C’est l’histoire d’une tendance forte, d’un changement de rapport à la mobilité qui se traduit dans un boom économique spectaculaire. La passion historique des Suisses pour le vélo a été dopée par l’arrivée du vélo électrique dans les années 2000. Ce moyen de transport, particulièrement efficace en ville, a converti de nombreux automobilistes – y compris non sportifs –, qui ont délaissé leur voiture. Et puis, la pandémie de Covid-19 est venue dynamiser encore ce marché, suscitant une hausse de 38% des achats de bicyclettes l’an dernier.
La plus grande part des vélos vendus dans le pays ont parcouru un long chemin avant de se retrouver dans nos magasins: ils viennent de Chine, de Taïwan, du Cambodge, des Pays-Bas, d’Allemagne, «et de plus en plus d’Europe de l’Est», détaille Martin Platter, directeur général de Velosuisse, l’association suisse des fournisseurs de bicyclettes. «Toutefois, les marques – et le design – proviennent souvent des Etats-Unis.»
Série limitée pour commencer
Dans ce commerce mondialisé, quelques acteurs locaux cherchent à se faire une place. A la fin du mois de septembre 2021, Paul Merz, 35 ans, a redonné vie à la mythique marque genevoise Motosacoche (fondée en 1899), en lançant comme premier produit un vélo électrique roulant à 45 km/h. Un clin d’œil historique pour rappeler que, au début du XXe siècle, les frères Dufaux avaient développé «un moteur qui s’adaptait dans le cadre de n’importe quelle bicyclette».
Le moteur des vélos électriques Motosacoche version 2021 a été conçu sur mesure et est entièrement fabriqué en Suisse. La plupart des composants du vélo sont sourcés en Europe. «La demande des consommateurs pour des objets produits localement est évidente, explique Paul Merz, mais il y a un grand écart avec la réalité industrielle et commerciale du pays. C’est pourquoi nous nous engageons dans la relocalisation des savoir-faire, en produisant nos moteurs en Suisse.» L’entreprise prévoit de vendre 100 vélos (à 12 390 francs), en série limitée, pour commencer.
Dans son atelier Clacycle, à Carouge (GE), Romain Pithion récupère des vélos inutilisés et les retape en y ajoutant de la valeur. De «l’occasion premium», comme il l’appelle, destinée à un usage urbain et quotidien. Son affaire démarre en 2016, quand il se met à vendre des deux-roues vintage dans un espace de coworking. «C’était la mode, et puis j’étais dans le milieu cycliste depuis quelques années. Mécanicien de formation, j’aimais travailler sur de beaux vélos, fabriqués en Europe.» Puis le projet prend de l’ampleur et l’entrepreneur, observant l’attrait des citadins pour cette tendance, développe en parallèle un modèle de vélo électrique, le Class’Hy – contraction de classique et d’hybride.
Un travail de passionné
Pour ce modèle, Romain Pithion a travaillé avec un cadreur spécialisé, «un vrai artisan, porteur d’un savoir-faire, comme à l’époque». Ce cadreur, c’est Mario Rhyner, trentenaire, cofondateur de l’atelier 3Spades Custom à Vernier (GE). Géographe de formation, il a tout appris en autodidacte. Il achète des tubes – en Italie pour la plupart, ou au plus loin en Angleterre –, les soude puis ajoute les différentes pièces d’un vélo de manière à monter un véhicule complet. Une vingtaine d’heures de travail sont nécessaires pour assembler le tout. «L’avantage de ce procédé est qu’il permet de créer un vélo sur mesure, en fonction de la morphologie de la personne et de l’utilisation qu’elle va faire de son vélo», explique-t-il.
Ce n’est cependant pas tant la possibilité d’avoir un vélo sur mesure qui attire la clientèle dans cet atelier: «Il y a certainement un goût actuellement pour des objets personnalisés et uniques, mais ce qui plaît aux clients, c’est le fait d’avoir un vélo fabriqué localement.» Et les consommateurs sont prêts à y mettre le prix: il ne faut pas espérer trouver quelque chose à moins de 3000 francs pour un vélo entier chez 3Spades Custom. A l’atelier Clacycle, le Class’Hy se vend à partir de 4000 francs, les vélos mécaniques d’occasion premium sont, eux, proposés pour 500 francs environ.
Pour l’un comme pour l’autre des deux entrepreneurs, les recettes de leur activité ne leur suffisent pas encore pour vivre. Chez 3Spades Custom, on vend en moyenne un vélo par mois. A l’atelier Clacycle, on dénombre une quarantaine de ventes par an en 2019 et 2020, essentiellement des modèles d’occasion. Un travail de passionné, voire de militant. Et ils ne sont pas les seuls en Suisse: «Il y en a à Zurich, à Bex, à Bienne, à Berne ou encore à Obwald, détaille Mario Rhyner. Ce sont des TPE (très petites entreprises), comptant deux ou trois employés, car cette volonté de produire de véritables vélos locaux est récente.»
20% des e-bikes sont fabriqués en Suisse
En tout, 5% des vélos mécaniques et 20% des e-bikes sont fabriqués en Suisse, selon Martin Platter, le directeur général de Velosuisse. Le pays compte environ 300 fabricants, avec la marque Scott qui domine le marché – jusqu’à 40 000 modèles assemblés par an – suivie, sans hiérarchie claire, par des marques comme BMC (canton de Soleure), Tour de Suisse (Thurgovie), Cresta (Saint-Gall), Kristall (Argovie), BiXS (Lucerne), Aarios (Soleure), Transalpes (Zurich), Koba (Saint-Gall), Price Bikes (Zurich), etc. L’ensemble de l’industrie de la bicyclette emploie quelque 7000 personnes et son chiffre d’affaires était d’environ 2,3 milliards de francs suisses en 2020.
«Parmi ces acteurs, certains disent faire des vélos suisses, mais ils assemblent en Suisse des composants venant de l’étranger, ou ils apportent les dernières finitions, comme la peinture, à un vélo déjà monté», poursuit Martin Platter. Par ailleurs, des entreprises produisent localement une partie précise d’un vélo, à l’image de Maxon, spécialiste obwaldien des entraînements électriques, qui a récemment lancé sur le marché un moteur pour vélo électrique intégré de manière invisible au niveau du pédalier, résolvant ainsi le problème du poids et de la taille des batteries.
Le groupe biennois DT Swiss, spécialisé dans les composants (roues, fourches, amortisseurs, moyeux) de bicyclettes haut de gamme, équipe pratiquement tous les coureurs du Tour de France. Croulant sous la demande, son chiffre d’affaires a augmenté de 30% depuis le début de la pandémie.
Face aux grands acteurs de l’industrie du vélo, les petites entreprises privilégiant les matériaux locaux ont un avantage. Car si la pandémie a effectivement donné un nouveau souffle à la branche, elle pose aussi un problème d’approvisionnement, avec la fermeture ponctuelle des frontières. Pour exemple, l’usine du leader du marché des composants, Shimano, en Malaisie, a été complètement fermée pendant un mois cet été, alors que la capacité de production avait déjà dû être réduite à 60% auparavant.
«Certains commerçants ne peuvent plus répondre à la demande en raison d’une rupture de stock de pièces, explique Romain Pithion, de l’atelier Clacycle. Cette situation nous fait nous rappeler combien nous sommes dépendants de la Chine ou de Taïwan. Cela confirme l’idée qu’il serait bon de rapatrier des savoir-faire et des industries en Europe.»
Un savoir-faire évaporé, qui pourrait revenir
La Suisse a une importante histoire avec le vélo, à commencer par l’un des modèles les plus solides qui soient: en acier massif, le vélo d’ordonnance, ou vélo militaire suisse, a été produit à plus de 68 000 exemplaires entre 1905 et 1988, en grande partie dans les ateliers de l’usine Condor à Courfaivre (JU).
En 1919, l’entreprise Allegro, à Neuchâtel, a rapidement pris son essor pour devenir l’un des fabricants de cycles les plus réputés de Suisse. Dans les années 1970, le VTT a redonné un nouvel élan au secteur dans ce pays montagneux par excellence, permettant à la Suisse de rester compétitive. Au milieu des années 1990, un vélo sur quatre était encore produit en Suisse.