Herzog & de Meuron, le bureau d'architectes le plus connu de Suisse, emploie 500 personnes. Ce chiffre est-il appelé à croître?
Nous sommes 600, dont environ 500 à Bâle. Et nous avons encore des bureaux à New York, Londres et Berlin. Toutefois, ce nombre évolue en fonction des projets dans les différentes régions.
Où se situe la limite?
Notre entreprise conserve une taille humaine. La croissance n'est pas une priorité. Et celle-ci dépend aussi de la manière dont le monde évolue.
Pour quelle raison?
Parce que les grands événements ont une influence. Prenons la guerre en Ukraine. En Russie, nous étions confrontés à des projets vraiment gigantesques. Les contrats avaient été négociés et devaient être signés en février. S’ils avaient été signés plus tôt, cela aurait été compliqué. Nous n'aurions alors presque pas pu faire marche arrière. Après l'invasion, nous avons fait une coupure radicale: nous avons stoppé tous les projets, sauf celui en construction depuis longtemps autour de la Badaevskiy Brewery, pour lequel nous devons remplir des obligations contractuelles minimales.
Une coupure radicale, dîtes-vous.
Nous parlons d'un volume de construction de centaines de millions de francs. A Moscou, nous avions remporté le concours international pour l'extension de «Moscow City». Réaliser tout cela n'est désormais plus possible.
Vous venez d'ouvrir le musée M+ à Hong Kong, qui est devenu un nouveau symbole du port Victoria.
Il est devenu le musée le plus important pour l'art d'aujourd'hui dans toute l'Asie, à l’image du Tate Modern en Europe et du Moma en Amérique. On dénombre déjà plus d'un million de visiteurs en quelques mois! Et ce, principalement en provenance de l'agglomération de Hong Kong. J'espère que le public international pourra lui aussi bientôt visiter ce musée, idéalement au printemps pour Art Basel à Hong Kong, si les restrictions Covid sont enfin levées d'ici là. Jusqu'à présent, nous n'avons pu voir le musée que dans sa phase de construction, et non dans son état final, car il y avait et il y a toujours des règles de quarantaine.
Uli Sigg, ancien ambassadeur et collectionneur d'art chinois, a fait don d'une grande partie de sa collection au musée.
La collection d'Uli Sigg est l'un des points forts du musée. C'est incroyable ce qu'il a fait et comment il a rassemblé ces œuvres. Il s'est rendu plusieurs fois en Chine, acceptant à chaque fois deux semaines de quarantaine, seul dans une chambre d'hôtel. Je ne connais pas beaucoup de gens dans le monde de l'art qui auraient pu en faire autant.
Un prochain grand projet est le siège de la banque privée Lombard Odier - le 1Roof - au bord du lac Léman. Comment cela a-t-il démarré?
Après le concours, nous avons mené des discussions intensives et avons ainsi créé une bonne base entre le maître d'ouvrage et nous-même avec les sept propriétaires, mais surtout avec Patrick Odier et la managing partner Annika Falkengren. Nous avons besoin de ce dialogue pour tirer le meilleur de nous-mêmes. Il faut une confiance mutuelle, car on ne peut rien cacher dans notre métier. L'œuvre, le bâtiment, doit ensuite plaire aux collaborateurs et remplir sa fonction.
Le 1Roof de Lombard Odier est le premier bâtiment bancaire que vous concevez en Suisse, n'est-ce pas?
C'est vrai, mais nous rénovons actuellement le siège de l'UBS à la Paradeplatz de Zurich et nous avons accompagné pendant des années le rafraîchissement du siège de la Banque des règlements internationaux (BRI) à Bâle. Pendant longtemps, la Suisse n'a guère recherché la qualité dans la construction de banques. Dans les années 1990 et 2000, on ne construisait généralement que des «boîtes» pour répondre aux besoins croissants en personnel informatique. Une telle absence d'architecture n'est plus guère acceptée au vu du marché du travail actuel et des attentes accrues des travailleurs.
Quelle est la particularité du 1Roof ?
Le siège de Lombard Odier est peu conventionnel, ne serait-ce que par ses dimensions. Dès 2024, près de 2000 personnes y travailleront, presque autant que dans la tour Roche 1 à Bâle. De l'extérieur, c'est une sorte de «mille-feuilles», avec des étages en forme de plans horizontaux inégaux. Tout semble flotter dans une forêt de colonnes blanches. Des façades vitrées ouvrent la vue sur le lac et, par beau temps, sur le Mont-Blanc. Ensuite, il y a un atrium pour 700 personnes, un espace aux formes sculpturales, toujours accessible, même pour des postes de travail individuels. Des terrasses font le tour du bâtiment, ce qui fait plutôt penser à une maison où l'on vit qu'à un lieu où l'on travaille. Le campus Roche et le 1Roof offriront tous deux des espaces de travail très attractifs, afin d'attirer les meilleurs talents. Pour le travail créatif, nous avons conçu des espaces spécifiques, à l'intérieur et à l'extérieur.
Comment s'est passé le contact avec les directeurs de l'industrie pharmaceutique et les banquiers?
Ce qui est décisif, c'est de savoir si les patrons s'intéressent à l'architecture.
C’est le cas de Severin Schwan chez Roche?
Il est ouvert, curieux et s’intéresse au dialogue. Pierre de Meuron et moi-même avons des échanges avec la direction de Roche sur de nombreux sujets, de l'urbanisme à grande échelle aux petits détails comme les questions de matériaux. Et les équipes de Roche ainsi que les partenaires responsables chez nous et leurs grandes équipes de projet travaillent en étroite collaboration dans un bureau commun spécialement créé sur le campus. Ces discussions et cette proximité géographique permettent de créer une base conceptuelle qui façonne les contenus et les thèmes ultérieurs. Cette avancée commune avec le maître d'ouvrage est importante.
Et chez Lombard Odier?
Là aussi, l'échange personnel a très bien fonctionné. Après le concours, on entre de plus en plus dans les détails, où l'on échange constamment et où l'on cherche des solutions. Cela va alors jusqu'à la couleur des rideaux, le matériau des surfaces. Chez Lombard Odier, Christine Binswanger est particulièrement sollicitée de notre côté.
Quelles sont les différences entre l'industrie et la banque?
Le private banking est une activité discrète. Des accès discrets pour les clients, des salles séparées acoustiquement, pas de couleurs voyantes et criardes. Les chercheurs et les chercheuses du monde des sciences de la vie veulent et ont besoin d'un autre environnement. Ces questions sont en constante évolution. Surtout maintenant, après l'expérience du travail à domicile durant la pandémie. Pour nous, architectes, c'est à la fois passionnant et exigeant. Après tout, nous concevons l'espace pour des personnes et des entreprises. L'espace dans lequel ils vivent et l'espace qui les représente vers l'extérieur. De ce point de vue, l'architecture a aussi une forte composante psychologique. Cela signifie que nous travaillons à l'identité spécifique d'une entreprise et que nous la marquons de notre empreinte.
Vos enfants n'ont pas été attirés par l'architecture?
Ma fille est fascinée par le sport et la recherche scientifique.
Elle a siégé au conseil d'administration du FC Bâle après que Philipp Degen en a pris la présidence.
C'est une histoire de famille. Je suis un fan du club, maintenant encore plus qu'avant (rires). Notre fils a des affinités avec le cinéma et l'art. Sur le plan professionnel, il voulait quelque chose de différent et a commencé des études de droit.
Vous n'avez pas pu transmettre à vos enfants votre enthousiasme pour l'architecture?
Nous ne le voulions pas. Où cela a-t-il déjà fonctionné? Ils suivent leur voie, et c'est bien car nous avons ainsi des discussions plus intéressantes en famille.
Quels sont vos prochains défis?
Je suis très satisfait de la manière dont l'entreprise se développe. Personnellement, je me réjouis des nouveaux projets car ils expriment l'évolution constante de notre société: nouvelles tendances, nouvelles connaissances, nouveaux thèmes comme la durabilité, la consommation d'énergie, les goulets d'étranglement dans les livraisons et ainsi de suite pour ne citer que quelques-uns des nouveaux thèmes qui se durcissent depuis quelques mois et qui vont marquer la construction.
Vous et votre partenaire Pierre de Meuron avez étudié à l'EPFZ, mais vous avez toujours conservé votre entreprise à Bâle. Dans quelle mesure l'esprit de cette ville vous a-t-il influencé?
Énormément! Bâle est une ville ouverte, on peut prendre le RER ou même le tram pour aller en Allemagne ou en France. L'agglomération environnante se développe en véritables quartiers, en France, en Allemagne ou à Bâle-Campagne. Ces processus d'urbanisation nous ont toujours intéressés, Pierre et moi, et nous ont aussi poussés à apporter notre contribution pour en favoriser la prise de conscience et leur intégration en une ville métropolitaine dans trois pays. Bien sûr, nous aimons la vie ici en Suisse et tout particulièrement la scène artistique et culturelle de notre ville. Elle est vraiment exceptionnelle et constitue un facteur d'implantation important, auquel la présence de notre entreprise contribue certainement aussi. Les nombreux jeunes collaborateurs et collaboratrices du monde entier sont un enrichissement incroyable. Beaucoup d'entre eux fondent une famille et restent ici. Cela nous touche.
La durabilité prend de l'importance dans la construction. Les réglementations deviennent-elles un frein à la créativité?
L'architecture n'est pas un art libre comme la peinture ou la sculpture, où l'artiste décide chaque jour de ce qu'il fait, de la couleur, de la forme, du fond qu'il utilise. Il existe des lois sur la construction, des zones, des prescriptions, des règles et des normes, de plus en plus souvent écologiques. Il faut considérer ces restrictions comme une chance. De nombreux architectes s'en plaignent toutefois, car ils estiment qu'elles limitent leur créativité. Paradoxalement, ces restrictions sont précisément les éléments qui peuvent, et peut-être doivent, donner à l'architecture des impulsions créatives décisives pour qu'elle puisse devenir un art.
Prenons l'exemple du photovoltaïque.
C'est précisément une nouvelle technologie qui peut donner de nouvelles impulsions créatives à l'architecture. Aujourd'hui, on construit encore trop souvent des toits conventionnels sur lesquels on se contente de visser ces panneaux, ce qui aboutit généralement à un résultat laid. Mais bientôt, de nouvelles solutions se répandront, dans lesquelles les installations photovoltaïques deviendront elles-mêmes des éléments architecturaux, que ce soit en tant que toit ou partie de la façade.
La recherche de l'exceptionnel n'est-elle pas entravée?
Je n'ai jamais ressenti les règles comme une limitation. La plupart des gens se limitent eux-mêmes en se donnant des règles inutiles ou un style propre, par lequel ils veulent se distinguer des autres. J'ai toujours considéré le style, au sens de signes distinctifs spécifiques et architecturaux, comme une entrave à la liberté. Pourtant, j'apprécie également le travail d'architectes qui ont précisément choisi cette voie idiosyncratique, comme Zaha Hadid, Frank Gehry et peut-être Mario Botta en Suisse.
Ils sont aujourd'hui à la retraite. Vous ne choisissez plus que les bâtiments de prestige parmi vos projets?
Le prestige m'attire moins que le thème et les personnes qui se trouvent derrière le projet. Mon rôle n'a pas changé, mais il s'est affiné. Je n'ai jamais été le directeur opérationnel ou le responsable d'un projet. D'autres ont toujours su le faire mieux que moi. Je développe la base conceptuelle d'un projet, son récit, son potentiel urbanistique et spatial, sa matérialité. Je vais essayer de continuer à inspirer le travail dans toute notre entreprise à l'avenir. Convaincu que la créativité doit être un moteur essentiel dans toutes les phases et activités de notre vie, j'aime aussi - avec Pierre et notre groupe d'associés très talentueux - encourager constamment de nouvelles personnes talentueuses à venir travailler chez nous.
Combien de projets sont actuellement en cours chez Herzog & de Meuron?
Environ 90. C'est un nombre considérable, surtout si je veux continuer à m'impliquer partout de manière conceptuelle. Mais ce qui est décisif, c'est que nous, les partenaires, nous échangions directement et simplement entre nous, comme Pierre et moi le faisons depuis bientôt 45 ans. Il y a aussi des réunions de projet régulières, au cours desquelles nous, les partenaires, nous asseyons ensemble devant les projets et souhaitons que les jeunes collaborateurs soient également présents lors des critiques respectives.
Comment êtes-vous en tant que chef?
Je n'ai jamais été le grand chef. Je vais plutôt dans les équipes, je parle d'un projet avec les gens, j'interviens et j'envoie des esquisses, des gribouillis et des textes. Si quelque chose ne me convainc pas, je le dis clairement et avec l'argumentation correspondante. Je pense que les gens apprécient cette réflexion.
Et votre opinion, elle est valable?
Bien sûr, oui, mais je veux moi-même encourager la contradiction. Je demande toujours aux collaborateurs d'exprimer leur opinion, de s'opposer aussi. Même lorsque je donne des conférences, j'appelle les auditeurs à intervenir. Ce que pensent les autres m'intéresse.
Nom: Jacques Herzog
Fonction: Cofondateur et associé principal chez Herzog & de Meuron.
Age: 72 ans
Enfants: marié, deux enfants
Formation: Études d'architecture à l'EPFZ, professeur invité à l'EPFZ, à l'université Cornell et à Harvard (États-Unis).
Récompenses: Pritzker Architecture Prize (USA), Royal Gold Medal (GB), Premium Imperial (Japon), Mies Crown Hall Americas Prize (USA), Prix Max-Petitpierre (CH).
Carrière: Depuis 44 ans, Pierre de Meuron et Jacques Herzog sont partenaires commerciaux. Leur bureau d'architecture est l'un des plus demandés au monde. Ils construisent sur tous les continents, leur marque de fabrique est la créativité. Parmi leurs points de repère, on trouve des stades (Parc Saint-Jacques à Bâle, Allianz Arena à Munich, Stade olympique à Pékin), des musées (Neue Nationalgalerie à Berlin, Tate Modern) ou des sièges d'entreprises (Roche, Helvetia, BBVA).