En 2006, cinq étudiants fondent South Pole, à une époque pendant laquelle peu d’entreprises s’intéressent vraiment à la question climatique. Qu’importe! Ceux-ci comptent bien faire entendre leur message. En 2002, Renat Heuberger, alors à l’ETH Zurich, avait déjà conçu le calculateur de CO2 MyClimate. Aujourd’hui, sa start-up est évaluée à plus de 1 milliard de dollars. Elle travaille avec 3000 entreprises, dont 500 des plus grands groupes du monde, et finance 1000 projets climatiques dans 50 pays, entraînant ainsi une réduction de 200 millions de tonnes de CO2 depuis 2019. Le CEO de 46 ans revient pour PME sur seize ans de folie.

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Renat Heuberger, peut-on vous qualifier de Bruno Manser 4.0, l’écologiste bâlois, disparu il y a plus de vingt ans en Malaisie?

J’ai toujours été fasciné par Bruno Manser. Lorsque je suis allé en Indonésie, j’ai essayé de retourner sur ses traces et réalisé ainsi l’immensité de sa quête. Il a osé poser des questions aux personnes et aux gouvernements qui ne voulaient pas les entendre. Pour moi, c’est une idole absolue, qui a pris tellement de risques. Son engagement était total. Il en est mort. Avec South Pole, on n’a jamais pris de tels risques, mais j’espère que nous suivons le chemin qu’il a tracé et que nous sommes fidèles à son esprit.

Vous avez participé au WEF plusieurs fois, notamment cette année. Vos propos ne sont pas toujours tendres envers le forum.

Les premières fois, j’étais là en tant qu’étudiant et je détestais le WEF. Je n’étais pas dehors à manifester, mais pour moi, c’était un rassemblement de super-riches qui parlaient gros sous. Cela a changé ces dernières années. Il y a une véritable prise de conscience que l’on doit modifier sa manière de produire et de gouverner. Ce n’est plus uniquement de la théorie. Le WEF est une source d’inspiration pour des thématiques comme le climat ou l’égalité. Le problème, c’est que seules les grandes entreprises y ont accès.

Justement, vous avez récemment déclaré dans la presse alémanique: «Qui est au WEF? Les grandes entreprises. Les 600 000 PME de Suisse restent majoritairement à l’écart du WEF, alors qu’elles représentent la majorité des emplois du pays.»

Les PME restent à l’écart non pas par manque d’intérêt, mais en raison du coût de participation. Il faudrait créer un WEF pour ou avec les PME. La même question se pose avec South Pole. Nous travaillons majoritairement avec de très grandes compagnies. Récemment, nous avons ajusté notre programme aux PME, notamment avec le partenariat avec Zurich Assurance. Beaucoup de petites structures ont envie de réduire leurs émissions de CO2, mais n’ont pas les moyens d’avoir un responsable de la durabilité en interne. A nous de leur proposer une solution réaliste et finançable.

En deux mots, comment fonctionne South Pole?

Nous avons trois modules: le consulting climatique (comment réduire ses émissions de CO2 par des mesures internes), les logiciels de calculation du CO2 et enfin le financement de projets – achat de crédits carbone sur lesquels South Pole prélève une marge de l’ordre de 20%. Car tout est lié. On ne peut pas compenser si on ne réduit pas d’abord ses émissions.

La question environnementale est devenue stratégique pour beaucoup d’entreprises. Devez-vous encore convaincre aujourd’hui?

Pendant très longtemps, la tonne de CO2 ne coûtait rien, il n’y avait donc pas d’intérêt à réduire les émissions. Aujourd’hui, la tonne de CO2 vaut 300 francs en Suisse, avec les différentes taxes, et le prix ne fait qu’augmenter (depuis le 1er janvier 2023, la taxe CO2 est passée de 96 à 120 francs la tonne, ndlr). Par ailleurs, le régulateur est de plus en plus strict concernant l’énergie et encourage l’efficience énergétique. La guerre en Ukraine accélère cette tendance. Enfin, tant les employés que les clients veulent collaborer avec des entreprises responsables. Réduire et compenser est donc une source d’attractivité pour une société.

Le développement du «greenhushing», qui pousse les entreprises à taire leur engagement en faveur du climat de peur d’être attaquées, vous inquiète-t-il?

C’est un problème global très sérieux depuis quelques mois. Activistes, ONG et divers lobbies économiques crient au greenwashing sans proposer d’alternative. Bien sûr, le greenwashing est dangereux et on ne peut pas l’accepter. Mais dénoncer, sans fondement, n’importe quel petit pas des entreprises qui essaient d’aller dans la bonne direction est contre-productif. Cela leur fait peur et les décourage à entamer leur transition climatique. Selon une étude de 2022 auprès de 1200 sociétés engagées dans des projets climatiques, 25% d’entre elles ont décidé de ne plus communiquer sur la durabilité.

Avez-vous entrepris quelque chose pour lutter contre ce phénomène très virulent sur les réseaux sociaux?

South Pole est aussi régulièrement la cible d’activistes qui nous critiquent. Nous ne sommes pas des héros, mais nous essayons d’aller dans la bonne direction et de nous engager en faveur du climat. C’est avec ces mots que nous conseillons aux entreprises de communiquer sur leur engagement. Il est utile de partager sur les solutions climatiques, il faut inspirer, accepter aussi la critique et continuer à s’améliorer. C’est en échangeant sur la question qu’on encourage l’action.

Récemment, l’ONG Friends of the Earth a eu des propos très durs sur votre modèle d’affaires et notamment la compensation par les crédits carbone. Selon eux, cela permet aux entreprises riches de polluer en toute bonne conscience. Comprenez-vous leur position?

Je comprends tout à fait leurs critiques. C’est pour cela que nous n’acceptons aucun projet où l’entreprise ne fait que compenser en achetant des crédits carbone. La première étape est de calculer ses émissions, la deuxième est de réduire celles-ci par des mesures dans sa propre structure et, ensuite seulement, on compense. Compenser permet d’avoir une action immédiate car l’entreprise investit dans des projets qui réduisent le CO2 dans le monde.  Par ailleurs, nous refusons de travailler avec de nombreuses sociétés qui n’ont pas une approche sur le long terme ou ne prennent pas de mesures quantifiables et vérifiables chez elles.

Quels sont les critères comptabilisés par votre algorithme pour calculer les émissions de CO2 d’une entreprise?

L’algorithme calcule les émissions carbone de l’entreprise dans son entier, à savoir ses déplacements, son bâtiment, les énergies utilisées pour produire… Les critères de «Scope 1, 2, 3» sont intégrés. On mesure également le «Scope 4», c’est-à-dire la durée de vie de l’objet produit. Par exemple, si on produit de manière locale et responsable une lampe qui n’est pas solide, on perdra des points.

D’où vous est venue l’idée de créer le tout premier calculateur de CO2 de MyClimate?

C’était un de mes travaux d’études. J’ai collecté les données sur IATA et comparé avec le prix des billets d’avion et d’autres informations. L’idée m’est venue lors d’une conférence au Costa Rica lorsque j’étais étudiant. Mon déplacement avait généré 7000 tonnes de CO2. Avec mes amis, on s’est sentis très coupables, mais cela ne changeait rien. Il fallait aller plus loin.

Aujourd’hui, prenez-vous encore l’avion?

Les investisseurs de South Pole sont à Singapour et aux Etats-Unis et nous avons beaucoup de clients et de projets à l’étranger. On fait tout ce qu’on peut en ligne. Malgré tout, je prends l’avion trois fois par an environ pour des long-courriers.

South Pole est passée de 5 à 1000 employés. La culture d’entreprise arrive-t-elle à s’adapter? Il paraît que les employés s’appellent les «penguins». Mythe ou réalité?

C’est vrai. Un clin d’œil à notre nom South Pole, le pôle Sud. Pourquoi? Parce que la majorité de nos projets sont dans le Sud. Et aussi parce que l’un de nos objectifs est que la glace ne fonde pas au pôle Sud. Même si nous avons aujourd’hui une hiérarchie pyramidale plutôt classique, notre culture d’entreprise conserve un esprit start-up. Nous restons très dynamiques, car nous devons être réactifs face aux multiples développements autour du CO2 ou dans les énergies durables. Nous sommes une centaine à Zurich et nous avons des «penguins» dans le monde entier qui suivent les projets et proposent notre solution. Je ne prends jamais l’avion spécialement pour aller les voir, mais on regarde tous dans la même direction.

Vous soutenez majoritairement des projets en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud, là où il y a peu d’investissements. Les entreprises souhaitent pourtant souvent investir en Suisse, dans le pays où elles sont basées, non?

Nous privilégions des projets dans les pays à fort impact: reforestation, protection de marais, gestion des déchets, production d’électricité à base de biogaz ou de solaire… Nous soutenons aussi des initiatives en Suisse dans la récupération d’eau des traitements industriels, dans l’efficience des bâtiments avec des thermostats intelligents, dans la capture de CO2 et la création de puits de carbone. Notre action touche aussi l’agriculture et des innovations comme Agolin à Bière (VD), une alimentation pour les vaches permettant de réduire leur production de méthane. Des start-up comme Neustark, qui capte le CO2 dans le béton, ou Synhelion et Climeworks, qui utilisent le CO2 comme ressource pour créer du carburant, notamment, sont aussi très prometteuses. Elles montrent que de nombreux jobs sont créés autour du CO2 et c’est la preuve que le CO2 a une valeur; un message que nous transmettons depuis le début.

Comment avez-vous réussi à susciter l’intérêt de grands groupes?

Les premiers projets étaient avec les gouvernements suisses et autrichiens, en s’alignant sur le Protocole de Kyoto. Dès 2012, on a proposé notre solution aux entreprises. L’Oréal a été l’une des premières à s’intéresser à notre démarche, puis d’autres groupes ont suivi, notamment Nestlé, en 2014. On a commencé par de petits projets avec eux. C’est comme ça qu’on pousse la porte de grands groupes.

Etre à la tête d’une licorne ne doit pas être de tout repos. Quelles ont été les principales difficultés pendant ces seize ans?

Il a fallu d’abord convaincre sur la question climatique. Lorsque le Protocole de Kyoto visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre a «échoué» après 2012, cela a presque été la fin pour nous. Nous avons fait le pont en développant notre offre, notamment pour le secteur privé. La période actuelle est aussi compliquée. Nous ne devons pas convaincre de l’urgence climatique, mais faire face à la désinformation et à l’activisme. Par ailleurs, nous ne sommes plus dans la peau de la petite start-up, mais d’un grand groupe. C’est une énorme responsabilité d’être à la tête d’une telle société, et aussi une énorme pression. C’est dur psychologiquement. Je médite et puise mon énergie en faisant des tours à vélo dans la forêt.

A-t-on le temps d’avoir une vie à côté d’un tel mandat?

C’est une nécessité absolue. Sinon, on ne tient pas. J’ai quatre enfants, le dernier est âgé de 2 mois et le premier a 23 ans. J’ai rencontré ma femme à Jakarta lors d’un séjour en 1999; un an après, notre premier enfant est né. En 1993, j’avais déjà vécu un an en Indonésie chez une famille musulmane. Ça a été comme un déclic. J’ai réalisé à quel point j’étais privilégié. Les gens là-bas n’ont pas la même chance, ni la possibilité de faire ce qu’ils veulent. A mon retour, j’étais très motivé pour saisir toutes les opportunités. Il y a quelques années, on est retournés en famille vivre un an à Bali. Je voulais que mes enfants soient confrontés à la pollution et à d’autres mondes.

Un dernier bébé, cela signifie que vous avez malgré tout foi en l’avenir?

Chaque personne sur cette planète pollue, c’est un fait. Il y a eu le covid, le monde devenait fou. Un enfant est une nouvelle source d’inspiration, c’est un symbole d’espoir, une motivation supplémentaire pour continuer mon engagement.

South Pole n’est donc pas à vendre?

Nous n’avons jamais créé South Pole dans le but de nous faire de l’argent. D’ailleurs, l’argent est investi dans les projets, pas sur mon compte en banque. Je roule toujours à vélo et je ne possède pas de voiture. Non, nous ne sommes pas du tout dans l’optique de faire du profit rapide. Notre engagement est le même depuis l’origine. Nous sommes sept propriétaires principaux, dont quatre depuis le début. Nous avons ouvert le capital à des investisseurs qui sont minoritaires; ceux-ci sont choisis parce qu’ils souhaitent s’engager sur du long terme et pas pour générer du profit.

Bio express

1993 
Renat Heuberger vit un an chez une famille musulmane en Indonésie. «J’ai réalisé à quel point j’étais privilégié.»

2002 
Lors d’une conférence au Costa Rica en tant qu’étudiant, il calcule que son trajet a généré 7000 tonnes de CO2. De là naît l’idée de MyClimate.

2006 
Création de South Pole, via le regroupement de plusieurs projets en une société.