Combiner les principes juridiques de la Grèce antique et les dernières technologies informatiques de la blockchain. Voilà l’idée qui anime le projet Kleros, développé depuis 2017 par la start-up éponyme. Celle-ci élabore ainsi un protocole qui permet de résoudre des litiges liés à des «smart contracts», qui sont l’équivalent informatique des contrats traditionnels. Ces «contrats intelligents» contiennent des clauses qui peuvent s’exécuter automatiquement et dont les détails sont enregistrés dans la blockchain.
Pour rappel, la technologie blockchain permet de stocker et de transmettre des informations de manière transparente, sécurisée et décentralisée. Elle est aujourd’hui le plus souvent associée à des cryptomonnaies telles que le bitcoin ou l’ethereum, un protocole qui permet à ses utilisateurs de créer des applications informatiques décentralisées, dont les fameux «contrats intelligents». «Avec l’essor de la blockchain, je me suis intéressé à la manière dont les principes de cette technologie pourraient servir à améliorer le fonctionnement et la transparence d’institutions traditionnelles comme les cours de justice», explique Federico Ast, CEO et cofondateur de Kleros (photo: au milieu).
Faire appel à l'intelligence collective
Avec son associé Clément Lesaege, le jeune entrepreneur originaire d’Argentine imagine alors un système qui permettrait de résoudre des litiges en faisant appel à l’intelligence collective. Le protocole mis au point par la start-up vise à trancher des conflits portant sur un «contrat intelligent» entre deux parties de la manière la plus juste possible. Les arguments de chaque requérant sont analysés par un panel de «jurés» sélectionnés aléatoirement. Ceux-ci tranchent alors en faveur de l’une ou l’autre partie.
Devenir juré implique un investissement préalable, sous la forme de l’achat de jetons émis par Kleros, baptisés pinakion (PNK), du nom d’une petite plaquette en bronze qui servait d’identification aux citoyens athéniens. La cour de justice de Kleros est organisée en différents «tribunaux» spécialisés. Une personne qui souhaite devenir juré va devoir miser des jetons PNK sur le tribunal de son choix, la quantité de jetons misés augmentant ses chances de rejoindre un tribunal.
Gabriel Harry, data scientist suisse basé à Londres, suit le développement de Kleros depuis ses débuts et fait partie des premiers acquéreurs de ses jetons. «Je perçois un très fort potentiel dans ce concept, car il résout un problème concret, à l’inverse de la plupart des projets du domaine crypto qui servent uniquement à la spéculation financière. Kleros permet de résoudre une dispute de façon neutre, rapide et peu coûteuse. Il pourrait ainsi provoquer un bond en avant dans l’accès à la justice dans des pays en voie de développement, de la même manière que le bitcoin permet à des gens n’ayant pas accès à un compte bancaire de stocker leurs économies.»
Pour faire en sorte que les jurés optent pour la meilleure décision, les développeurs de Kleros se basent sur la théorie des jeux, qui veut que dans une situation donnée, les individus sont conscients que les gains qu’ils réalisent dépendent des décisions des autres participants. Ainsi, les jurés qui ont voté pour la décision majoritaire remportent une récompense composée d’une partie des frais d’arbitrage et d’une redistribution des jetons des jurés qui ont opté pour la solution perdante.
Répercussion dans le monde réel
A ce jour, le protocole mis au point par Kleros a permis de résoudre 1118 affaires et de reverser l’équivalent de 700 000 francs aux jurés participants. Treize affaires sont en cours de jugement. Le cas d’utilisation le plus fréquent aujourd’hui concerne l’application «Proof of Humanity», un système de vérification d’identité pour les utilisateurs d’ethereum. Lorsqu’un usager est soupçonné d’être un «bot» ou d’avoir usurpé d’une identité, une procédure peut être ouverte sur Kleros. Les jurés valident alors ou non le caractère humain du requérant en fonction des preuves qu’il apporte.
Mais Federico Ast imagine toutes sortes d’autres cas où chaque partie présenterait ses prétentions pour être tranchées par un jury Kleros: valider une demande d’indemnité en cas de piratage ou résoudre un différend entre un travailleur indépendant et l’entreprise qui lui a confié un mandat, par exemple. «A court terme, notre solution est particulièrement adaptée à des affaires du monde en ligne. En outre, une décision de Kleros concernant une ordonnance rédigée par un arbitre traditionnel a récemment été jugée comme recevable par un tribunal au Mexique. Une étape importante, car c’est la première fois qu’une procédure réalisée dans la blockchain a eu des répercussions dans le monde réel.»
La solution développée par Kleros se pose aussi en alternative à l’arbitrage, ce système qui vise à régler un litige en saisissant une juridiction arbitrale composée par les parties en conflit plutôt que les tribunaux étatiques.
La start-up, dont le siège se trouve en France et qui compte à ce jour une trentaine de collaborateurs à travers le monde, a notamment bénéficié du soutien de la Banque publique d’investissement et été distinguée par le European Innovation Council dans le cadre du concours Blockchains for Social Good Prize en 2020. Elle travaille actuellement à une itération 2.0 de son protocole. «Cette nouvelle version sera plus rapide, plus évolutive et adaptée à des conflits portant sur de petites sommes. Un autre domaine qui nous intéresse concerne les jetons non fongibles, ou NFT, qui représentent des objets numériques uniques et génèrent aujourd’hui de nombreux contentieux.»