Dans le palmarès de la plateforme Sharely, sur les 20 000 objets actuellement en location, les beamers, les drones et les remorques pour voiture sortent en tête. Directrice de la start-up, Lucie Rein projette, elle, de louer une planche de stand-up paddle, une PlayStation et une tente de bivouac. De toute évidence, elle devra pourtant attendre un peu pour s’autoriser ces loisirs. Depuis son arrivée en avril dernier, elle travaille à 200% pour faire monter en puissance l’offre de la plateforme fondée à Zurich et désormais active en Suisse romande. Mais son cas personnel lui permet d’illustrer les avantages du modèle. «J’ai envie de tester ce sport et de m’essayer aux jeux vidéo. Mais sans devoir acheter le matériel pour le faire, explique-t-elle. Et je rêve de camper en altitude. J’adore la montagne…»

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L’important, dans la plupart des situations, poursuit Lucie Rein, c’est l’accès aux objets, pas leur possession: «De plus en plus, les gens vont opter pour des formules de location et de partage, j’en suis convaincue.» La location est une réponse aux enjeux écologiques. Mais elle a également du sens sur le plan purement financier. «En optant pour la propriété, insiste-t-elle, vous immobilisez un capital qui vous permettrait, si vous pouviez en disposer, de vous ouvrir d’autres possibilités.» Et du point de vue des propriétaires? La location est une façon de rentabiliser un achat, voire une source régulière de revenu. «En termes d’impact sur l’environnement et pour lutter contre le gaspillage, affirme-t-elle, la location est même plus efficace que le seconde main.» Ce que Lucie Rein et son équipe marketing ont résumé dans un slogan: «Own less, do more!» («Possédez moins, faites plus!»).

50 000 utilisateurs réguliers

L’idée à la base de Sharely est d’une simplicité biblique. Y convertir une majorité, c’est autre chose. La jeune CEO ne s’en cache pas. Lancée en 2014, la plateforme séduit actuellement quelque 50 000 utilisateurs réguliers. Le but de Lucie Rein est de multiplier rapidement ce nombre par 10 ou 20. Comment? «Il nous faut d’abord massivement augmenter la quantité des objets à louer, explique-t-elle. La proximité géographique et donc la granularité de l’offre sont une condition sine qua non du succès.» Un Valaisan ou un Lausannois qui veut louer un VTT électrique pour ses vacances n’ira pas jusqu’à Saint-Gall pour en prendre livraison. Facilité d’utilisation et praticité sont des facteurs déterminants.

Une amoureuse de la montagne, ici au Moléson.

Ces neuf derniers mois, Lucie Rein et son équipe ont donc complètement repensé la plateforme. Depuis janvier, elle est disponible en allemand, en anglais et en français. Sa conception informatique et son design ont été modernisés. Plus fondamentalement, elle repose désormais à la fois sur une logique de particulier à particulier (peer to peer), mais aussi de commerce à consommateur (B2C). Une entreprise comme Migros a accepté de jouer le jeu de la location avec ses Do-it Yourself de la région zurichoise. Idem pour le fabricant de machines de nettoyage à haute pression Kärcher.

«Pour les grandes surfaces, ce sont à la fois de nouvelles rentrées, mais aussi une manière d’attirer des clients potentiels.» Le jardinier du week-end qui viendra louer une machine à scarifier la pelouse repartira avec quelques sacs de graines de gazon et d’engrais. Dans la foulée, il en profitera sans doute pour faire les courses de la semaine. Les PME peuvent elles aussi y voir une possibilité de rentabiliser de coûteux outillages ou un véhicule inutilisé le week-end. A quelles conditions? Sharely prélève 20% du montant de la location et assure les loueurs contre d’éventuels dégâts.

«Pour quelqu’un d’aussi jeune, elle est impressionnante de détermination et de maturité.»

Dominique Locher, actionnaire de Sharely

«Lucie et son équipe vont atteindre leurs objectifs et avoir du succès, j’en suis persuadé», affirme Dominique Locher, actionnaire de Sharely, qui a été jusqu’en 2017 le CEO de LeShop et qui poursuit chez Farmy.ch et avec la start-up londonienne Jiffy ses activités dans l’e-commerce de produits frais. Il ajoute: «Pour quelqu’un d’aussi jeune, elle est impressionnante de détermination et de maturité.» Il n’est pas le seul à s’enthousiasmer. Pascal Meyer, le fondateur de QoQa, fait lui aussi partie du groupe d’investisseurs que Lucie Rein a convaincus d’investir 660 000 francs dans l’entreprise. Pour passer la vitesse supérieure, elle cherche maintenant quelque 3 millions de francs supplémentaires. «Avis aux amateurs!»

Défoncer des portes fermées 

Pour l’heure, les sept membres de l’équipe de Sharely travaillent une partie de la semaine dans les bureaux que la start-up partage avec une autre société, et le reste du temps à leur domicile ou dans des lieux publics. Lucie Rein nous a d’ailleurs donné rendez-vous au Bridge, à l’Europa Allee, près de la gare de Zurich, un établissement hybride, à la fois food court, épicerie bio, café, lieu de rencontre… Grande et pleine d’une énergie communicative, elle frappe d’emblée par la clarté de ses propos et un sens aiguisé de la formule: «Je préfère défoncer des portes fermées que de garder les portes ouvertes», nous dira-t-elle pour résumer son envie d’entreprendre et de construire.

Née à Mulhouse il y a trente et un ans, Lucie Rein est issue d’une famille qu’elle qualifie de «tout à fait normale». A la nuance près que son père est, lui aussi, un entrepreneur en série. Et de raconter comment, sur une friche industrielle, il s’est lancé dans la construction d’un parc de l’innovation comprenant notamment un incubateur pour les start-up. «Il mériterait au moins six ou sept pages de votre magazine», commente-t-elle. Sa mère travaille dans le social et la santé, sa petite sœur est avocate à Paris, où elle défend des demandeurs d’asile. Double-nationale, Lucie Rein doit son passeport suisse à une grand-mère originaire de Courtemaîche, dans le canton du Jura. Mais elle se sent avant tout Alsacienne. «L’Alsace, c’est un pays un peu entre la France, l’Allemagne et la Suisse.»

Agée d’à peine 1 an et déjà très déterminée.

Elève brillante, elle a passé, à Paris, par le rituel de la préparation aux grandes écoles et opté pour la voie commerciale en entrant à l’EDHEC. Ce qu’elle regrette aujourd’hui. «Si c’était à refaire, je choisirais une filière d’ingénieure. L’économie, le business, l’entrepreneuriat, vous pouvez toujours vous y former sur le tard. Mais les branches plus dures comme la programmation, c’est difficile à rattraper seule, par soi-même.» Au passage, elle en profite pour dire son scepticisme vis-à-vis du système de formation français. Son élitisme. L’apprentissage par cœur de dizaines de livres oubliés sitôt l’examen passé. «En comparaison, la Suisse marque des points.»

Après ses études, elle fait six mois de stage chez Danone à Barcelone, six mois chez Ikea à Londres. Puis un an à l’Université de Mannheim (D) pour terminer son master. Elle entre ensuite chez Nestlé, à Vevey. «Mon rêve ultime, c’est de retourner y habiter. Je ne savais pas qu’on pouvait vivre dans une région aussi belle.» Elle loge alors place du Marché, se rend chaque jour au bureau à pied le long des quais. Alors pourquoi partir à Zurich pour un job chez Barilla, le producteur de pâtes alimentaires? Parce qu’on lui a proposé un poste de Key Account Manager qui colle à ses ambitions de l’époque. Elle y passe deux ans et demi, se frotte aux métiers de la vente, un milieu très masculin où l’on parle fort et où l’on tape volontiers sur la table, raconte-t-elle.

Conscience écologique 

Elle démissionne sur un coup de tête, non pas qu’elle se sente mal dans cette entreprise, mais parce qu’elle développe alors une conscience écologique et l’envie de changer le monde. «Dans les grandes boîtes, la moindre décision prend toujours tellement de temps. Je n’avais pas la patience.» Au passage, elle tient à préciser qu’être femme ne l’a jamais prétéritée. «Et quand on m’invite à parler en public en lien avec mon genre, je suis contrariée, presque vexée: si je dois être un rôle modèle comme entrepreneuse, j’aimerais que ce soit aussi bien pour les filles que pour les garçons.» Et d’ajouter: «Ici, en Suisse alémanique, mon identité repose plutôt sur mon accent français quand je parle allemand.»

En 2011, Lucie Rein représente l’EDHEC à l’émission TV «Questions pour un champion».

Mais revenons à son envie de renverser des montagnes. En cette année 2018, à la recherche d’un emploi en phase avec ses nouvelles aspirations, Lucie Rein tombe sur Too Good to Go. Gérée par une entrepreneuse danoise, Mette Lykke, cette application vise à commercialiser à des prix imbattables les marchandises périssables qui n’ont pas trouvé preneur. Bon pour l’environnement… et le porte-monnaie. «Un concept génial de lutte contre le gaspillage alimentaire que j’aurais adoré inventer», dit-elle.

A défaut, elle se met en tête de l’introduire en Suisse, prend contact avec les responsables, insiste pour obtenir un rendez-vous. Et se fait embaucher. Sa motivation et sa ténacité vont faire la différence. Et c’est livrée à elle-même qu’elle crée une nouvelle entreprise de zéro, trouve des bureaux, monte une équipe de plus de 20 personnes, convainc les boulangeries, les petits commerces comme les grandes surfaces d’utiliser l’application… La consécration vient lorsqu’elle fait la couverture du magazine de Migros, d’ailleurs le premier grand détaillant à jouer le jeu. Aujourd’hui, Too Good to Go compte 1,64 million d’utilisateurs dans tout le pays. Et plus de 5000 cafés, restaurants, supermarchés, hôtels partenaires…

«C’était osé, mais j’avais plein d’idées pour développer la plateforme et je pensais que je pourrais les mettre en œuvre.»

 

On lui demande les raisons de son départ à peine plus de vingt-quatre mois après. «Emotionnellement, c’était mon bébé, mais pas mon entreprise sur le plan financier.» Elle qui voulait se lancer à son compte renonce finalement. Nous sommes en pleine pandémie, inutile de cumuler toutes les difficultés. Elle entend alors parler de Sharely, en analyse les forces (le concept parle à tous par sa simplicité) et les faiblesses (la taille encore limitée de l’entreprise). Elle prend contact avec son fondateur, Andreas Amstutz. Et lui propose après de longues discussions… de prendre sa place: «C’était osé, mais j’avais plein d’idées pour développer la plateforme et je pensais que je pourrais les mettre en œuvre. Dans un premier temps, il était choqué, c’est normal. Mais au final, il a pensé que c’était la meilleure voie à suivre pour lui-même et pour son entreprise.» Lucie Rein ne s’étendra pas sur les détails de l’arrangement, mais on comprend que le fondateur est passé à autre chose, qu’ils sont restés en bons termes et que, avec l’appui des investisseurs mentionnés plus haut, elle est désormais aux commandes et l’une des actionnaires de l’entreprise.

Location d'habits

La CEO de Sharely nourrit de grandes ambitions, mais reste prudente sur les chiffres. Pour réussir le pari, il lui faudra, c’est clair, renforcer les effectifs pour atteindre quelque 25 personnes au total. Plus décisif encore, l’effort de créativité qu’il s’agit de ne pas relâcher. Une partie de la réponse consiste sans doute à étendre encore l’offre du site, en commençant par des évidences. Un exemple: la location de skis est passée dans les mœurs, mais pas celle de vestes et de pantalons qui coûtent pourtant fort cher.

On trouve déjà à louer des habits et des robes de soirée, mais le processus pourrait être moins laborieux. Et pourquoi ne pas lancer la location de montres de luxe, de bijoux, d’œuvres d’art, d’instruments de musique? Lucie Rein et son équipe sont bien décidées à bâtir une plateforme fédératrice qui regroupe, de manière structurée et lisible, un grand nombre de domaines – dans le jargon on parle de «verticales». Et à imposer une marque, Sharely, qui encapsule une technologie fiable, un service impeccable et les vertus de l’économie circulaire.


Bio express

  • 1991 Naissance à Mulhouse. Brillante élève au lycée, elle organise des spectacles de théâtre. Elle montera sur scène et se mettra à l’improvisation plus tard, à Zurich, où elle déménage en 2015. «Cela m’a été très utile dans le monde professionnel.»
  • 2021 Prend la tête de Sharely, fondée par Andreas Amstutz en 2014, avec le projet de la faire grandir. La plateforme de location propose environ 20 000 objets à quelque 50 000 utilisateurs réguliers.