Il fait partie des dirigeants d’entreprise qui parlent clairement. Selon Christian Petit, la Suisse, comme l’ensemble de l’Europe, paie aujourd’hui le prix de sa naïveté. Et d’affirmer: l’équation énergétique de la Stratégie 2050 sur laquelle le peuple a voté ne tient plus. Il faut bien sûr accélérer le passage aux énergies renouvelables, mais aussi étudier sans tabou tous les autres scénarios, explique-t-il, en chef d’entreprise engagé dans le débat public et très actif sur le réseau social LinkedIn.
Sur les ondes de la RTS, Stéphane Genoud, professeur de management de l’énergie à la HES-SO Valais-Wallis, brossait l’autre jour un tableau alarmiste de ce qui pourrait advenir l’hiver prochain. Dans la foulée, il conseillait aux auditeurs de faire des réserves de piles de lampes de poche, mais aussi des provisions d’eau. Exagère-t-il la gravité de la situation?
Christian Petit: On ne le saura que dans quelques mois. Quand vous êtes en position de responsabilité, le dilemme est le suivant: faut-il être rassurant pour ne pas créer un mouvement de panique ou faut-il, au contraire, dramatiser la situation pour avoir un impact et mobiliser la population? La difficulté, c’est que les paramètres qui entraînent une pénurie ne sont pas tous connus et mesurables à ce jour. Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que le tableau s’est très nettement assombri ces derniers mois et que les probabilités de pénuries l’hiver prochain, mais aussi dans les années à venir, ont fortement augmenté.
Des signes avant-coureurs?
Cette semaine, pour la première fois, nous n’avons pas pu répondre de manière positive à la demande de l’un de nos gros clients pour son approvisionnement en 2023. Ce qui signifie que, en Suisse, les grands fournisseurs d’énergie, ceux qui ont accès à de grosses quantités d’électricité en Suisse et à l’étranger, nous répondent que, sur certaines périodes de l’année, ils ne sont plus vendeurs. Indubitablement les prémices de la pénurie.
Quel est le scénario du pire?
Le programme Ostral, le plan de la branche piloté par l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays et qui, s’il est déployé jusqu’à son étape ultime, pourrait aboutir à des délestages. En d’autres termes, si les appels aux mesures d’économie puis d’éventuels contingentements des plus grosses entreprises consommatrices ne suffisent pas, on arrivera en effet à des coupures de courant tournantes. Selon la gravité de la situation, elles pourront être de quatre à huit heures pour réduire jusqu’à 50% la consommation du pays si nécessaire. C’est le cas de figure le plus grave.
Quel sera votre rôle?
Si ce plan est mis en œuvre, il le sera par des ordonnances fédérales et les gestionnaires de réseau de distribution (GRD) comme Romande Energie perdront la main sur la distribution de l’électricité. Nous ne serons plus contraints à honorer nos contrats. Et nous aurons délégation pour délester des quartiers ou de gros consommateurs et rétablir le courant à la fin du délai qui nous sera imposé. C’est un processus assez complexe sur lequel nos équipes travaillent depuis longtemps.
«Des coupures prévisibles sont moins problématiques qu’un black-out soudain qui, lui, demanderait une reconstruction du réseau longue et fastidieuse.»
La perspective de telles coupures provoque de nombreuses réactions interloquées dans la population…
Je les comprends, mais des coupures prévisibles sont moins problématiques qu’un black-out soudain qui, lui, demanderait une reconstruction du réseau longue et fastidieuse. Plusieurs jours au minimum dans le cas d’un black-out généralisé. Nos équipes et celles des autres GRD suisses s’y préparent également.
Les entreprises, elles, sont-elles bien préparées?
Je ne peux vous donner une réponse globale. Ce que je peux vous dire, c’est que tous les GRD ont écrit un courrier les informant du plan d’action Ostral. Nous n’avons eu, étonnamment, que peu de réactions jusqu’ici.
Quels sont vos conseils?
Nous sommes face à une révolution copernicienne. Il y a encore douze mois, il était inimaginable que la Suisse puisse manquer de gaz ou d’électricité. Il est désormais crucial de sortir de cette croyance et de prendre conscience que l’énergie ne tombe pas du ciel. C’est un bien précieux qui peut venir à manquer.
Le Conseil fédéral essuie une pluie de critiques. Il est vrai que son attentisme sur les mesures de crise est pour le moins surprenant…
Quand on se trouve dans une situation comme celle que nous vivons aujourd’hui, le plus important, c’est de se mettre ensemble pour trouver des solutions. Il faudra ensuite en tirer les leçons, mais l’heure n’est pas à s’écharper sur les responsabilités particulières des uns et des autres. Et si l’on veut analyser les origines premières de cette situation, je parlerais plutôt de faillite collective à l’échelle européenne.
«Nous ne ferons pas l’économie d’un vaste effort de réindustrialisation du continent, y compris dans le domaine de l’extraction minière et de production d’énergie.»
C’est-à-dire?
L’Europe, une belle idée en soi, a échoué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à développer une véritable politique d’indépendance aussi bien sur les plans énergétique, alimentaire, numérique que sur le plan militaire. Sous l’emprise d’une vision du monde ultralibérale, nous avons eu la naïveté de croire que tous les biens pouvaient s’échanger entre tous les pays du monde sans autre considération qu’une logique purement commerciale. Comme les autres pays européens, la Suisse s’est laissé piéger par cette illusion. Nous ne ferons pas l’économie d’un vaste effort de réindustrialisation du continent, y compris dans le domaine de l’extraction minière et de production d’énergie.
Vous dites publiquement depuis un an que la Stratégie 2050 de la Suisse n’est pas réaliste.
Les orientations sur lesquelles le peuple suisse a voté en 2017 ne sont en soi pas critiquables et la stratégie de Romande Energie est de les mettre en œuvre ici dans notre région, mais les objectifs chiffrés envisagés se sont révélés irréalistes et sans plan de repli. L’électrification de la mobilité et du chauffage des bâtiments, la croissance du numérique et l’augmentation de la population vont entraîner une augmentation de la consommation d’environ 50% d’ici à 2050, soit de 60 à 90 TWh. Dans le même temps, nous voulons remplacer 24 TWh de nucléaire par du renouvelable, alors que nous sommes un des pays où leur développement est le plus lent. L’absence d’un accord-cadre avec l’Union européenne, et les menaces sur notre capacité à importer de l’électricité en hiver, n’a fait qu’accroître ce risque. Et la guerre en Ukraine, la géopolitique compliquent encore l’équation.
Vous avez annoncé une hausse importante de vos tarifs pour les particuliers. Que répondez-vous aux consommateurs qui vont accuser les GRD de s’engraisser sur leur dos?
Ces hausses sont de l’ordre de 49% pour un ménage et il est vrai qu’elles sont substantielles. Mais, comme distributeur, nous ne faisons que répercuter la hausse des prix à laquelle on assiste sur les marchés. Ces prix explosent pour de multiples raisons, climatiques, géopolitiques, technologiques, mais aussi parce que tant que l’Europe aura besoin d’énergie fossile pour produire de l’électricité, les prix de cette électricité seront indexés sur les prix des matières fossiles la produisant, notamment le gaz.
De quoi est composée la facture du client?
Des taxes, qui représentent 20% du tarif au kWh et qui, elles, ne bougent pas cette année. De ce qu’on appelle le timbre, qui couvre nos frais de maintenance et les investissements dans le réseau de distribution (câble, pylône…). Cette part de 40% évolue légèrement à la hausse. Mais ce qui explique surtout l’augmentation annoncée pour le 1er janvier prochain, c’est la vente de l’énergie proprement dite qui passe de 7,6 centimes en moyenne à 17,4 centimes le kWh. Nos marges, qui sont strictement régulées par la loi, ne vont pas augmenter. Précisons que, malgré cette augmentation, les clients particuliers continuent d’avoir des tarifs bien plus avantageux que les entreprises qui, elles, se trouvent sur un marché libéralisé et qui subissent à chaque renégociation de leur contrat les prix du marché.
Dans quelles proportions?
Prenez une entreprise qui, en 2018, a négocié 1 kWh à 6 ou 7 centimes et qui doit, au moment du renouvellement de son contrat, aujourd’hui, compter avec 1 kWh autour de 80 centimes pour 2023. Faites le calcul. Nous avons des clients qui sont venus nous voir en larmes. L’entier de leurs profits, nous disaient-ils, va passer dans leur facture d’énergie.
Qui profite des hausses actuelles?
Les seules entités économiques qui s’enrichissent actuellement sont les producteurs d’électricité. En tête, ceux qui ont misé sur les sources d’énergie désormais les plus avantageuses. Dans l’ordre: l’éolien et le solaire, l’hydraulique dans une bonne mesure. Et ensuite le nucléaire. Mais l’explosion de leur marge est aussi la récompense des risques pris par le passé.
Quid du prix du courant réinjecté dans le réseau par les petits propriétaires qui ont installé des panneaux solaires sur leur toit?
Il passe de 9,5 centimes à 18,6 centimes. Ce qui est cohérent avec notre stratégie de décarbonation et montre de surcroît l’intérêt pour les particuliers de s’équiper d’une installation photovoltaïque. On assiste d’ailleurs à une explosion de la demande, qui va se heurter à une pénurie de matériel et de main-d’œuvre qualifiée.
Comment voulez-vous faire de la Suisse romande une région exemplaire en termes de réduction des gaz à effet de serre?
Romande Energie peut contribuer dans deux domaines fortement émetteurs de GES, le bâti et la mobilité, et cela, à quatre types de clientèle: les privés, les entreprises, les collectivités publiques et les professionnels de l’immobilier. Et nous disposons pour ce faire de plusieurs leviers principaux. A commencer par nos investissements dans les énergies renouvelables décarbonées, dans lesquelles nous allons investir plus de 1 milliard de francs ces cinq prochaines années. Dernière inauguration en date, celle de la petite centrale de Vuitebœuf, qui produit 2 GWh par an d’électricité hydraulique.
Quels sont les obstacles principaux à la mise en œuvre de cette stratégie?
Ils sont d’ordre psychologique et procédurier. La prise de conscience n’est pas encore suffisante dans la population, mais l’augmentation des prix de l’énergie et la dépendance au gaz étranger font se lever bien des hésitations actuellement. En revanche, les obstacles administratifs et juridiques restent beaucoup trop présents. La Suisse est l’un des pays les moins accueillants pour les énergies renouvelables en Europe avec, par exemple, un nombre d’éoliennes installées qui reste le plus bas du continent. Reprenons l’exemple de notre centrale hydraulique de Vuitebœuf: nous avons mis vingt ans pour sortir ces 2 GWh de terre, alors que, dans les pays voisins, vous y parvenez en sept ou huit ans.
C’est notre système de recours et d’oppositions multiples qui veut ça…
Il ne s’agit pas de court-circuiter la démocratie, mais nous allons vers des situations de pénuries généralisées si nous n’accélérons pas les processus de pesée d’intérêts entre biodiversité, bien-être des riverains et déploiement des énergies renouvelables. Les propositions de Simonetta Sommaruga de regrouper les différentes procédures pour en accélérer le traitement vont dans le bon sens. Et j’ai bon espoir qu’elles puissent être activées dans les douze ou dix-huit mois à venir.
«Face à la popularité croissante de la voie gymnasiale, nous devrons revaloriser les professions de la technique du bâtiment.»
Vous estimez à 300 000 personnes le manque de main-d’œuvre si l’on veut réussir la transition énergétique. Dans cette situation de pénurie de personnel qualifié, que répondez-vous aux PME qui se plaignent de la concurrence de groupes comme Romande Energie avec lesquels ils peinent à régater?
Cette remarque, je l’entends régulièrement et elle ne nous laisse pas indifférents. Pour les clients privés, nous travaillons désormais en partenariat avec des installateurs locaux. Notre contribution, c’est de former le plus grand nombre possible d’apprentis et d’investir dans des lieux de formation modernes. Les grands énergéticiens romands soutiennent par exemple la construction d’un centre de formation des électriciens de réseau, qui se situera à Y-Parc, à Yverdon. Nous voulons aussi contribuer à tout ce qui peut rendre les professions du bâtiment plus attractives et plus sûres. Ces efforts vont profiter à l’ensemble de la branche. Face à la popularité croissante de la voie gymnasiale, nous devrons revaloriser les professions de la technique du bâtiment. Notre grande chance: ce sont des métiers qui ont du sens, car ils contribuent à apporter des solutions concrètes à la crise environnementale.
Sentez-vous monter les risques de conflits sociaux?
La crise climatique induit une crise sociale. Notamment dans les pays pauvres, qui seront les plus touchés par ces dérèglements. Mais les sociétés riches ne sont pas à l’abri si cette crise n’est pas gérée. Nous vivons un changement de paradigme absolu. La part de l’énergie va augmenter dans notre budget comme celle de l’alimentation et du logement – c’est déjà le cas pour la santé. Un apprentissage difficile qui exigera un nombre croissant d’arbitrages entre l’indispensable et le superflu. Si le défi est global, je suis convaincu que les solutions sont locales. Et donc mon rêve et mon aspiration, c’est que nous soyons porteurs d’un récit positif et de l’espoir que la transition énergétique puisse déboucher sur une société plus heureuse.
Dans un tout un autre registre, vous aimez évoquer le concept de compte carbone. De quoi s’agit-il?
Nous nous devons aussi de réfléchir de manière prospective et radicale. On pourrait en effet imaginer que chaque individu possède un compte carbone crédité de deux tonnes de CO2 par année, par exemple. A chacun de nos achats alimentaires ou d’habits, à chacun de nos déplacements, nous devrions débiter ce compte d’un nombre de points correspondant aux émissions engendrées. Un droit de polluer, en quelque sorte, mais qui s’éteindrait une fois votre crédit épuisé.
Séduisant, mais difficile à mettre en œuvre sur le plan pratique comme sur celui des principes…
La comptabilité carbone progresse à grande vitesse et je suis convaincu que, dans dix ans, les entreprises emploieront autant de comptables carbone que de comptables financiers. Mais vous avez raison, il s’agira de savoir quoi faire après l’épuisement de ce crédit. Pourra-t-on acheter des points supplémentaires, ce qui favoriserait les plus aisés? Et à quel prix? La digitalisation nous permet déjà d’établir notre nutriscore, il est donc tout à fait envisageable de développer à terme un système grand public basé sur des code barres carbone, par exemple.
- 1963 Naissance à Paris. Etudes à l’ESSEC puis départ pour le service civil en Allemagne.
- 1999 Recruté par Swisscom, il devient membre de la DG huit ans plus tard, aux côtés de Carsten Schloter comme responsable de la clientèle privée puis des entreprises.
- 2017 Quitte Swisscom et acquiert la nationalité suisse. Il reprend en 2019 la direction générale de Romande Energie.