En 1995, l'astronaute de la Nasa Chris Hadfield s'est rendu à bord de la navette spatiale Endeavour sur la station spatiale russe Mir. Les ingénieurs russes avaient fourni au Canadien des outils spéciaux pour déverrouiller la trappe d'accès. Mais lorsque Chris Hadfield s'est arrimé, il n'a pas pu l’ouvrir. Il a alors sorti son couteau de poche Victorinox - qui fait partie de l'équipement de chaque astronaute de la Nasa - et s'en est servi pour accéder au vaisseau.
«Nous sommes entrés dans Mir avec un couteau de l'armée suisse», écrira-t-il plus tard dans un livre sur son séjour dans l'espace. Son conseil à tous les voyageurs spatiaux: «Never leave the planet without one.» Carl Elsener aime ce genre d'histoires. «Notre couteau de poche est le compagnon fidèle de nombreuses personnes», déclare le CEO de Victorinox et arrière-petit-fils du fondateur.
Ces jours-ci, le fameux couteau suisse fête ses 125 ans d' existence. L'entreprise est passée de la petite coutellerie Elsener au pied des Mythen (montagne schwytzoise, ndlr.) au groupe Victorinox actif au niveau mondial. 45 000 couteaux de poche et 90 000 couteaux de ménage sont produits jour après jour à Ibach (Schwytz). Aucune usine de couteaux en Europe n'a un rendement aussi élevé.
Plus de 1000 collaborateurs travaillent sur le site d'Ibach. Victorinox est ainsi le plus grand employeur industriel du canton de Schwyz. A travers le globe, l'entreprise a réalisé en 2021 un chiffre d'affaires de 408 millions de francs en vandant des couteaux, des montres, des bagages et des parfums. Compte tenu des 140 ans d'histoire de l'entreprise, la croissance de Victorinox est modérée. D'autres sociétés atteignent un chiffre d'affaires de cet ordre de grandeur en quelques années. Mais dans l'ADN de l'entreprise traditionnelle schwytzoise, il est écrit que le succès se mesure à d'autres attributs.
Au bureau avec le père et l'oncle
A bien des égards, Victorinox semble hors du temps: stocks de matériel gigantesques, réserves de liquidités importantes, renoncement à tout capital étranger. En même temps, la conception de l'entrepreneuriat avec des exigences morales élevées en matière de responsabilité envers les collaborateurs, les clients et l'environnement est très contemporaine.
La réputation et la notoriété irréprochables de l'entreprise familiale schwytzoise dans le monde entier sont le résultat de cette attitude. La culture d'entreprise est portée par la quatrième et la cinquième génération de la famille Elsener et ses valeurs chrétiennes, en particulier par le couple Carl et Veronika.
Lorsque Carl Elsener IV prend son premier poste dans l'entreprise familiale en 1978, il partage un bureau avec son père et son oncle Eduard. Pendant 34 ans, père et fils travaillent ensemble. Carl Elsener décrit son père comme un «modèle lumineux». Il était un entrepreneur et un coutelier unique. D'autres se souviennent de Carl Elsener III comme d'un patriarche de la vieille école, très exigeant envers les autres et envers lui-même.
C'était un bricoleur, il portait toujours une blouse bleue pour travailler et, équipé d'un crayon, d'un caoutchouc et d'une règle, il était constamment occupé à améliorer ses couteaux de poche. Il lui arrivait alors d'oublier l'heure. «Ma mère l'appelait parfois le matin à deux heures pour lui rappeler qu'il était temps de rentrer à la maison», se souvient son fils, lui-même un peu moins focalisé sur le développement de produits et devant déléguer davantage en tant que CEO d'un groupe désormais mondial avec dix filiales et une gamme de produits plus large.
L'humilité comme premier mot d'ordre
Carl Elsener parle calmement, choisit ses mots avec soin. Il n'élève pas la voix, n'utilise pas de superlatifs. Lorsqu'il parle des succès de Victorinox, il souligne le rôle important des collaborateurs et des clients. Il se réfère aux facteurs de réussite que sont les produits et la marque. L'humilité est l'une des sept valeurs qu'il a écrites avec son père et qui étaient déjà vécues et transmises par le fondateur. Le pull-over gris, les lunettes discrètes à fine monture métallique reflètent cette modestie. Pour se rendre au travail, le CEO utilise sa Smart, bien entendu rouge Victorinox.
Son bureau au siège d'Ibach n'est pas plus grand, ni plus luxueux que ceux des autres cadres. Sur le bureau du CEO se trouve une statue de Saint Charles Borromée. Des croix sont accrochées dans les salles de réunion et les ateliers de production. Toutes les filles de la famille s'appellent Marie en deuxième prénom, les garçons Joseph.
La famille Elsener est très croyante et les valeurs chrétiennes se reflètent dans son attitude entrepreneuriale. En plus d'un comportement responsable envers la nature, la famille Elsener traite ses collaborateurs avec respect et gratitude. Dans la phase très difficile qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 et une chute du chiffre d'affaires de plus de 30%, la production à Ibach a dû être réduite.
Il n'y avait plus assez de travail pour de nombreux employés. La famille s'est renseignée auprès des usines des environs et a pu trouver du travail pour tous les collaborateurs concernés pendant une période transitoire. Pour qu'aucun d'entre eux ne se sente exclu de la famille Victorinox, la journée de travail et le pointage commençaient pour tous à l'usine Victorinox.
De là, ils ont été transportés en bus vers leur nouveau lieu de travail respectif. En fin de journée, le retour se faisait de la même manière. Il n'est donc pas surprenant que le taux de fluctuation soit inférieur à 3%. C'est pourquoi il y a souvent quelque chose à fêter à Ibach. Plus de 50 collaborateurs travaillent depuis 50 ans dans l'entreprise, plus de 140 depuis plus de 40 ans.
En comparaison, l'épouse de Carl Elsener, Veronika, est une nouvelle venue, elle travaille depuis 25 ans chez Victorinox à différents postes. Depuis 2009, elle est Chief Marketing Officer et donc responsable du développement et de la gestion de la marque dans le monde entier. Elle a abandonné son métier d'enseignante et a suivi une formation commerciale afin de pouvoir s'investir dans l'entreprise familiale.
Chaque jour, elle arrive au bureau à sept heures du matin. Le marketing et la gestion de la marque n'étaient pas au centre des préoccupations de Victorinox avant que Veronika Elsener n'y prenne les commandes. Elle garde un œil sur la tradition tout en ayant un bon flair pour les nouveaux développements.
«Nous étudions actuellement les possibilités offertes par la métaverse», Veronika Elsener, Chief Marketing Officer de Victorinox
«Nous étudions actuellement les possibilités offertes par la métaverse à Victorinox», explique la femme de 55 ans. On peut attribuer à sa stratégie la majeure partie du succès de la marque Victorinox. Veronika Elsener vend la notoriété et la popularité de la marque comme un mérite de son mari. Le couple Elsener se complète idéalement, disent les uns. Madame Elsener donne le rythme dans l'entreprise, disent les autres.
Ce qui est sûr, c'est que tous deux ont beaucoup d’attachement pour l'entreprise, ainsi que l'un envers l'autre. Quand ils ne sont pas en voyage, les époux déjeunent ensemble tous les midis. Il arrive alors que Carl Elsener jette un coup d'œil dans la salle de réunion pour rappeler à sa femme qu'elle a rendez-vous pour le déjeuner.
Depuis leur enfance, les Elsener ne connaissaient pas de frontière claire entre la famille et l'entreprise. Carl Elsener et ses dix frères et sœurs grandissent dans un appartement au-dessus de l'entreprise. Les étages inférieurs abritent le magasin de vente, la production, l'atelier d'emballage et les bureaux. «L'usine était notre terrain de jeu», se souvient-il avec bonheur.
Après l'école, il s'assied souvent à la fenêtre et observe longuement la transformation d'un simple morceau d'acier en une lame. Dès son plus jeune âge, il est fasciné. Il s'intéresse à tout ce qui concerne l'entreprise. Cet intérêt plaît à son père, qui le soutient. Lorsque des clients viennent lui rendre visite, il invite les enfants à être présents et à écouter. Même lorsque des représentants des États-Unis viennent rendre hommage aux Elsener et que les enfants ne comprennent pas un mot d'anglais, ils restent sagement assis.
«Nous avons senti que ces partenaires commerciaux étaient très importants pour le succès de Victorinox», explique Carl Elsener. La plus grande importance est accordée à l'entretien des relations commerciales. Victorinox travaille depuis plus de 100 ans avec le même fournisseur d'acier. Il y a quelques années, l'entreprise fêtait ses 100 ans de partenariat avec le représentant en France.
L'homme de 64 ans garde également de bons souvenirs de la manière dont il a reçu son premier couteau de poche. «J'étais alors très fier et mes yeux brillaient. Surtout parce que je savais que mon père et tous ses collaborateurs se trouvaient derrière moi.» Contrairement à aujourd'hui, les pièces étaient encore fabriquées à l'époque avec un marteau de forgeron. Carl Elsener se souvient des étincelles qui jaillissaient.
Aujourd'hui, les lames en acier (recyclé à 95%) sont estampées. La société fabrique elle-même les machines nécessaires. Pour durcir les lames, celles-ci sont chauffées dans des fours à 1050 degrés et refroidies par choc. Un deuxième chauffage à 180 degrés apporte la flexibilité nécessaire, sans quoi les lames se casseraient facilement. Lors d'une étape ultérieure, elles sont affûtées avec une tolérance de 0,01 millimètre (un cheveu mesure 0,06 millimètre). «Nous travaillons plus qu'au cheveu près», est un jeu de mots très apprécié dans les ateliers de production d'Ibach.
Lors de la fondation de l'entreprise en 1884, Karl Elsener l'appelle simplement Messerfabrik Elsener. Lorsque sa mère Victoria décède en 1909, son fils choisit son prénom comme nom de marque en son honneur, et lorsque l'acier inoxydable - Inox - est inventé et utilisé pour les couteaux une bonne dizaine d'années plus tard, Carl Elsener II a déjà repris la direction de l'entreprise et crée le nom de marque emblématique Victorinox.
Depuis 1891, la fabrique de couteaux Elsener fournit des couteaux à l'armée suisse. Mais ceux-ci sont lourds et n'ont que quatre fonctions. C'est pourquoi, Karl Elsener développe un couteau plus léger avec douze fonctions, dont le tire-bouchon. Le 12 juin 1897, le fondateur fait protéger légalement le couteau de poche tel qu'on le connaît aujourd'hui comme «couteau suisse d'officier et de sport». L'armée suisse n'est pas convaincue par la version plus sophistiquée du couteau de poche pour officiers et préfère continuer à acheter le modèle original.
La qualité comme avantage concurrentiel
L'entreprise fait un grand saut qualitatif par rapport à la concurrence au début des années 1930, lorsque la société Brown Boveri installe le premier atelier de trempe entièrement électrique chez Victorinox à Ibach. Auparavant, les pièces étaient trempées dans des fûts avec de l'huile, et comme la température n'était jamais la même au centre et sur les bords, la qualité et la dureté des lames n'étaient jamais tout à fait identiques. Grâce au nouvel atelier de trempe, une qualité constante a pu être garantie pour les couteaux, ce qui a contribué de manière décisive à la réputation irréprochable de Victorinox.
Après la Seconde Guerre mondiale, l'entreprise connaît une croissance fabuleuse. Le couteau de Victorinox est très apprécié par les soldats américains stationnés en Europe, qui inventent le nom de «Swiss Army Knife» et introduisent le petit couteau rouge aux États-Unis. De là, l'entreprise d'Ibach reçoit de nombreuses commandes. L'usine s'agrandit et la production est automatisée.
L'année 2000 marque une étape importante pour la famille Elsener. Les frères et sœurs décident de créer une fondation d'entreprise. Aujourd'hui, 90% des actions de Victorinox appartiennent à cette fondation, et 10% à une fondation d'utilité publique qui soutient des projets en Suisse et à l'étranger. En prenant cette décision, la famille voulait s'assurer que les réserves resteraient dans l'entreprise et que celle-ci ne serait pas affaiblie financièrement en cas de succession. Carl Elsener IV et tous les frères et sœurs s'entendent parfaitement et adhèrent aux mêmes valeurs qu'ils ont héritées de leur père.
Il semble impossible de garantir une telle situation particulière aux générations suivantes. La crainte de divergences d'opinion entre les cousins et leurs conjoints - huit membres de la cinquième génération travaillent déjà dans l'entreprise - a probablement été à l'origine de cette décision, qui a impliqué un grand renoncement personnel.
Mais la famille a fait passer le maintien de l'entreprise avant son propre avantage matériel. Il n'y a pas de possibilité pour eux de vendre l'entreprise et d'empocher le produit de la vente. Si Victorinox devait être vendue dans une situation d'urgence, l'argent reviendrait à la fondation et un nouveau but devrait être défini.
La famille ne recevra pas non plus de dividendes, mais tous les membres auront la possibilité d'assumer dans l'entreprise une tâche correspondant à leur expérience et à leur formation. A l'époque, Carl Elsener III avait déclaré que la décision unanime de ses enfants de renoncer à une grande valeur financière dans l'intérêt d'un développement sain de Victorinox l'avait rempli de joie plus que toute autre chose dans sa vie.
«Nous avons appris que lorsque tout va bien, il faut se préparer consciemment aux périodes moins fastes», Carl Elsener, CEO de Victorinox
En raison de la structure de l'entreprise, les bénéfices ne sont pas non plus versés sous forme de dividendes, mais réinvestis. «L'entreprise existe depuis 1884, nous avons vécu deux guerres mondiales, la crise des années 1930, la crise pétrolière, le 11 septembre, à la suite duquel les ventes de couteaux de poche ont chuté de 30% du jour au lendemain. Nous avons appris que lorsque tout va bien, il faut se préparer consciemment aux périodes moins fastes» , explique Carl Elsener.
Les réserves ont souvent aidé Victorinox à pouvoir investir, même dans les périodes difficiles. C'est ainsi qu'en 2005, par exemple, le rachat de la société Wenger a été possible. Pendant plus de 100 ans, Wenger a été un important fabricant de couteaux de poche et le plus grand concurrent de Victorinox.
L'armée suisse achetait 50% de ses couteaux à chacune des deux entreprises. Après les attentats du 11 septembre, Wenger a connu des difficultés financières, jusqu'à ce qu’une banque prenne finalement le contrôle de l'entreprise. A la recherche d'investisseurs, les banquiers ont également frappé à la porte des Elsener. Le père et le fils se sont décidés pour une reprise.
Sauvetage de Wenger
D'une part, c'était une possibilité de réunir sous un même toit la marque «Swiss Army Knive» que les deux entreprises avaient développée dans le monde entier pendant des décennies. D'autre part, Carl Elsener et son père craignaient qu'une vente à l'étranger ne nuise également à la marque Victorinox et à son image. «Nous savions par la banque que des Américains, des Français et des Chinois étaient intéressés», explique Carl Elsener pour décrire l'urgence de la situation.
D'un point de vue entrepreneurial, le rachat a été un grand succès. Les synergies ont pu être exploitées immédiatement. Aujourd'hui, les produits Wenger sont fabriqués dans le domaine des bagages et des montres dans un segment légèrement inférieur, tandis que Victorinox se classe dans le secteur premium. Les meilleurs modèles de Wenger ont été conservés et sont produits à Delémont (Jura), mais désormais sous la marque Victorinox.
Aujourd'hui, la quatrième et la cinquième génération travaillent chez Victorinox: Carl Elsener et sept de ses frères et sœurs, ainsi que trois conjoints et huit de ses nièces et neveux. Depuis quelques mois, la fille cadette de Carl Elsener a également rejoint l'entreprise. Elle travaille dans l'équipe de sa mère et accompagne la mise en place de la nouvelle présence en ligne.
Veronika Elsener est satisfaite du travail de sa fille et apprécie le fait que la jeune femme attache une grande importance à ne pas recevoir de traitement de faveur. La succession de Carl Elsener IV a déjà été évoquée au sein de la famille. La question de savoir si ce sera son fils, Carl V, qui étudie l'International Business Administration à la Jacobs University de Brême, reste en suspens. Carl Elsener souligne que dans la cinquième génération, il y a plusieurs successeurs potentiels très bien formés.
«Pour mes frères et sœurs et moi-même, ce serait bien que la responsabilité reste à l'avenir dans la famille», déclare Carl Elsener, qui dirige l'entreprise depuis 15 ans. «Mon travail me remplit toujours de beaucoup de joie», ajoute-t-il, expliquant qu'il aimerait continuer à travailler dans l'entreprise après l'âge de 65 ans.