurs ce même établissement que le jeune homme rénovera de fond en comble au moment même du lancement de Batmaid, nous y reviendrons.
«Je ne me suis jamais senti bien à l’école. Avec un copain, j’ai d’ailleurs monté ma première affaire à 16 ans et demi déjà, en vendant des casquettes taguées Zermatt, Verbier, Gstaad au Bongénie. A peu près à la même époque, j’ai eu l’idée d’un service de blanchisserie – le business plan était boulonné et je l’ai même présenté au conseil d’administration d’une grande boîte. Mais mon père m’a forcé à faire des études. Il me laissait libre de mener ma vie comme je l’entendais… Mais une fois un diplôme universitaire en poche.»
Batmaid, une future licorne?
Ce sera HEC à Lausanne, puis un master en trading de matières premières avec un stage à New York, forcément initiatique. «J’ai fait pas mal de sport pendant ces six mois… et beaucoup la fête. Mais j’ai aussi acheté des tonnes de livres, je passais souvent la soirée dans les Apple Stores, à Manhattan, qui organisaient des rencontres avec des entrepreneurs de la tech, des architectes connus, des acteurs comme Nicolas Cage… On était, la plupart du temps, pas plus de 20 ou 30 à pouvoir échanger des idées avec ces personnalités. Incroyable!»
Il revient en Suisse avec le projet d’une société de scooter sharing, un peu sur le modèle de Mobility. Des scooters électriques, bien sûr, un concept de mobilité couplé à des abris de recharge et un nom de domaine: MyScoot.ch. Un mois d’étude le convainc toutefois que le concept est prématuré. Et les investissements nécessaires beaucoup trop importants. Repli sur le projet Batmaid, inspiré de son expérience américaine et cofondé avec son comparse Eric Laudet et l’appui de ses deux parents qui lui prêtent chacun 100 000 francs. «C’est à la fois une sacrée somme, mais qui disparaît très vite si vous calculez mal votre coup. Et il était clair que je n’aurais pas un centime de plus.» En parallèle, son père lui demande de gérer l’hôtel familial, le Bristol. En trois saisons à peine, il va doubler le chiffre d’affaires et fait de ce trois-étoiles l’une des adresses prisées de la station. Examen réussi.
«J’ai beaucoup d’admiration pour l’homme et l’entrepreneur, affirme l’homme d’affaires Patrick Delarive. Dans les cinq ans, Andreas est capable de faire de Batmaid une licorne (une entreprise valorisée à plus de 1 milliard de francs, ndlr). C’est un visionnaire, mais aussi un immense travailleur, d’une honnêteté absolue, élevé à la dure. Il n’a rien d’un fils à papa, je peux vous le dire.» Il le connaît depuis ses 12 ans et s’est associé à lui dans plusieurs sociétés.
«Ce qui m’a toujours impressionné, ajoute son meilleur ami, Florent Bourachot, CEO du réseau de vétérinaires Swissvet Group, cofondateur de la société de courtage immobilier Neho entre autres activités, 33 ans lui aussi, c’est son engagement total dans les projets qu’il mène.» Batmaid n’a pas commencé dans un garage à la manière Silicon Valley, mais dans le salon de l’appartement de son fondateur, où jusqu’à 12 personnes ont travaillé. C’est d’ailleurs pour pallier ce manque d’espace et offrir des locaux agréables à ses collaborateurs qu’Andreas Schollin-Borg a cofondé l’espace de coworking lausannois Gotham, une entreprise dont il se retire en 2018 pour se concentrer sur le développement de son groupe.
Détermination et rapidité d’exécution. Un exemple récent, plus anecdotique peut-être, mais très révélateur: le rachat, toujours à Verbier, de la boîte de nuit l’Etoile Rouge, transformée en plein covid en restaurant chic et décontracté, le Taratata. «Deux mois avant l’ouverture, je n’avais ni le concept ni l’architecte…»
La passion, le plus fort des moteurs
Ne parlez donc pas d’équilibre vie privée-vie professionnelle au patron de Batmaid. «Une pure utopie, si vous visez grand.» Et quand on lui demande de quantifier son emploi du temps hebdomadaire, il vous montre l’écran de son smartphone et les douze heures de séance agendées pour la journée. Alors, soixante ou soixante-cinq heures par semaine? Beaucoup plus, de toute évidence, vous fait-il comprendre par un sourire. La passion est le plus fort des moteurs, c’est bien connu. Et comme sa fiancée, Laura, adhère à ses desseins, tout va bien. La charge semble donc gérable. Et les pressions extérieures aussi.
Car le lancement de Batmaid ne s’est pas fait sans oppositions. Et la lutte n’est pas terminée. «Je n’ai rien de personnel contre M. Schollin-Borg, explique Aldo Ferrari, l’une des têtes du syndicat Unia qui préside aussi la commission paritaire romande du secteur du nettoyage. Mais le modèle d’affaires de Batmaid est détestable, au moins dans sa forme initiale.»
Andreas Schollin-Borg s’insurge contre cette vision, même s’il a fini par négocier un virage à 180 degrés pour devenir à son tour un employeur en bonne et due forme. Contrairement à Uber, par exemple, qui continue de travailler avec des indépendants. «Ce qui a été décisif, précise-t-il, c’est que, dès le début de la pandémie, nous avons réalisé que les agents Batmaid n’étaient pas éligibles pour les RHT.» Une injustice crasse qu’il fallait corriger.
Rapidité d’exécution et opportunisme. Ou plutôt agilité, pour reprendre un terme en vogue lorsqu’on parle stratégie et management. Mais avec quel impact sur les marges de l’entreprise? L’heure de femme de ménage coûte 28,50 francs à Batmaid. «On parle là du superbrut, charges sociales de l’employeur comprises pour un tarif horaire de 39 francs facturé au client final, tient à préciser Andreas Schollin-Borg. Sachant qu’il faut enlever la TVA, les frais de carte de crédit, il ne reste plus grand-chose.»
Et comment compte-t-il désormais faire mieux que la concurrence? «Avec quelque 70 000 clients qui ont eu recours à Batmaid jusqu’ici, nous sommes dans une approche de masse en comparaison des autres entreprises du secteur. Nous pouvons donc nous contenter de marges plus faibles.» Et l’expansion à l’international: soutenu par la Bâloise, deux sociétés d’investissement, Ace & Company et Investis, Batgroup vise, précisément, à augmenter encore cet effet de quantité. Le groupe devrait d’ailleurs doubler de taille ces prochains mois. Par des acquisitions? Suspense. Pour une réponse claire et officielle, il faudra encore patienter un peu.
Simplifier la vie des ménages
En revanche, Andreas Schollin-Borg est très disert sur l’évolution de service Batmaid, qui offre désormais la livraison à domicile de produits de nettoyage et un service de pressing. Bref, une manière de simplifier encore la vie des ménages suroccupés. En outre, il a remis à plus tard le projet d’appliquer son concept aux travaux de plomberie, d’électricité et de jardinage. Attention à ne pas se disperser.
Ce qui n’empêche pas cet esprit iconoclaste de s’exprimer sur les grands enjeux du moment. Par exemple l’avenir de la mobilité: «Lorsque j’ai étudié le développement de Gotham et l’ouverture de plusieurs autres espaces de coworking dans l’Arc lémanique, je me suis interrogé sur l’évolution des infrastructures de transport: quelles solutions pour le dernier kilomètre et le centre des villes? Et pour les zones périphériques? Et quid des transports entre les agglomérations comme Genève et Lausanne? Il faut bien constater un manque de lucidité sur notre stratégie de transport à long terme.» Et de revenir à son idée de partage de véhicules électriques légers, comme les scooters électriques («couverts», insiste-t-il), qui constituent, selon lui, une piste prometteuse.
Et de s’enflammer enfin pour les mutations sociétales qui iront forcément de pair avec la révolution technologique en cours. Nous ne sommes qu’au début de la numérisation, résume Andreas Schollin-Borg. Le fonctionnement des entreprises doit être réinventé. La plupart des métiers vont se transformer ou carrément disparaître. Un nombre considérable d’emplois vont être supprimés. Voilà pourquoi il prône le revenu de base universel et une refonte des assurances sociales. «Prenez l’exemple de la prévoyance professionnelle: chaque personne devrait pouvoir choisir à terme comment elle compte s’investir dans le travail en fonction du mode de vie qu’elle souhaite et des besoins financiers à la retraite tels qu’elle les anticipe. Dans ce domaine aussi, nous devons penser de manière radicale.» Disrupteur un jour, disrupteur toujours.
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