Pour comprendre cette science qui s’applique à l’échelle des électrons, le bon sens ne sert plus à rien. Un phénomène étrange est que deux particules quantiques peuvent être reliées entre elles, comme par une sorte de lien invisible, quelle que soit la distance qui les sépare. Ce qui arrive à une particule détermine instantanément les propriétés de l’autre. En physique classique, ce prodige relèverait de l’impossible. En mécanique quantique, c’est un fondement inaltérable.
Grâce à des expériences révolutionnaires, le Français Alain Aspect, l'Américain John Clauser et l'Autrichien Anton Zeilinger ont montré, il y a trente ans déjà, comment cette singularité, appelée intrication quantique, peut être étudiée et contrôlée. Ces découvertes leur ont valu le Prix Nobel 2022. Les espoirs de pouvoir effectuer un jour des calculs bien plus complexes qu’avec les super-ordinateurs actuels reposent sur ce mécanisme d’intrication. Il deviendrait ainsi possible d’optimiser l’ensemble d’une chaîne logistique en temps réel, de cibler une protéine pour un médicament propre à chaque patient ou de simuler l’ensemble du fonctionnement du cerveau. Les lois de la physique quantique permettent également d’élaborer des méthodes de cryptage incassables: la cryptographie quantique. Avec la firme genevoise ID Quantique, le pays compte un leader mondial dans ce domaine. S’illustrant par sa recherche de pointe et de fructueux transferts de technologie, la Suisse dispose d’une excellente carte à jouer dans ces technologies émergentes.
Si le développement de l’ordinateur quantique à grande échelle appartient encore aux projets à long terme, les applications en cryptographie et dans l’industrie des capteurs sont d’ores et déjà bien réelles. Dans ces deux derniers domaines, les start-up suisses s’imposent au niveau international.
La période actuelle est critique pour notre avenir technologique. La fin abrupte des négociations sur l’accord-cadre avec l’UE a mis la Suisse au ban du principal programme de recherche Horizon Europe. Or, la révolution quantique pourrait permettre, à condition de créer ici des firmes de premier rang, de retenir les meilleurs cerveaux et déboucher sur la création d’un centre d’excellence qui génère emplois et retombées économiques.
Finies les informations stockées de manière binaire (avec des 0 et des 1). En physique quantique, on parle désormais de «qubits» (ou bits quantiques). Cette unité est constituée d’une quasi-infinité d’états de la particule et permet des calculs ultra-complexes de manière presque instantanée.
Avec à sa tête l’ancien patron de Nestlé Peter Brabeck et l’ex-président de l’EPFL Patrick Aebischer, l’organisation Gesda veut démocratiser l’informatique quantique.
Cet automne, l’Anticipateur de Genève pour la science et la diplomatie (Gesda) a dévoilé sa volonté d’ouvrir un Open Quantum Institute (OQI) d’ici trois à cinq ans. Ce nouvel organisme devra permettre d’accélérer la mise à disposition des technologies quantiques, notamment à ceux qui œuvrent dans le monde pour atteindre les Objectifs du développement durable (ODD). «Gesda souhaite éviter que ces techniques ne soient ‘séquestrées’ par un petit nombre de pays et d’entreprises», explique Jean-Marc Crevoisier, le directeur de la communication.
Avec pour tâche d’anticiper les avancées scientifiques sur vingt-cinq ans pour l’être humain, la société ou encore le climat, Gesda est financé par le DFAE (Département fédéral des affaires étrangères), le canton et la ville de Genève ainsi que des organisations philanthropiques. Concernant les activités futures de l’OQI, Jean-Marc Crevoisier détaille: «Les ordinateurs quantiques pourraient être d’une grande utilité pour organiser la distribution des vaccins dans le monde. Cette tâche est très complexe en raison du nombre de données à prendre en compte, comme le souligne l’Unicef.»
La Suisse et les Etats-Unis vont approfondir leur coopération dans le domaine des sciences et technologies de l’information quantique (QIST). Une déclaration dans ce sens a été signée à l’ambassade de Suisse à Washington ce mois d’octobre, consolidant aussi les liens de coopération noués de façon spontanée entre chercheurs des deux pays dans le domaine des QIST. Les Etats-Unis investissent dans les QIST depuis le début des années 1990. Leur National Quantum Initiative de 2018 a conduit à la création, à des fins de recherche et de développement, de 13 centres QIST dans des universités, des laboratoires nationaux et des laboratoires gouvernementaux.
Mathieu Munsch Cofondateur de la start-up bâloise Qnami
«Lancée en 2017, Qnami emploie actuellement une vingtaine de collaborateurs. Nous fabriquons des microscopes à capteurs quantiques. Ces instruments permettent de distinguer des phénomènes jamais vus auparavant. Même si ces outils high-tech sont encore chers aujourd’hui, notre carnet de commandes est bien rempli pour 2023. Notre clientèle comprend essentiellement des instituts de recherche. L’industrie s’y intéresse aussi pour des projets de développement et du contrôle qualité. Les applications concernent notamment le secteur des semi-conducteurs. La physique quantique, je l’ai découverte lorsque j’avais une quinzaine d’années, dans des magazines comme Science & Vie. On était vers la fin des années 1990 et je découvrais ce domaine passionnant avec, par exemple, les expériences réalisées par Nicolas Gisin ou Alain Aspect, qui a reçu le Prix Nobel cette année.»
Clément Javerzac Cofondateur de Miraex (EPFL) et professeur invité à la FHNW (Fachhochschule Nordwestschweiz) à Bâle
«L’idée de pouvoir travailler sur un atome isolé, comme le projetaient les pères fondateurs de la physique quantique, m’a toujours fait rêver. A l’EPFL, lors de mon doctorat dans ce domaine, nous avons constaté que nous étions capables de réaliser des mesures qui seraient utiles au monde industriel. Grâce au formidable écosystème offert par l’EPFL et au soutien de profs géniaux, nous avons pu lancer la start-up Miraex en 2019. Forte d’une vingtaine de collaborateurs, la firme a levé quelque 5,5 millions de francs de capital. La clientèle provient des secteurs de l’aérospatiale et de la défense. J’ai dernièrement quitté Miraex pour rejoindre la FHNW (Fachhochschule Nordwestschweiz) à Bâle. L’objectif est de former des professionnels à développer des applications reposant sur les technologies quantiques, sans forcément maîtriser les arcanes de la physique sous-jacente.»
L’EPFL a ouvert en 2021 le Center for Quantum Science and Engineering, dirigé par Vincenzo Savona. Ce dernier est directeur du Laboratoire de physique théorique des nanosystèmes et chercheur dans les domaines de l’optique quantique, des systèmes quantiques ouverts et de l’information quantique. Selon lui, la recherche multidisciplinaire est l’une des particularités du centre. Parallèlement, l’EPFL fait partie de l’IBM Q Network, réseau qui doit lui donner accès à une puissance de calcul supplémentaire utilisable pour plusieurs projets de recherche, de l’énergie à la santé.
L’Université de Genève est à la pointe mondiale dans les technologies quantiques, notamment dans la cryptographie qui permet d’échanger des messages inviolables. Coup de projecteur sur des découvertes qui promettent leur lot de débouchés industriels avec Nicolas Brunner, professeur de physique à l’Université de Genève.
Professeur au Département de physique appliquée de l’Université de Genève nommé en 2016, Nicolas Brunner est un spécialiste de l’information quantique. Le scientifique et ses collègues sont aux premières loges pour étudier ces phénomènes et les observer en laboratoire, tandis que la recherche est maintenant à un tournant. Comme des phénomènes quantiques peuvent aujourd'hui être controlés avec suffisamment de précision, il devient possible de les exploiter afin de développer des applications pratiques et des produits. Une étape que l’on désigne comme la «deuxième révolution quantique». Plongée dans le monde mystérieux des particules de l’infiniment petit, avec un expert.
A quoi l’Université de Genève doit-elle sa position de pionnière dans la physique de l’information quantique?
Nicolas Brunner: Un des rôles clés de notre groupe de recherche, mené par les professeurs Nicolas Gisin et Hugo Zbinden, a été d’amener la physique de l’information quantique hors du laboratoire, vers des applications pratiques. En 2001, ces avancées ont mené à la création de la firme ID Quantique, qui est aujourd’hui encore leader mondial dans le domaine de la cryptographie quantique. C’est la première firme qui a lancé des produits commercialisables fondés sur les principes de la physique de l’information quantique. Nous sommes ses partenaires privilégiés pour tout ce qui est des études exploratoires et de la recherche fondamentale. Nos résultats sont ainsi susceptibles de déboucher sur la création d’applications concrètes et de produits.
Les physiciens genevois se sont par ailleurs illustrés à différents niveaux. Aujourd’hui professeur émérite à l’Université de Genève, Nicolas Gisin a reçu le Prix Marcel Benoist en 2014. Quant au professeur Hugo Zbinden, il détient le record mondial de la distance pour la cryptographie quantique dans les fibres optiques depuis 2018, avec 421 kilomètres.
La cryptographie quantique est un domaine d’excellence pour l’Université de Genève. De quoi s’agit-il exactement?
La cryptographie est l’art d’échanger des messages secrets. Un métier ancien qui garde aujourd’hui toute sa pertinence. Prenez un émetteur A et un récepteur B. Dans notre communauté, nous les avons surnommés Alice et Bob, en respectant les initiales A et B. Alice et Bob doivent donc échanger un message en toute sécurité. Les technologies actuelles reposent sur une clé de cryptage qui s’apparente à un problème mathématique à résoudre. Une approche que l’on appelle la «sécurité computationnelle». Ce modèle approche déjà de ses limites, car les performances des ordinateurs s’améliorent sans cesse. L’arrivée de futurs ordinateurs quantiques joue également un rôle important dans ce contexte. Tôt ou tard, les machines seront capables de forcer les codes en résolvant des problèmes mathématiques que l’on pensait insolubles.
En cryptographie quantique, la sécurité est garantie par les lois de la physique, et non plus par un problème mathématique prétendument insoluble. Ainsi, l’espion qui voudrait percer le code devrait violer les lois de la physique quantique pour y parvenir, ce qui est impossible. Ces lois interdisent de copier de l’information. Si l’espion intercepte le message, il perturbe l’état quantique de manière irréversible. Un dérangement qui alerte Alice et Bob, qui vont interrompre la communication. Comme il s’agit ici d’échanger une clé secrète aléatoire, aucune information confidentielle n’aura été dévoilée.
Combien de personnes travaillent sur le développement des technologies quantiques à l’Université de Genève?
Une quarantaine de collaborateurs sont rattachés au domaine des communications quantiques, dont trois professeurs. A cela s’ajoutent les domaines des matériaux quantiques et des simulations quantiques, qui occupent une centaine de personnes. Les effectifs se développent à grande vitesse dans les EPF de Zurich et de Lausanne grâce à l’important soutien fédéral dont elles disposent. Le CERN, le centre de recherche fédéral du Paul Scherrer Institut en Argovie, ainsi que les universités de Bâle et de Berne sont également actifs dans ce domaine. Chacune de ces institutions se concentre sur une spécificité ou une niche et, ensemble, nous mettons sur pied des collaborations.
A quel horizon de temps peut-on imaginer voir fonctionner des ordinateurs quantiques?
Les prototypes sont attendus dans un délai de cinq à dix ans. Passé cette échéance, nous devrions assister à un bond technologique et découvrir des ordinateurs capables de venir à bout de problèmes impossibles à résoudre aujourd’hui. Si nous en sommes actuellement aux balbutiements de ces nouvelles technologies, nous ne sommes pas très loin du point de bascule.
On sait que depuis la fin des négociations avec l’Union européenne, remontant à mai 2021, la Suisse est exclue du programme de recherche Horizon Europe. Est-ce selon vous une menace pour le développement des technologies quantiques dans notre pays?
Cette exclusion est en effet très préoccupante. La Suisse a depuis perdu énormément d’atouts au niveau scientifique. Dans le cadre d’Horizon Europe, l’UE a lancé un programme Flagship sur les technologies quantiques, doté de 1 milliard d’euros sur dix ans. L’Université de Genève avait pris un très bon départ lors d’une première phase, en décrochant quatre projets sur une trentaine. Et puis, dans le sillage de l’abandon des accords-cadres, nous les avons tous perdus. Suite à une décision politique de l’UE, la Suisse ne peut plus être associée à la recherche dans les «domaines stratégiques» en raison de son statut de pays tiers. Pour compenser la perte des fonds qui provenaient de l’UE, Berne a décidé de renflouer financièrement la recherche helvétique. Mais cette mesure tarde à se mettre en place et ne compense que partiellement la perte des avantages scientifiques apportés par les collaborations internationales. Cette éviction d’Horizon Europe est un vrai crève-cœur.
Comment la recherche helvétique peut-elle néanmoins continuer à relever les défis, alors qu’elle est pénalisée par la situation politique?
Il y a maintenant dix-huit mois que la collaboration helvétique à Horizon Europe a été enterrée et il ne s’est pas passé grand-chose depuis. Il reste beaucoup d’incertitudes, notamment concernant les soutiens financiers promis par Berne. Ce revers essuyé alors que les développements quantiques connaissent maintenant une forte accélération est un véritable autogoal. Pour tirer son épingle du jeu, la Suisse doit concentrer ses forces sur ce qu’elle sait faire le mieux, soit la recherche fondamentale. Il nous faut continuer à montrer notre excellence lorsqu’il faut réfléchir. Une étape indispensable pour développer ensuite des applications et des produits. Je reste passionné par ce travail. Il y a encore tellement à découvrir et à apprendre.
Terra Quantum, basée à Rorschach (SG), a augmenté son financement de 15 millions de dollars en avril dernier, lors d’un tour de table de série A. L’argent récolté atteint un montant total de 60 millions de dollars d’investissement. L’entreprise qui propose du «calcul quantique en tant que service» annonce avoir ainsi conclu l’un des plus importants tours de financement dans le domaine de la technologie quantique. La firme veut ouvrir des filiales dans la Silicon Valley et dans la Quantum Valley de Munich. Les applications se situent dans les domaines de la cryptographie, de l’IA, des capteurs, de la technique de mesure et de l’électronique.
Le leader mondial dans les solutions de cryptographie quantique doit s'adapter à la nouvelle situation politique.
Début 2022, la direction de la société genevoise ID Quantique a dû se résoudre à l’évidence: il fallait délocaliser. Aujourd’hui exclue du programme Horizon Europe, la Suisse n’a plus accès aux crédits de recherche délivrés par l’Union européenne. Pire, Bruxelles soutient maintenant les concurrents d’ID Quantique basés dans les Etats membres, dans l’idée d’accéder à une autonomie stratégique dans ce type de technologies. ID Quantique a donc implanté une société indépendante ainsi qu’un centre de compétence en Autriche. De nouveaux emplois ont été créés à Vienne plutôt qu’à Genève. Un dixième des effectifs est maintenant concentré dans ce pays voisin.
Partenariat stratégique avec le sud-coréen SK Telecom
Cofondateur et CEO d’ID Quantique, Grégoire Ribordy a déclaré par voie de communiqué de presse: «Avec la création de cette société en Autriche, ID Quantique veut contribuer au leadership de l’Europe géographique. Alors que nous entrons dans la deuxième révolution quantique, nous souhaitons que le centre de gravité de ces recherches reste sur le Vieux Continent.» Déjà très internationalisée avec des antennes à Boston et à Séoul, ID Quantique utilise des algorithmes de pointe pour générer des solutions de cryptage «quantiquement sûres», capables de résister aux ordinateurs quantiques attendus d’ici une décennie.
Fondée à Genève en 2001 par quatre scientifiques de l’Université de Genève, ID Quantique a développé ses premiers produits dès 2003 pour les commercialiser à partir de 2010. En 2016, la firme a levé des capitaux supplémentaires auprès de l’opérateur sud-coréen SK Telecom, avec lequel elle a établi un partenariat stratégique. La technologie helvétique contribue à sécuriser le réseau de 48 organisations gouvernementales coréennes. En 2018, l’opérateur allemand Deutsche Telekom s’est joint au cercle des actionnaires. Les solutions d’ID Quantique sont utilisées par des gouvernements, des entreprises et des universités dans une soixantaine de pays.
Basée à l’EPFL Innovation Park, à Ecublens, la start-up fabrique des capteurs à photons pour l’industrie high-tech.
«Ligentec compte actuellement quelque 200 clients internationaux venant d’Europe, des Etats-Unis, du Canada, d’Amérique du Sud et d’Asie. Les puces que nous produisons servent, par exemple, aux firmes qui développent des véhicules à conduite autonome. Nos capteurs à photons intéressent aussi l’industrie des télécoms.» Michael Geiselmann est l’un des trois cofondateurs de l’entreprise basée à l’EPFL Innovation Park, à Ecublens (VD). La firme créée en 2014 sur la base d’une technologie développée à l’EPFL planifie actuellement une expansion sur le marché américain, avec l’établissement d’un bureau de vente.
Les puces de Ligentec sont fabriquées à partir de nitrure de silicium. Ce composé chimique présente de grands avantages pour la photonique, soit la science qui permet de contrôler les photons, c’est-à-dire des particules de lumière. Grâce à ce matériau transparent, les guides d’ondes sur les puces peuvent propager des fréquences optiques. Avec le nitrure de silicium, seule la lumière fait fonctionner des systèmes comme des capteurs de distance ou des puces pour ordinateur quantique.
Entièrement autofinancée, Ligentec emploie une quarantaine de collaborateurs. Les fondateurs pourraient se réjouir d’excellentes perspectives, s’il n’y avait pas le gros bémol de l’exclusion du programme Horizon Europe. Michael Geiselmann témoigne: «Les chercheurs basés en Suisse ne seraient pas traités différemment s’ils venaient de Corée du Nord, surtout pour le programme stratégique sur les technologies quantiques. Nous sommes devenus des parias. A chaque projet, les institutions appartenant à l’UE doivent discuter du statut qui nous sera accordé au sein de la collaboration. C’est regrettable.» Par conséquent, les prochains postes devant renforcer la recherche et le développement de Ligentec seront créés au sein de l’antenne française et non en Suisse.
Le géant informatique américain exploite un laboratoire de pointe implanté de longue date dans la région zurichoise.
La genèse de l’ordinateur quantique passe aussi par la Suisse. A Rüschlikon, dans la région zurichoise, le laboratoire du centre de recherche d’IBM a récemment présenté à la presse une des premières machines au monde fonctionnant selon cette nouvelle technologie. L’appareil ressemble à un immense thermos hérissé de tubes, segmenté en différentes plateformes. A l’intérieur de l’engin, les bits quantiques (qubits) doivent être refroidis à moins de -270°C pour pouvoir faire fonctionner l’ordinateur. Baptisé Eagle, cet ordinateur à 127 qubits créé en 2021 est le premier au monde à dépasser le seuil des 100 qubits. Il en existe une vingtaine répartis dans les différents centres de recherche de Big Blue, comme on surnomme le géant informatique.
Un fleuron de renommée mondiale
Le laboratoire de Rüschlikon passe pour un fleuron technologique de renommée mondiale. Ainsi, au printemps 2022, l’institut américain des standards technologiques NIST a distingué quatre algorithmes cryptographiques comme les plus prometteurs à l’heure actuelle. Trois d’entre eux proviennent du centre zurichois d’IBM. Comme les ordinateurs quantiques vont probablement casser des techniques de cryptage considérées jusqu’à présent comme sûres, les équipes du monde entier travaillent sur des algorithmes post-quantiques pour les contrer.
Se profilant comme le plus grand centre de recherche d’IBM en dehors des Etats-Unis, le laboratoire se cache dans un bâtiment fonctionnel de banlieue datant des années 1960. La firme emploie ici 350 collaborateurs, dont 300 en tant que chercheurs. Cette cellule a été fondée en Suisse en 1956. Parmi les chercheurs ayant remporté des Prix Nobel de physique: Gerd Binnig et Heinrich Rohrer ont remporté cette distinction pour leurs travaux sur le microscope à effet tunnel à balayage en 1986, J. Georg Bednorz et K. Alex Mueller ont été honorés l’année suivante pour leurs observations sur la supraconductivité à haute température.
Le Boston Consulting Group (BCG) prévoit que l’informatique quantique pourrait générer une valeur de 450 à 850 milliards de dollars américains au cours des quinze à trente prochaines années. Cette tendance du marché semble de plus en plus marquée, car les investissements continuent d’affluer dans ce secteur naissant. Selon le BCG, l’informatique quantique a attiré presque deux fois plus de capitaux en 2020 et 2021 (2,15 milliards de dollars) qu’au cours de la décennie précédente (1,16 milliard de dollars). Si les équipements continuent à attirer le plus d’argent, les logiciels ont capté des montants en hausse de près de 80% en 2020 et 2021, par rapport à la décennie précédente.
Qui lancera le premier ordinateur quantique sur le marché? Les grandes entreprises américaines se livrent une concurrence féroce pour s’illustrer dans ce domaine de pointe. Focus sur les principaux développements.
1. Google: à l’intersection entre l’IA et la technologie quantique
Alphabet, la maison mère de Google, a mis sur pied une division spécialisée dans l’informatique quantique baptisée Sandbox («caisse à sable»). En mars dernier, cette unité est devenue une jeune pousse indépendante, après une levée de fonds à neuf chiffres en dollars, auprès de plusieurs grands investisseurs de la Silicon Valley. SandboxAQ conservera des liens importants avec le groupe Alphabet, par l’intermédiaire notamment d’Eric Schmidt, ancien CEO de Google et président du conseil d’administration. Les projets se situent à l’intersection entre l'IA et la technologie quantique. A la fois éditeur de logiciels et société d’investissement, SandboxAQ développe un écosystème mixte d’informatique classique et quantique, dans lequel l’IA est omniprésente.
Le portefeuille de produits du spin-off comprend des logiciels d’entreprise pour l’évaluation et la gestion de la cryptographie ainsi que la sécurité des données de l’ère dite post-quantique. D’après SandboxAQ, son logiciel AQ Analyzer est opérationnel et déjà utilisé par quelques clients de renom. Au registre des investissements stratégiques, SandboxAQ vient d’acquérir la société Cryptosense pour un montant non divulgué. Lancée à Paris en 2013, Cryptosense a mis au point une plateforme de pointe pour la gestion du cycle de vie de la cryptographie. SandboxAQ a parallèlement investi dans evolutionQ (cybersécurité quantique, Canada) et Qunnect (infrastructures télécoms quantiques, Etats-Unis). Quant à l’ordinateur quantique, SandboxAQ n’a pas pour mission d’en fabriquer. Cette tâche est assurée par Google lui-même, dont la dernière annonce à ce sujet remonte à 2019. Selon la firme elle-même, la machine quantique Sycamore a permis d’effectuer en 200 secondes un calcul qui aurait demandé 10 000 ans à un ordinateur classique.
2. Amazon: priorité à la puissance de calcul quantique
Le leader mondial de l’e-commerce Amazon a dernièrement lancé des projets, par le biais de sa filiale Amazon Web Services (AWS), et met les bouchées doubles pour rattraper ses concurrents. Les capacités de calcul étaient jusqu’ici sous-traitées à une autre entreprise mais Jeff Bezos veut maintenant son propre ordinateur, essentiellement pour une raison commerciale. AWS est en effet le premier fournisseur mondial d’infrastructures cloud aux entreprises. La firme veut donc devenir aussi le leader de la location de la puissance de calcul quantique. Le groupe de Seattle indique qu’il a opté pour une architecture plus tolérante aux pannes, qui doit permettre de réduire les taux d’erreur sans pour autant perdre de grandes parties de la puissance de calcul.
La firme a parallèlement lancé Amazon Bracket, un service qui permet aux scientifiques, chercheurs et développeurs d’expérimenter des ordinateurs provenant de différents fournisseurs de matériel quantique sur une seule plateforme. Dans la Silicon Valley, la firme planifie la création d’un AWS Center for Quantum Computing, un centre de recherche adjacent au California Institute of Technology (Caltech). Ce laboratoire vise à réunir les meilleurs chercheurs en informatique quantique du monde afin d’accélérer le développement d’équipements et de logiciels. Enfin, le géant américain a mis sur pied un Amazon Quantum Solutions Lab, soit un nouveau programme visant à mettre en relation les clients d’AWS avec les experts en informatique quantique d’Amazon, de même qu’un groupe de partenaires de conseil triés sur le volet.
3. Intel: des puces pour les ordinateurs quantiques
L’objectif d’Intel est d’améliorer le processus de fabrication des puces de processeurs quantiques en utilisant ses propres techniques de fabrication de transistors. Ces méthodes ont été adaptées à la production à grande échelle pendant plusieurs décennies. Les dernières recherches ont été menées à l’aide de la puce d’essai de spin (rotation d’électrons) en silicium de deuxième génération d’Intel. Ce prototype a été mis au point au centre historique de recherche et de développement de transistors, le Gordon Moore Park à Ronler Acres, à Hillsboro, dans l’Oregon.
Le groupe californien revendique d’excellents résultats. L’entreprise affirme avoir réussi à fournir «le plus grand dispositif de rotation d’électrons (spin) en silicium de l’industrie». Un seul électron a été disposé aux emplacements définis sur l’ensemble d’une tranche de silicium de 300 millimètres. Intel estime avoir franchi une étape importante dans ses efforts pour produire des qubits de spin en silicium à l’aide des procédés de fabrication existants. Une démarche qui, selon l’entreprise, pourrait ouvrir la voie à la production à grande échelle d’ordinateurs quantiques.
Les ordinateurs quantiques sont testés dans certains des meilleurs centres de calcul à haute performance du monde, qui passent en revue différents systèmes et approches afin de trouver la meilleure solution pour leur infrastructure. Une bataille pour la supériorité quantique se dessine actuellement autour de la production de masse de puces quantiques. Intel a affirmé avoir résolu certains de ces problèmes lors d’un test. Le fabricant de puces a pu produire des points quantiques stables dans ses usines existantes, ce qui constitue une étape importante dans l’objectif de construire un ordinateur quantique universel.
>> Lire aussi: IBM fait un pas de plus vers «l'avantage quantique»
Nicolas Gisin Professeur émérite à l’Université de Genève et cofondateur d’ID Quantique
«Ça me fait toujours plaisir quand on me qualifie de ‘pionnier de la physique quantique’. Dans les années 1980, on était peut-être quatre ou cinq scientifiques dans le monde à s’intéresser à la non-localité, soit la propriété pour une entité de pouvoir agir là où elle ne se trouve pas. En 1997, nous avons pu expérimenter un phénomène de non-localité à 10 kilomètres de distance hors laboratoire. Une singularité qui était jusque-là seulement prédite par les lois quantiques. Ce qui m’a toujours fasciné, c’est que la physique quantique, qui s’applique dans l’infiniment petit, à l’échelle des électrons et des photons, est régie par des lois différentes de celles qui s’exercent à l’échelle humaine. Si nous sommes capables de pénétrer cet univers, c’est grâce à la force de notre intelligence, qui nous permet de cerner des phénomènes absolument contre-intuitifs.»
Partenaire au sein de la société de capital-risque romande VI Partners, Olivier Laplace suit depuis deux décennies les développements technologiques. Selon lui, le secteur de la physique quantique demande encore une période d’observation avant de se prêter aux investissements.
La société VI Partners a-t-elle déjà faitdes investissements dans des start-up actives dans les technologies quantiques?
Nous n’avons réalisé pour l’instant aucun investissement dans le domaine de ces technologies. Et, en tant que société de capital-risque, nous pensons qu’il est encore bien trop tôt pour s’y lancer. La patience est de mise, selon différents observateurs. Certains experts cités dans le journal de référence Nature affirment que, pour l’heure, l’objectif est encore de prouver que les technologies quantiques pourraient, à l’avenir, avoir la compétence de résoudre des problèmes intéressants. Par ailleurs, le consultant Gartner, spécialiste du suivi des tendances technologiques, indiquait en 2021: «Nous prévoyons encore dix ans de battage médiatique avant de voir des résultats concrets.»
Comment prospectez-vous pour identifier des occasions intéressantes?
Nous restons en permanence en contact avec le marché, en particulier grâce à notre relation privilégiée avec l’EPF de Zurich, qui investit dans notre fonds. Parallèlement, nous nous penchons chaque année sur plus de 1000 start-up technologiques «early stage», c’est-à-dire en phase de démarrage. Ce travail nous donne une vue très claire des tendances de marché et des domaines où il y a de réels débuts de traction commerciale. Notre métier de venture capitalists n’est pas de fournir des fonds à la recherche fondamentale, ce qui est le rôle des universités et des branches R&D des grands acteurs tech comme Google ou IBM. Notre mission est en revanche de financer des activités déjà essentiellement sûres du point de vue technologique, dont les perspectives commerciales sont émergentes.
Quelles sont les opportunités créées par la révolution quantique pour les entreprises helvétiques?
Les acteurs établis doivent se tenir au courant des évolutions techniques. L’une des entreprises suisses aux résultats les plus concrets est un spin-off de l’EPF de Zurich baptisé Zurich Instruments. Cette société qui développe des outils de mesure avancés s’est positionnée avec son logiciel sur le sujet pointu des quantum computing control systems (QCCS) dès 2018. J’imagine que les applications commerciales sont encore limitées mais, pour l’entreprise, ce produit permet d’être visible et de participer à la tendance.