Lorsque l’on entre dans le bureau renanais de Benoît Dubuis, on a un peu l’impression de découvrir un musée de l’innovation. On s’y trouve entouré de machines anciennes, de livres et de revues scientifiques en tous genres. Car, au-delà d’une vie professionnelle bien remplie, cet ingénieur chimiste de formation publie de nombreux articles et ouvrages de vulgarisation, dans le but de sensibiliser les gens aux principales thématiques scientifiques du moment.
Vous avez récemment été nommé président de l’Académie suisse des sciences techniques, dont l’un des objectifs est l’évaluation technologique. Vous avez toujours œuvré à la compréhension des sciences de la vie. En quoi est-ce important dans le monde d’aujourd’hui?
Benoît Dubuis: Tout d’abord, c’est un plaisir de partager avec les autres ce que l’on fait. Et c’est d’autant plus important dans un pays comme la Suisse, où l’on est amené à se prononcer sur une thématique proche des sciences de la vie tous les deux à trois ans. Il y a différentes façons de communiquer. Jadis, les partis imposaient leurs vues à travers des campagnes d’affichage pour dire aux citoyens ce qu’ils devaient voter ou non. J’ai toujours privilégié le dialogue avec la population en lui exposant de manière rationnelle les enjeux et en lui donnant les clés de lecture pour qu’elle puisse se faire une opinion. Mon but n’a jamais été d’évangéliser, mais bien d’expliquer, afin que l’on puisse avoir une discussion éclairée. C’est pourquoi, aussi bien par le biais de l’académie que dans le cadre de la Fondation Inartis, je cherche à communiquer et à faire passer des messages grâce à des supports accessibles comme des blogs, des revues, des jeux ou des bandes dessinées.
Comment expliquez-vous la méfiance vis-à-vis de la science que l’on a pu observer au sein de certaines couches de la population durant la pandémie, malgré les efforts considérables fournis en termes de communication par la sphère politique, le monde scientifique et celui des médias?
Une partie de la faute revient à ces acteurs eux-mêmes. La pandémie nous a plongés dans l’inconnu, toute la population s’est posé les mêmes questions. On ne savait pas où on allait alors que les plateaux de télévision voyaient défiler le monde médical, politique et des médias… tous étant présentés comme spécialistes, ce qui a provoqué une certaine cacophonie que j’ai regrettée. Nous avons manqué d’humilité et de la prudence nécessaire face à une situation extrême que chacun découvrait, les scientifiques les premiers. En tant qu’organes neutres et indépendants, les académies scientifiques suisses auraient pu jouer un rôle de modération, car personne n’aurait pu y voir la voix des producteurs de vaccins, de l’économie ou de la politique. Notre indépendance est notre force, la deuxième étant de pouvoir nous appuyer sur une communauté de spécialistes capables de fournir une information basée sur les faits, objective, actuelle et globale.
«De façon plus générale, le secteur de la santé est porteur, car il y a un besoin réel de nouvelles solutions.»
C’est là la mission principale de l’Académie suisse des sciences techniques?
C’est l’une de nos missions. Une autre consiste à nous intéresser aux technologies, à évaluer lesquelles sont pertinentes pour la Suisse et à recommander celles qui sont essentielles pour le développement de notre pays. Nous étudions également l’impact de ces technologies sur la société, l’environnement et le respect de la personne. Enfin, une troisième mission consiste à nous assurer que nous aurons suffisamment de spécialistes demain pour soutenir l’effort économique et de recherche dans le domaine technologique, ce qui passe notamment par une promotion des disciplines techniques.
Plus de 3 milliards de francs ont été investis en 2021 dans les start-up biotech suisses, ce qui représente l’une des meilleures années jamais enregistrées en termes de levées de fonds. Comment expliquez-vous l’intérêt marqué pour le domaine de la santé?
C’est essentiellement l’informatique de santé qui a fait un bond, un domaine sur lequel s’appuie la personnalisation de la médecine et dont le potentiel a été largement mis en lumière durant la pandémie. De façon plus générale, le secteur de la santé est porteur, car il y a un besoin réel de nouvelles solutions. De nombreuses maladies attendent des traitements, notamment celles liées au vieillissement de la population. La pandémie a été autant un révélateur de besoins, et donc d’opportunités, qu’une mise en exergue des nouvelles technologies. Ces différents éléments expliquent l’intérêt croissant des investisseurs pour les domaines touchant à la santé.
Beaucoup de ces entreprises sont financées par des fonds étrangers. Comment éviter qu’elles ne se délocalisent et finissent par profiter à d’autres économies?
Le monde de l’investissement a beaucoup changé ces vingt dernières années. A l’époque, les fonds d’amorçage n’étaient pas légion. Il était compliqué de financer de nouveaux projets. Aujourd’hui, la situation s’est largement améliorée. Par contre, il reste difficile pour une start-up de trouver des fonds de croissance lorsqu’elle souhaite se développer, se diversifier ou passer en phase d’essais cliniques avancés. Dans ce domaine, la Suisse reste faible.
Des initiatives comme le fonds d’investissement destiné à soutenir les start-up et les PME, ainsi que la toute nouvelle initiative en discussion au niveau fédéral vont dans le bon sens. L’Etat peut jouer un rôle incitatif en matière de financement des jeunes entreprises. Par contre, bien plus important que de pouvoir compter sur des sources de financement locales est la nécessité d’ancrer les sociétés prometteuses dans notre pays. La source de financement n’est qu’un des aspects. Un véritable ancrage passe notamment par des collaborations R&D prometteuses, la capacité d’attirer des talents, la densité et la qualité du réseau de sous-traitance et de services, la préservation des conditions-cadres… autant de facteurs que la Health Valley défend.
L’économie suisse est très ouverte sur le monde, ce qui a des effets positifs en termes de croissance. Mais les problèmes d’approvisionnement grandissants que connaissent les entreprises ne démontrent-ils pas qu’il faut veiller à bénéficier de plus d’autarcie?
C’est précisément la thématique 2023 choisie par l’Académie suisse des sciences techniques. Il nous faut trouver le juste milieu. Compter uniquement sur la globalisation pour répondre à nos besoins peut avoir un sens d’un point de vue économique, mais la pandémie et aujourd’hui la crise ukrainienne nous montrent les faiblesses de ce modèle. Notre monde est fragile. Nous avons sans doute trop tiré sur la corde en comptant sur une logistique basée sur le «just in time» industriel, sans prévisions de stocks. Un vrai débat de société est nécessaire. Les solutions doivent être de nature à réduire le risque, mais elles doivent rester durables.
Que manque-t-il à la Suisse pour s’améliorer en termes d’innovation?
Nous avons tout pour bien faire, mais il nous faut plus d’ambition, d’enthousiasme. J’ai parfois l’impression que nous nous complaisons dans notre situation, sans voir que le monde change. Notre pays a toujours été opportuniste et ouvert sur le monde. Nous avons toujours su prendre des risques et bâtir sur les grandes qualités qui font la Suisse et qui sont l’esprit d’ouverture et l’intégration. Nous devons continuer à intégrer de nouveaux talents, à soutenir l’innovation et les entrepreneurs qui vont la convertir en autant de nouveaux produits et services. Soyons heureux d’accueillir des talents du monde entier. La plupart de nos grandes industries ont été créées ou développées par des entrepreneurs étrangers. Faisons en sorte qu’ils voient notre pays comme une terre d’opportunité et nous aident à bâtir la Suisse de demain.
«J’ai toujours trouvé que la Suisse romande était beaucoup trop fragmentée. C’est pourquoi je m’efforce de rapprocher les acteurs et les différents secteurs.»
Vous avez beaucoup œuvré à animer la Health Valley romande. Comment se porte-t-elle aujourd’hui et quelles sont les perspectives d’avenir?
J’ai toujours trouvé que la Suisse romande était beaucoup trop fragmentée. C’est pourquoi je m’efforce de rapprocher les acteurs et les différents secteurs, afin de donner vie à cette masse critique. Mais il ne faut pas s’illusionner sur notre positionnement. Si nous pouvons être fiers de ce que nous avons réalisé, la compétition est au niveau mondial, et là, individuellement, nous sommes des nains de jardin. Lorsque je suis revenu en Suisse romande après avoir travaillé de nombreuses années dans le secteur de la pharma à Bâle, j’ai voulu créer un équivalent de la «BioValley» en proposant le terme de «Health Valley». C’est un étendard qui doit être le plus fédérateur possible et la mesure de son impact est à la hauteur de l’engagement des membres qui l’incarnent.
Le Campus Biotech que vous dirigez est à la pointe en matière de recherche sur le cerveau et en neurotechnologies. Sur quels autres domaines porteurs travaillez-vous?
Le Campus Biotech s’est donné trois axes de développement. Les neurosciences et les neurotechnologies, mais également la santé digitale et la santé globale. Son originalité est d’intégrer des acteurs issus du monde de la recherche, du développement, de la clinique et des entrepreneurs avec une vraie vision translationnelle. Nous nous profilons au cœur des grandes attentes et défis de la santé de demain, que l’on pense au vieillissement de la population ou à la digitalisation de la santé et à sa dynamique globale. La pandémie récente en a été la parfaite illustration. Ce qui se passe de l’autre côté de la planète un jour peut nous toucher le lendemain. D’où la nécessité de trouver des solutions collectives.
Chimiste de formation, vous possédez un doctorat en biotechnologie. Vous êtes également un passionné d’art. Quels liens établissez-vous entre ce domaine et celui de la science?
J’ai toujours trouvé que la science et la technologie avaient quelque chose d’artistique en elles. L’art et la technologie sont trop longtemps restés cantonnés dans leurs univers propres. Chercheurs et artistes procèdent d’une même démarche: l’observation de notre monde. L’artiste va essayer d’interpréter ce qu’il voit et le scientifique de le comprendre. Leur rencontre suscite de nouveaux questionnements et permet d’ouvrir de nouvelles voies à résonance artistique et entrepreneuriale. C’est précisément le sens du Challenge QART, opéré par la Fondation Inartis, pour le compte du canton de Vaud.
- 1997 Rejoint Lonza alors que la société se profile comme un acteur majeur des biotechnologies.
- 2000 Lance la Faculté des sciences de la vie de l’EPFL et en devient le premier doyen.
- 2014 Prend la direction du Campus Biotech.
- 2022 Est nommé président de l’Académie suisse des sciences techniques.