Annabel Brourhant qualifie son mari de «grand enfant». Quelques instants plus tard, elle lâche le terme de «fou furieux», toujours avec la même tendresse dans la voix. On lui demande des précisions. Il bouillonne d’idées, raconte-t-elle. Et il n’attend jamais pour passer à l’action. Lorsqu’il s’agit d’ouvrir un nouveau marché à l’autre bout du monde. Ou de concrétiser un projet de vacances. La vie est trop courte pour la perdre à ne pas s’amuser.
En seize ans, Olivier Brourhant a bâti le groupe Mantu, une entreprise de conseil en technologie basée à Genève et présente dans 60 pays avec plus de 10 000 collaborateurs. Chiffre d’affaires annoncé pour 2023: 810 millions d’euros. Ce succès laisse ses concurrents pantois. «Je ne parviens toujours pas à comprendre la rapidité de cette expansion, lâche l’un d’eux. C’est bluffant.»
Une croissance organique et sans l’appui de fonds d’investissement, contrairement aux pratiques du secteur. Olivier Brourhant tient mordicus à son indépendance. Pas question non plus d’entrer en bourse. Il détient 60% des parts de Mantu. Le reste est réparti entre son numéro deux, Jean-François Thunet (10%), et le management (30%). Mais quels sont donc les ressorts du modèle Mantu?
Nous rencontrons Olivier Brourhant dans le restaurant d’un hôtel genevois. L’entrepreneur n’est pas du genre à se contenter d’un sandwich pour le déjeuner, il devient poète quand on lui sert de la purée de pommes de terre maison et qu’il évoque, dans la même phrase, celle du légendaire Marc Veyrat, un ami. « J’aime bien manger, sourit-il. Je suis un bon vivant.» Il précise qu’il fait six à sept heures de vélo par semaine et qu’il part dans quelques jours pour une montée du mont Ventoux. Il renoncera au dessert. «Il faut savoir choisir ses combats.»
La naissance des sociétés de conseil
Pour nous expliquer sa stratégie, Olivier Brourhant commence par la description des divers métiers du conseil. Un peu d’histoire: à l’origine, les sociétés de conseil offraient un service de contrôle et de certification des comptes. Fortes des connaissances financières sur leurs clients, elles se sont lancées dans le conseil en stratégie – c’est l’émergence des McKinsey, Bain ou encore Boston Consulting Group. Dans les années 1960, avec l’avènement des ordinateurs mainframe naissent les sociétés de conseil informatique avec le Français Serge Kampf, fondateur de Sogeti puis de Capgemini, dans le rôle du pionnier. A la même époque, avec l’importance croissante des ressources humaines, le groupe Manpower et Adia Interim (aujourd’hui Adecco) s’imposent dans le recrutement et le travail temporaire.
Quelque temps plus tard, avec Altran, notamment, les Français prennent aussi le leadership du conseil en technologie et en ingénierie. Autre métier, des géants comme Publicis appuient les multinationales dans tout ce qui touche à la communication, au marketing et à la publicité. Avec l’internet, c’est l’apparition des agences web. Et plus récemment celle de sociétés expertes en réalités virtuelle ou augmentée, intelligence artificielle générative… En attendant l’arrivée de l’informatique quantique. L’Europe compte actuellement 1,8 million de sociétés de conseil. Un marché fragmenté où de petites structures côtoient les grands groupes bien établis (Accenture et ses 760 000 collaborateurs, les Big Four...).
Vision à contre courant
Olivier Brourhant a d’emblée voulu réunir sous le même toit l’éventail complet des métiers du conseil et opérer à l’échelle globale. Un pari un peu fou. «Mais c’est ce que demandent les clients aujourd’hui, si on les écoute», répond l’entrepreneur. Et tant pis si cette vision va à l’encontre du dogme de la spécialisation. «Combien de fois ne m’a-t-on pas répété que je faisais n’importe quoi.» Un souvenir marquant: peu après le lancement de son entreprise, pendant la crise des subprimes, le refus de Credit Suisse de lui avancer l’argent des salaires. «Nous avions un découvert de 1000 francs seulement. Rien n’y a fait. J’ai dû sortir 1 million de ma poche sur l’année.»
Leadership naturel
L’entrepreneur répète volontiers qu’il abhorre le risque. Ça n’est pas une figure de style. Et même s’il prend ses décisions de manière hyper-rapide, il le fait de manière calculée. En ingénieur. Né à Montpellier en 1974, il déménage à Lyon quand il a 7 ans et se considère donc comme Lyonnais. Originaire de la Réunion, son père est ingénieur, comme lui plus tard. De sa mère, il dit qu’elle lui a sauvé son bac (il obtiendra d’excellentes notes au final) en l’enfermant dans sa chambre pour le forcer à réviser. C’est que le lycéen a d’autres intérêts. Passionné de babyfoot, il participe d’ailleurs aux Championnats de France de la discipline. Il est aussi un développeur précoce, lui qui a reçu son premier Commodore 64 à l’âge de 8 ans.
S’il entre à l’INSA, une prestigieuse école d’ingénieurs lyonnaise, ce n’est pas en rêvant de jouer les Steve Jobs ou les Bill Gates. Il passe beaucoup de temps à organiser de grands événements. Il est l’un des responsables des 24 heures de l’INSA, le rassemblement étudiant le plus important de France, avec 100 000 participants. Il développe alors, grâce à ses expériences dans la vie associative, ce qui fera l’une de ses forces: une capacité exceptionnelle à rassembler et à motiver les équipes. Ajoutez à cela une énergie qui sort de l’ordinaire. Son ami Pierre Chappaz, fondateur de la société Kelkoo et de Teads, leader de la vidéo publicitaire en ligne, souligne: «c’est à se demander s’il n’a pas avalé une pile nucléaire quand il était petit.»
En mars 1996, Olivier Brourhant rencontre Annabel, sa future épouse, alors journaliste et présentatrice de l’émission Planète Campus pour la chaîne de télévision régionale Télé Lyon Métropole. «Elle était de cinq ans plus âgée que moi, raconte Olivier Brourhant, elle gagnait bien sa vie. C’est elle qui assurera financièrement lorsque j’ai fait mon MBA à l’Ecole de management de Lyon.» Et d’ajouter avec un sourire: «La preuve qu’elle ne m’a pas épousé pour mon argent.» Ses débuts dans le monde du conseil, il les fait par le biais de la Coopération du service national à l’étranger (CSNE) lors d’un stage de seize mois à Bruxelles, au sein du groupe Altran, alors en pleine expansion. Il y restera d’ailleurs quelque temps, puisqu’il est ensuite recruté par le groupe Alten, un autre poids lourd du conseil en technologie, pour développer ses activités en Belgique puis à l’international.
Une stratégie payante
L’ambition d’aller plus vite et plus loin, de «scaler» d’emblée une offre complète de prestations «à 360 degrés» pousse bientôt Olivier Brourhant à créer, avec plusieurs associés, la société Amaris – elle reste le poids lourd de la galaxie Mantu. Les premières années, le groupe enregistre des taux de croissance stratosphériques, stabilisés aujourd’hui autour de 35-40%. L’un des secrets de la réussite initiale: accepter les mandats refusés par des concurrents plus établis en raison des faibles montants en jeu ou parce qu’ils impliquent, justement, de suivre le client dans des pays lointains et d’y installer des bureaux. Par exemple en Chine dès 2013, mais aussi aux Etats-Unis, au Japon, au Brésil… Et au Vietnam dès 2015, où le groupe Mantu emploie plus de 400 personnes. Une économie qui a profité de la politique anti-covid de son voisin et des inquiétudes provoquées par la dérive autoritaire de Xi Jinping. Les ingénieurs recrutés au RMIT, une université privée sise à Hanoï, à Saigon et à Danang, valent bien ceux des grandes écoles françaises ou des écoles polytechniques fédérales (EPF), ajoute Olivier Brourhant. «Je suis fasciné par l’importance donnée à la formation et les sacrifices consentis par les Vietnamiens pour envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles.»
Résilience à toute épreuve
La curiosité, voilà bien ce qui distingue le CEO du Mantu. Un attrait pour les autres cultures, une envie de comprendre. Et de s’amuser en le faisant. N’empêche: les débuts ont été rudes. «Pendant un an, je n’ai pas vu ma fille Charlotte, notre dernière, née au moment où nous lancions l’entreprise.» Annabel a laissé de côté son métier de journaliste pour s’occuper de leurs quatre enfants. En 2014, elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein, opte pour une mastectomie… à la condition qu’elle puisse remonter à cheval dans les trois semaines après l’opération. Peu encline à s’apitoyer sur son sort, elle fonde, trois ans plus tard, l’association Hope, qui vise à aider les femmes atteintes comme elle d’un cancer à se reconstruire par l’art-thérapie et l’équithérapie. Le couple traverse cette épreuve sans paraître douter de trouver encore et toujours des solutions. Une capacité de résilience qui cimente le clan familial et nourrit chez la génération montante le même désir de mener sa vie tambour battant. L’aîné, Arthur, 23 ans, nous dira d’ailleurs qu’il se voit bien en serial entrepreneur une fois ses études dans une grande business school française terminées. Le stakhanovisme de ses parents ne l’a pas dégoûté.
Mais revenons à la saga du groupe Mantu et à la vague qui le porte. Son positionnement est communiqué désormais dans une novlangue managériale, qui a l’avantage d’être claire et que nous nous abstiendrons donc de traduire. Les différentes marques du groupe couvrent ainsi quatre champs de pratiques: leadership advocacy, technology, digital marketing & experience, total talent management… C’est simple, nous explique Olivier Brourhant, les changements technologiques sont si rapides que les entreprises, même les plus grandes, ne peuvent plus tout faire à l’interne. Un chiffre révélateur: 35% des innovations en moyenne sont assurées par des sociétés comme Mantu. Qu’il s’agisse de réduire la consommation d’un smartphone, de numériser les plans des montres d’une marque horlogère ou de développer des moyens de micro-paiement pour un géant (suisse) du commerce de détail. En l’occurrence, trois exemples de mandats exécutés par les équipes du groupe genevois. Et Olivier Brourhant de poursuivre sa démonstration: dans l’industrie automobile, le temps de développement d’un nouveau modèle est passé de sept ans à dix-huit mois. Une Tesla – est-ce un ordinateur ou une voiture? – requiert les compétences d’un ingénieur en mécanique, mais aussi celles d’un expert en intelligence artificielle. Pour lancer une nouvelle ligne de production dans un pays lointain ou pour s’initier au métaverse, mieux vaut souvent engager des équipes externes rodées et mobilisables en mode parachutistes plutôt que de plomber son pay roll.
Pari sur la jeunesse
C’est son art de la simplification qui permet à Olivier Brourhant de définir sa vision, mais aussi de la communiquer. Et comme le groupe Mantu est à la fois «une machine à recruter», pour reprendre son expression, et une entreprise capable de former rapidement les centaines, voire les milliers de nouveaux talents qu’elle engage chaque année, on comprend l’importance de cette qualité, couplée à des outils informatiques performants. «Ce n’est pas compliqué, poursuit l’entrepreneur, il suffit de mettre la bonne personne au bon endroit au bon moment et de la laisser faire.»
La moyenne d’âge du top 200 de l’entreprise? Légèrement au-dessous de 30 ans. Les arguments pour séduire la jeune génération? «Quand vous entrez chez Mantu, vous savez que vous pourrez, en quelques années, accumuler des expériences dans quatre ou cinq pays et prendre rapidement des responsabilités.» Les salaires? «Nous ne donnons pas dans la surenchère.» Un indicateur, le chiffre d’affaires par employé: il est de 82 000 euros chez Mantu. Une moyenne supérieure à celles des mastodontes du secteur (Accenture, Capgemini), mais inférieure à celle d’un McKinsey. Et si l’entrepreneur parie sur la jeunesse, c’est parce qu’elle est mieux armée pour aider les entreprises à se projeter dans l’avenir. Voilà sa conviction. Et quand on interroge ses équipes sur ce qui distingue leur patron d’autres managers du même âge, ils répondent, comme Bruno Febvret, 33 ans, qui gère pour Olivier Brourhant le fonds de capital-risque Aonia Ventures: «Il vous laisse parler et vous écoute lorsqu’il ne sait pas, plutôt que de faire semblant.» Sur la réputation d’esclavagisme des entreprises de conseil et l’impossibilité d’y trouver un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée, le PDG de Mantu est très clair: son groupe se doit d’offrir à chacun un mode de travail qui lui convient. Mais la méritocratie reste une valeur cardinale: celles et ceux qui s’engagent à fond auront des promotions plus rapides et des bonus sans doute plus conséquents que ceux qui travaillent à temps partiel. C’est mathématique!
On en revient d’ailleurs toujours à la question du sens et du rôle de l’entreprise dans la société. Et nous voilà repartis pour une nouvelle mise en perspective historique. Les empires, résume Olivier Brourhant, ont régi le monde jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’Etat-nation a dominé une bonne partie du XXe siècle. «Mais pour les jeunes d’aujourd’hui, ce sont les entreprises qui sont les acteurs du changement», affirme-t-il. Et celles qui veulent attirer les meilleurs talents se doivent d’être claires sur leur mission. A travers son cabinet de conseil WEMEAN, le groupe offre d’ailleurs à ses clients, comme Orange ou Yves Rocher, par exemple, de les aider à la définir et à la mettre en œuvre. Olivier Brourhant et ses collègues ont d’abord fait l’exercice pour eux-mêmes: «La raison d’être de Mantu est de faire émerger la prochaine génération de pionniers responsables.»
1974
Naissance à Montpellier. Scolarité et études à Lyon. Diplôme d’ingénieur à l’INSA, puis MBA de l’Ecole de management de Lyon.
1996
Rencontre avec sa future épouse Annabel avec qui il aura une fille et trois garçons. Elle est la fondatrice et codirectrice de l’association Hope.
2007
Fondation d’Amaris, un groupe rebaptisé Mantu («conseiller» en sanskrit) douze ans plus tard. Le groupe rassemble aujourd’hui une dizaine de sociétés différentes, dont Amaris Consulting.