«C’est juste l’émotion qui a changé», décrète Manuel Emch, dirigeant. Et c’est précisément ce qui a tout changé: en l’espace de huit mois, la marque du Noirmont, dans les Franches-Montagnes, est passée du statut de jolie ringarde à reine du hype, productrice de trophées contemporains – certaines éditions limitées réussissant l’exploit de gagner une cote sur le second marché dès leur commercialisation. Cette marque, c’est Louis Erard, patronyme enraciné dans le plateau du Jura. Une marque qui, comme beaucoup de maisons horlogères du coin, a derrière elle une longue histoire en escaliers: création en plein krach de 1929, quelques beaux succès par la suite, quelques périodes moins glorieuses aussi, quelques retournements stratégiques, quelques changements de mains, quelques raccommodages.
La dernière grande relance remonte aux années 2000 et a permis à Louis Erard de se positionner à l’avant-poste d’une tendance qui émergeait alors: l’entrée de la montre mécanique accessible. La stratégie s’avère porteuse, jusqu’à ce que les grands groupes accaparent ce segment et gèlent la montée en puissance. L’entreprise commence à souffrir au tournant de la décennie 2010 et plonge dans les pertes: le dernier exercice positif remonte à 2012. Jusqu’au retournement de 2021, où il n’a fallu que quelques mois, en pleine pandémie, pour que Louis Erard (re)devienne un fabricant florissant: courtisé par les grands détaillants, recherché par les collectionneurs, plébiscité par les prescripteurs. Signe de ce retour en grâce: trois montres se sont classées dans trois catégories différentes aux présélections du Grand Prix d’horlogerie de Genève, un véritable exploit.
Une décennie en rouge intégral
Exploit au cube, même, puisque, en entrant dans le sérail des marques en vue, Louis Erard a aussi retrouvé les chiffres noirs après quasiment une décennie en rouge intégral. Plus encore, l’entreprise a repris le contrôle de sa rentabilité: maîtrise des marges, maîtrise des stocks, maîtrise de la distribution. Eteignant au passage le feu infernal de l’urgence – et tous les maux qui vont avec. Mettant aussi un terme à des options stratégiques qui n’étaient plus du tout en phase avec le contexte actuel: Louis Erard était «une marque de distribution» – avec un catalogue et une approche commerciale dépendante des partenaires détaillants –, elle est redevenue une marque centrée sur le produit et la création. Avec en prime le développement de l’e-commerce, qui permet de réaliser aujourd’hui près de la moitié des ventes en direct – et de réintégrer la marge qui va avec.
Le levier du changement a deux yeux félins bien en face des trous: Manuel Emch, jeune quinquagénaire, vingt-cinq ans au service du luxe et de l’horlogerie – dont deux directions de marques, Jaquet Droz (Swatch Group) et (feu) Romain Jerome. Il est appelé en renfort par les actionnaires de Louis Erard fin 2018 pour épauler la direction d’alors – encore tenue par Alain Spinedi, qui a relancé la marque dans les années 2000 – et tracer la voie de l’avenir.
La stratégie qu’il met en place repose tout à la fois sur une analyse fine et un coup de force. Manuel Emch commence ses explications par l’analyse: «Aujourd’hui, ce n’est plus la marque qui compte, mais le produit.» Dans sa vue, l’horlogerie actuelle est le résultat d’une maturation en trois étapes. La première remonte aux années de reconstruction post-quartz, où le secteur galope en doubles digits; c’est la croissance «générique», tout se (re)met en place, la distribution, l’industrie, les investissements. La deuxième phase est celle de la focalisation sur les marques, portée par les grandes maisons de luxe parisiennes. Le secteur est maintenant dans sa troisième phase, celle du produit roi: on n’achète plus une Audemars Piguet, mais une Royal Oak, on n’achète plus une Patek Philippe, mais une Nautilus, etc.
Le coup de force, maintenant. 2019, salon de Bâle, Manuel Emch reçoit le distributeur japonais de Louis Erard. C’est l’un des derniers partenaires de poids, mais il veut se retirer. Manuel Emch joue son va-tout: une édition limitée en collaboration avec Alain Silberstein – un créateur horloger que le Japon a toujours chéri et qui n’a jamais œuvré dans cette catégorie de prix. Dont acte. Six mois plus tard, la montre est prête et les 178 exemplaires sont vendus, en grande partie en direct – via l’e-commerce ouvert pour l’occasion. Louis Erard retape sa trésorerie, retrouve instantanément une image positive et gagne une cote sur le second marché: le modèle double de prix en quelques jours.
Rendre la belle horlogerie accessible
En coulisses, la collection de base est restructurée. Le catalogue est réduit, de plusieurs centaines de références à quelques dizaines, et s’articule en deux familles, sport et classique. Pour le sport, des chronographes à trois compteurs, ponctuellement associés à des partenariats (équipes de rallye, clubs de football, etc.). La ligne classique est redessinée par un designer venu du haut de gamme – Barth Nussbaumer – et elle est elle-même articulée en triptyque, autour de trois complications typiquement horlogères: petite seconde, chronographe monopoussoir et régulateur (reconnaissable à sa grande minute au centre, heure et seconde sont déportées sur des sous-cadrans, historiquement lié à la recherche de précision chronométrique).
Cette nouvelle collection de base devient le terrain d’exercice des collaborations, des capsules et des séries limitées réalisées avec des créateurs, et parfois en exclusivité pour l’un ou l’autre des partenaires détaillants. Le concept de capsule est également étendu aux métiers d’art, émail grand feu, guillochage main, etc. Dans la stratégie de Manuel Emch, tous ces efforts convergent vers un seul point: rendre la belle horlogerie accessible. Il n’est pas seulement question de positionnement prix, mais de références et de connaissances. Les métiers d’art traditionnels par exemple, comme le guillochage main, sont méconnus du grand public, parce que réservés à la haute horlogerie. Il en va de même pour l’horlogerie très créative ou exclusive, qui reste l’apanage des segments supérieurs.
Sur cette lancée, une deuxième collaboration voit le jour en 2020, cosignée par un horloger farouchement indépendant et réservé aux collectionneurs de haut vol, Vianney Halter. La série limitée est épuisée en quelques heures.
En horlogerie, ce qui est central, c'est la montre
Le grand coup de maître survient en juin 2021, avec une nouvelle collaboration cosignée Alain Silberstein, mais cette fois avec carte blanche sur un triptyque. Trois fois 178 pièces. Sold out: Louis Erard encaisse en un éclair deux ans de trésorerie, valide sa stratégie et consolide une réputation complètement remise à neuf. Le changement de perception est irréfutable, fondamental, avec des effets positifs en cascade qui confirment tout ce qui a été mis en place en deux ans.
A l’interne, Louis Erard est passé d’un système complexe, hiérarchisé et focalisé sur le soutien aux forces de ventes à une gestion de type entreprise libérée, où chacun est responsable de sa partie et productif. L’inertie nocive des stocks fait place à une production en flux tendu. A l’externe, la distribution se requalifie de manière quasiment spontanée: d’un côté ceux qui sont capables d’absorber les éditions limitées et les nouveautés, pointues et stylées, de l’autre ceux qui n’ont pas la clientèle pour ça. Mieux: Louis Erard, qui avait été écarté par les grands groupes et relégué dans les rues périphériques, retrouve sa place sur les grands boulevards du luxe. Le cas d’école est bouclé, basique, implacable: en horlogerie, ce qui est central, c’est la montre.