Quitter Breitling pour lancer une marque de montres indépendante et «Swiss made» à Bienne, dans l’antre des ténors de l’horlogerie mondiale, il fallait oser. Personne ou presque n’y croyait, et surtout pas les détaillants. Après un test du marché avec une série de 300 montres, Norqain a séduit dès la première année de son existence, passant de huit à 70 points de vente. En huit mois, 4000 montres sont vendues, la croissance se confirme en 2021 (+50%) et en 2022 (+117%) avec 179 revendeurs. Jeunes et sportifs s’identifient à cette marque portée par des athlètes professionnels. Comment décroche-t-on un contrat pour chronométrer les marathons de New York, de Dubaï ou de Zurich? Qu’implique le 100% «Swiss made» et comment se déroule un comité de direction avec huit «stars»? Interview de son fondateur, Ben Küffer.
Vous aviez un poste à responsabilité chez Breitling, pourquoi l’avoir quitté pour lancer votre marque à Bienne, avec comme voisins Omega, Rolex et Swatch?
Breitling allait être vendu et n’aurait plus eu cet esprit familial. J’étais très proche des anciens propriétaires, la famille Schneider. C’était la fin d’une histoire. Mais je ne savais pas alors que j’allais lancer ma marque. En observant le marché, j’ai toutefois remarqué que beaucoup de sociétés horlogères suisses étaient vendues à l’étranger. J’ai voulu créer une marque qui reste suisse et que je transmettrais à mes enfants. J’avais 30 ans, je venais d’être papa et je voulais rester à Bienne. Je suis allé faire le tour des détaillants que je connaissais pour récolter leur avis. Résultat: personne ne voulait d’une nouvelle marque!
Et quelle a été votre réaction?
Ils m’ont tous donné les raisons pour lesquelles ça ne marcherait jamais. Le prix, le volume… Je ne m’attendais pas du tout à cette réaction. Mais cela m’a aussi permis de savoir quel serait le bon produit. C’est comme ça que j’ai décidé de lancer une marque «Swiss made» avec des pièces coûtant entre 1500 et 5000 francs. Avec cette idée, nous sommes allés voir les fournisseurs en Suisse pour passer commande.
Où avez-vous puisé une telle assurance?
Les discussions ont été tellement compliquées au début que ces difficultés m’ont au contraire boosté. Ça nous a permis de construire la marque avec une vue à 360 degrés, englobant les valeurs de la nouvelle génération et des ambassadeurs tels que les stars de NHL Roman Josi et Mark Streit ou la skieuse Michelle Gisin. C’est comme ça qu’on a trouvé notre slogan «My life, my way». D’ailleurs, on commence chaque réunion stratégique avec cette question: est-on en train de suivre notre propre voie ou celle de quelqu’un d’autre?
Dans le conseil d’administration, il y a votre père, Marc, président de Roventa Henex, Ted Schneider, ex de chez Breitling et directeur de Swissroc, Mark Streit, Christina Weirather ou encore Lorenz Frey. Comment se passe vos séances?
Lorsque Jean-Claude Biver nous a rejoints, c’était aussi une de ses questions, car le risque était que cela parte dans tous les sens. Mais on est disciplinés. Tout le monde donne son avis. Par exemple, Lorenz Frey évoque les questions de digitalisation et Ted Schneider apporte son expertise avec Swissroc. Pour être efficace, on a toujours un slide «discussion» et un slide «décision», directement après. On avance comme ça.
Votre collaboration avec Jean-Claude Biver pour le lancement de Wild One fin septembre 2022 a fait grand bruit. Quel a été l’impact de cette alliance?
Il y a eu la mise en contact avec Biwi, à Glovelier, la PME à l’origine de l’innovation Norteq, ce matériau six fois plus léger que l’acier. On était convaincus du succès, mais pas à ce point. Nous avions tout écoulé en novembre, alors que notre stock était prévu jusqu’à l’été 2023! Ce modèle est de nouveau disponible.
Wild One est 100% «Swiss made». Qu’est-ce que cela implique en termes de coûts de production?
La première surprise est venue de la réaction des clients. Toutes nos montres sont 100% «Swiss made». Du coup, beaucoup nous ont demandé la différence avec les autres, ce qui nous a permis de leur expliquer. Pour Wild One, on a même dû créer les vis en Suisse. Le coût de fabrication d’une montre 100% «Swiss made» représente le double.
Les Etats-Unis vous adorent. Comment arrive-t-on à décrocher le chronométrage du marathon de New York, après un certain LVMH?
C’est à ma sœur, qui vivait aux Etats-Unis, que je dois ce coup. Norqain est liée à la course à pied avec le marathon de la Jungfrau, l’Ultraks de Zermatt et d’autres courses de montagne. On voulait trouver aussi des villes. A New York, les organisateurs savaient qu’on n’était pas LVMH. On a fait notre maximum et eux aussi. Je suis un «team player» et on a tout mis dans la balance, eux comme nous. Par exemple, cinq personnes de Norqain ont couru le marathon, dont ma sœur. Cela nous met une pression terrible, à mon frère et à moi, pour les prochaines éditions, car le contrat est signé pour trois ans. Etre au cœur de 50 000 personnes et voir le nom de Norqain sur les écrans de Times Square quatre ans après notre création, quel frisson! Après New York, nous avons décroché Dubaï et Zurich.
Quel a été l’impact chiffré de ce sponsoring?
Les Etats-Unis sont notre premier marché. En décembre 2022, soit juste après le marathon, on a eu une augmentation de 270% des ventes là-bas.
Et il y a eu le NHL All-Star Game en février. L’événement est habituellement impénétrable pour un sponsor non américain. Pourtant, vous y étiez. Est-ce dû à la somme des compétences entre un défenseur de NHL tel que Mark Streit et un attaquant de foot de 2e ligue du FC Nidau?
On peut voir ça comme ça. Mark Streit est l’ouvreur de portes et j’arrive ensuite. Notre nouvelle montre NHL PA, avec un cadre en puck recyclé, a plu. C’est une édition limitée, il y en a 300 – moins les 44 portées désormais par les champions. J’ai beaucoup négocié chez Breitling et j’ai appris que, parfois, il faut arrêter de discuter et savoir revenir à la table plus tard.
Votre prochain défi, c’est le Népal. Pouvez-vous nous en dire plus?
Norqain a de nombreux engagements en faveur du climat, mais Butterfly Help Project, qui offre une scolarité aux enfants de sherpas décédés dans l’Himalaya, me touche particulièrement. J’ai deux enfants et soutenir une école pour 50 enfants, c’est une action concrète. Chaque semaine ou presque, je sais si des enfants ne sont pas allés en classe et pourquoi. En juin, j’irai les rencontrer pour la première fois. Norqain est une jeune marque créée par des jeunes. On est tous nés avec ces préoccupations sur le climat. Si on ne s’engageait pas dans plusieurs actions pour améliorer notre monde, ce serait comme si on enlevait à Patagonia sa raison d’être. Mais ce n’est pas toujours la voie la plus facile. Par exemple, lors de notre labellisation Swiss Climate, nous avons découvert qu’un de nos fournisseurs italiens importait des pièces de Chine et nous y avons remédié.
La décision d’abandonner complètement les bracelets en cuir est aussi venue d’une préoccupation environnementale?
Pas directement. On a désormais des bracelets en caoutchouc végane et en tissu avec une surpiqûre en fil «tide» composé des plastiques jetés dans les océans. Pour moi, tuer des crocodiles ou d’autres animaux pour en faire des bracelets n’a pas de sens, même si je mange de la viande. Les premiers mois, nos fournisseurs ont dû surmonter le choc et trouver des alternatives.
Une erreur que vous pouvez mentionner dans votre parcours?
En 2018, je suis allé à Bâle avec rien d’autre que ma vision d’une marque indépendante suisse. Or il ne faut pas croire que les gens vont suivre votre idée s’il n’y a pas plus de concret.
Vous êtes très transparent à propos de votre famille. On voit notamment vos enfants et votre femme sur les réseaux sociaux à l’occasion du Family Day de Norqain. Pourquoi ce choix?
Ils font partie de l’histoire de Norqain. Mes clients au Japon ou ailleurs savent qui nous sommes. Je le fais aussi pour mes collaborateurs, qui font tous plus que leur boulot. Nous avons chacun des enfants et les mêmes préoccupations. D’ailleurs, le jour où on déménagera dans nos propres locaux, on mettra en place une crèche.
Avez-vous des contacts avec les géants de l’horlogerie de Bienne?
J’en connais certains, mais je suis un petit joueur à côté d’eux. On ne parle vraiment pas des mêmes volumes, même si notre croissance si rapide était inattendue.
En résumé, Ben Küffer, c’est une belle réussite, une jolie famille, des valeurs et vous avez même le temps d’aller jouer au foot avec les potes. Rassurez-nous, vous avez des défauts?
On me dit souvent que je suis toujours positif, et c’est vrai. J’essaie de voir la «big picture», car qui serais-je pour ne pas être heureux alors qu’il y a des problèmes tellement plus grands dans le monde? Quant au foot, c’est mon équilibre. Je redeviens Ben et pas Mister Norqain. Tous me connaissent depuis que j’ai 5 ans au FC Nidau. Mais oui, j’ai un défaut, je suis têtu. Mais c’est aussi aussi une qualité.
Septembre 2018
Fondation de Norqain à Nidau (BE) avec trois personnes. Aujourd’hui, ils sont 30 à Bienne et 50 dans le monde avec 179 points de vente.
Mars 2020
Fermeture de tous les magasins avec le covid. «En une semaine, on a lancé une opération e-shop dans laquelle 20% du prix de vente d’une montre Norqain allait aux petits commerces régionaux et 10% aux détaillants Norqain.»
Novembre 2022
Chronométrage du marathon de New York, Norqain s’affiche sur les écrans de Times Square.