Détendue, le regard clair et décidé, Olga Dubey confirme qu’AgroSustain se trouve à un moment charnière de son développement. Elle et son équipe attendent pour ces prochains jours les résultats des tests systématiques effectués par ses trois plus gros clients potentiels en Suisse, en Allemagne et en France. Suspense! S’ils sont positifs, la start-up basée à Lausanne pourra enfin lancer, à large échelle, la commercialisation de son produit. Une solution 100% naturelle qui retarde la dégradation de nombreux fruits, tels que fraises, poires ou bananes, et permet de limiter ainsi le gaspillage alimentaire de manière spectaculaire. Rien qu’en Suisse, on estime à 2,8 millions de tonnes le gaspillage des denrées alimentaires chaque année!

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«Les premiers échos des essais de nos partenaires sont encourageants, mais nous sommes dans une industrie où l’on répète volontiers les tests, nous explique Olga Dubey, la CEO de cette entreprise de foodtech qui a terminé, l’an passé, dans le top 10 des 100 start-up distinguées par Venturelab en partenariat avec les magazines Handelszeitung et PME.

Elle nous reçoit dans les vastes locaux où la start-up a emménagé l’automne dernier, après presque cinq ans passés à l’Agroscope de Changins. AgroSFruits, c’est le nom de son produit phare, peut être appliqué par les producteurs, par les grossistes ou, en fin de chaîne, par les géants du commerce de détail. Sous forme de spray ou de bain une fois dilué. Ses vertus sont multiples. Pour les fruits exotiques, il permet notamment de prolonger le temps de transport et donc de passer du fret aérien au bateau. Il remplace avantageusement le plastique avec les économies de matériaux d’emballage qui y sont liées…

On s’enquiert de la composition de ce qui se présente de prime abord comme une pâte blanche et épaisse. Secret industriel oblige, nous n’obtenons comme réponse qu’un sourire énigmatique. Et la confirmation que nous ne sommes qu’au début de l’aventure, après la certification AgroSFruits par les autorités réglementaires suisses et de l’Union européenne l’an passé.

Passer à la vitesse supérieure 

Voix flûtée et léger accent russe, Olga Dubey préfère s’exprimer en anglais dès lors qu’on parle science et business. Même si son français s’avère parfaitement fluide. Il s’agira, nous dit-elle, d’obtenir dans les mois à venir les mêmes autorisations pour une application de leur molécule au traitement des légumes. D’ailleurs, on aperçoit, étalées sur le sol, des asperges et des carottes. D’un côté, celles qui ont été traitées. De l’autre, celles qui ne l’ont pas été. La différence d’état de conservation saute aux yeux. Sylvain Dubey, le mari d’Olga, cofondateur d’AgroSustain et responsable de la recherche, renchérit et lâche un chiffre révélateur: «Prenez les carottes de garde. Avec les méthodes traditionnelles, on finit par en jeter la moitié. C’est énorme.»

A l’heure où l’on parle de difficultés d’approvisionnement, de possibles pénuries alimentaires, la technologie d’AgroSustain est plus que jamais d’actualité. Les conditions sont donc idéales pour trouver les 5 millions de francs supplémentaires, qui s’ajoutent aux 8,5 millions levés jusqu’ici, et qui permettront de passer la vitesse supérieure. Un effort marketing soutenu, la poursuite du développement du produit qui a été à l’origine même d’AgroSustain: un fongicide qui, lui, devrait être homologué dans les trois à cinq ans en Suisse et en Europe.

Mais pour l’heure, il s’agit de réussir le passage à la production des quantités requises par le marché. Et dans les temps. Aux biologistes qui constituaient le gros de l’équipe s’est joint un ingénieur chimiste, Christophe Fabre, qui a travaillé notamment dans l’industrie cosmétique, et qui nous fait visiter la chambre blanche d’où sortira le produit miracle. Olga Dubey, elle, s’est occupée de réunir les conditions pratiques de la mise en service. Le suivi de l’installation de câbles capables de soutenir 250 ampères, le respect des délais par les maîtres d’état…

Dure en affaire

«Je peux vous dire qu’elle est dure en affaires, très rigoureuse sur les délais et qu’elle ne lâche jamais rien», témoigne avec une nuance d’admiration Juliette Lemaignen, qui gère les lieux pour la Fondation Inartis. Premier locataire à emménager il y a six mois dans ce bâtiment, le troisième de ce cluster bâti autour des anciennes Imprimeries réunies de Lausanne (IRL), à Renens, rue de Lausanne, AgroSustain contribue à en faire l’un des hauts lieux de l’innovation de l’Arc lémanique avec quelque 30 start-up technologiques… et la brasserie La Nébuleuse.

Pour comprendre la genèse d’AgroSustain, il faut aussi remonter à l’enfance d’Olga Dubey dans une petite ville de la République du Tatarstan, située dans le bassin de la Volga, au centre de la Russie, où elle est née en 1990. Sa grand-mère, aujourd’hui âgée de 80 ans, y enseigne la biologie et fera en quelque sorte office de mentor pour la future chercheuse et entrepreneuse. En observant les dégâts liés à l’utilisation de pesticides, l’adolescente prend conscience des enjeux sanitaires de l’agriculture. «J’ai vu des proches finir à l’hôpital parce qu’ils utilisaient ces produits sans protection.» Marquée par cette expérience, elle va, elle aussi, embrasser des études de biologie en Russie, puis en Allemagne dans le cadre d’échanges, avant d’être acceptée à l’Institut Max Planck pour y faire son master.

Son père? Il a travaillé dans la police jusqu’à sa retraite et se consacre désormais au maraîchage – décidément une passion familiale. Sa mère? Diplômée en microbiologie, elle n’a jamais exercé cette discipline puisqu’elle a été responsable d’un laboratoire d’empreintes digitales pour la police, elle aussi. Début avril, elle était d’ailleurs en visite en Suisse pour venir voir son petit-fils Richard, né il y a deux mois et demi.

«Dans cette situation tragique et absurde, il est difficile d’être Russe. Difficile aussi d’en parler, vous comprenez?» Olga Dubey se tait, gorge serrée, yeux humides. En Suisse, la plupart de ses amies sont Ukrainiennes, la nounou de leur enfant lui parle et lui chante des comptines en russe… et en tchèque, la langue de son pays d’origine. Silence, comme si le temps était suspendu à l’évocation du drame, avant de renouer le fil de la saga AgroSustain.

Thèse en biologie à l'UNIL

Comment, à peine diplômée, Olga Dubey est-elle arrivée en Suisse? «En train», dit-elle avec un sourire et un zeste de dérision. Plus sérieusement, c’est à l’Université de Lausanne, explique-t-elle, qu’elle a trouvé l’environnement le plus propice pour y faire une thèse de doctorat en biologie et développer la molécule à la base d’AgroSustain. Elle y rencontre aussi son futur mari, qui dirige alors un groupe de recherche spécialisé dans l’évolution de la coloration chez les reptiles. «Mon laboratoire était au troisième étage, celui d’Olga au cinquième, raconte celui-ci. Nous nous sommes régulièrement croisés dans l’ascenseur, nous nous sommes ensuite retrouvés à la cafétéria… Vous voyez le topo.»

Olga Dubbey et son mari, Sylvain, au moment du lancement d’AgroSustain, en mai 2018.

Sylvain Dubey, qui a passé cinq ans en Australie comme chercheur et qui fait une brillante carrière académique, est devenu un expert des serpents et a mené différentes missions pour des organes de la Confédération, notamment l’Office fédéral des routes (Ofrou) et l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Il est en quête d’un projet stimulant hors des cercles universitaires, davantage dirigé vers l’action et en phase avec ses convictions environnementales. Ce sera AgroSustain.

D’emblée, les deux époux ont clairement défini et séparé leurs rôles professionnels respectifs. Au sein d’AgroSustain, Olga Dubey se concentre sur la gestion de l’entreprise et a cessé définitivement toutes les activités de recherche et de développement, désormais assurées par son mari. A 27 ans à peine, sitôt son doctorat en poche, elle s’est formée à la gestion d’entreprise en prenant des cours à l’EPFL, elle profite des aides d’organisation comme Venture Kick. «Mais mon MBA, si je puis dire, je l’ai fait sur le tas, en réussissant à convaincre des professionnels expérimentés de nous rejoindre et qui m’ont tout appris.»

Une agilité nécessaire 

Comme Frits Vranken, la soixantaine, directeur du business developement et de la stratégie. Et, plus récemment, François Fidanza, directeur financier et des RH, qui a passé une vingtaine d’années dans une multinationale nippone. Un mélange des générations, mais une seule cheffe, Olga Dubey. «Elle est d’une ténacité qui frôle l’obstination, sourit son mari. Mais je vous rassure: elle a beaucoup d’autres qualités.» Celle par exemple de savoir s’adapter et de revoir ses priorités. 

Elle parle, elle, d’«agilité», lorsqu’elle explique comment, à la suite de la requête d’un géant du commerce de détail allemand, AgroSustain a carrément changé de fusil d’épaule et remis à plus tard le développement de son produit originel pour répondre à une nouvelle demande. Celle, justement, qui vise à appliquer un produit d’AgroSustain après la récolte pour réduire le gaspillage alimentaire plutôt que sous la forme d’un fongicide destiné à traiter les cultures avant la récolte.

Un changement de stratégie décisif, qui a indubitablement contribué à convaincre les investisseurs privés (les sociétés Giovanelli, BayWa et Privilege Ventures, un groupe de business angels…), mais aussi les organismes publics, d’appuyer AgroSustain. Par exemple InnoSuisse, la Fondation Pour l’innovation technologique (FIT), Bridge, Venture Kick, Venture Leaders, la Région de Nyon, Swiss Innovation Challenge… Ainsi que l’Union européenne dans le cadre d’Horizon, qui a valu à l’entreprise vaudoise un grant de 2,4 millions de francs.

«Nous avons fait cinq tentatives avant de réussir», explique Olga Dubey, qui ajoute qu’ils ont été le dernier candidat helvétique à profiter de ce programme de soutien à la recherche, fin 2020. Un succès décisif, obtenu en pleine pandémie, après un passage sur le gril éprouvant et en visioconférence. «Juste avant Noël, on nous a appelés pour nous annoncer la bonne nouvelle. Nous ne pouvions pas imaginer de plus beau cadeau.»

Vaste programme en vue

Adoubé par Bruxelles, AgroSustain va, dans les mois qui suivent, capitaliser sur une légitimité décuplée et consolider son assise financière. Il était moins une, nous confient les membres de l’équipe. Ce qui, rétrospectivement, ne semble pas émouvoir Olga Dubey outre mesure. «Elle est toujours convaincue qu’elle va trouver une solution, elle n’envisage simplement pas de ne pas réussir», observe Juliette Lemaignen de la Fondation Inartis.

Olga Dubbey avec son chien (le petit) et celui de ses beaux-parents (le grand), à Loèche-les-Bains.

Un avis partagé par François Fidanza, qui a dû se faire à l’univers sportif des start-up, où l’une des tâches premières du directeur financier consiste à maîtriser au mieux le burn rate des capitaux à disposition et à se battre sans répit pour le prochain round de levée de fonds. En l’occurrence, ça semble bien parti.

Où Olga Dubey voit-elle AgroSustain dans cinq ou dix ans? Avant toute chose, elle veut mener à bien la commercialisation de leur premier produit, mais aussi faire grandir l’entreprise, poursuivre leurs efforts en Amérique latine et au Japon, obtenir l’homologation d’AgroSFruits pour le marché américain, ouvrir des filiales à l’étranger, notamment aux Pays-Bas, où arrive la plus grande partie des fruits produits outre-mer, réunir les conditions qui permettent d’étendre l’utilisation de leur molécule au traitement des légumes… Vaste programme.

«Nous avons aussi obtenu, ajoute-t-elle, de très bons résultats avec les hortensias et les roses, dont la plupart sont importés du Kenya et de Colombie.» Un autre champ d’application porteur, sans aucun doute. Vendre à un grand groupe qui pourrait déployer très vite le plein potentiel des solutions AgroSustain? Ce n’est pas d’actualité, répond-elle. Et d’ailleurs, Olga Dubey veut rendre à son pays d’adoption ce qu’elle et l’entreprise ont reçu. «Je n’assumerais pas de laisser partir à l’étranger un savoir-faire et des compétences que nous n’avons pu développer initialement que grâce aux soutiens obtenus ici, en Suisse. On ne sait pas ce que l’avenir nous réserve, mais, pour l’heure, nous voulons rester indépendants.»