La mobilité électrique s’envole, avec comme corollaire un marché des bornes de recharge pour véhicules électriques (VE) qui se développe à grande vitesse. Concepteurs de bornes, gestionnaires de réseau électrique, consultants en mobilité électrique, assureurs, vendeurs de voitures ou de batteries et sociétés pétrolières, tout le monde veut sa part du gâteau. Et celui-ci est gigantesque.

«La compétition est intense, certes, mais il y a de la place pour tous les acteurs et il en faudra beaucoup pour répondre à la feuille de route de l’OFEN, l’Office fédéral de l’énergie», observe Jacques Demont, ex-directeur général de Tesla France, désormais membre du conseil d’administration d’Eve Car Plug, un fournisseur d’équipement de mobilité. Existe-t-il des subventions à la pose d’une borne électrique? Quelle borne est la plus adaptée à mon bâtiment? Quels coûts pour un véhicule électrique? Voilà les questions auxquelles sa société, implantée à Crissier, tente de répondre. Une chose est sûre: d’ici à dix ans, le paysage de l’e-mobilité va complètement changer. Dès lors, à quoi faut-il s’attendre? En préambule, voici un rapide état des lieux en Suisse.

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

Le TCS tire la sonnette d'alarme

Aujourd’hui, l’OFEN estime à 2,8 millions le nombre de véhicules électriques en circulation. Le marché est divisé entre les bornes privées, estimées à plus de 100 000, et les bornes publiques, environ 10 000 recensées sur le site je-recharge-mon-auto.ch. Le potentiel de développement est énorme, que ce soit sur la place publique ou auprès des propriétaires d’immeubles. Massimo Gonnella, porte-parole du TCS, tire toutefois la sonnette d’alarme: «La situation est critique pour les stations de recharge, surtout dans les immeubles locatifs et les copropriétés. Swiss eMobility prévoit qu’en 2030, en Suisse, le parc de voitures de tourisme devrait compter 50 à 60% de véhicules électriques.»

Des projections qui expliquent notamment la prise de position du TCS et les débats au parlement sur le montant des subventions. «Le TCS estime que les investissements de 30 millions par an annoncés par le Conseil fédéral afin d’augmenter l’infrastructure de recharge dans les immeubles privés, sur les lieux de travail et sur les axes de communication sont insuffisants, s’inquiète Massimo Gonnella. Les calculs effectués par nos experts indiquent que si on ne prend que les immeubles locatifs et les copropriétés, il faudrait des investissements de 90 millions par an afin de répondre à la demande de la population de s’équiper avec des stations de recharge.»

Même son de cloche chez François Randin, fondateur de Green Motion et d’Evpass, qui cite en exemple d’autres pays: «Nous venons d’installer 500 bornes dans un immeuble de 2000 personnes à Tel-Aviv. Implanter plusieurs centaines de bornes est devenu un standard dans bien des pays qui subventionnent l’e-mobilité.» En Suisse, la subvention n’est pas (encore) la règle et varie selon les cantons.

Des bornes oui, mais quelles bornes? C’est là que les choses se corsent. Comment les vendeurs de bornes parviennent-ils à se démarquer et surtout comment faire le tri entre les projections technologiques – certains n’hésitent pas à parler de fake news ou de mythe – et la réalité de 2023?

LA BORNE BIDIRECTIONNELLE

Le meilleur exemple se matérialise dans la borne bidirectionnelle. C’est la technologie dont tout le monde rêve: rentrer le soir à son domicile, brancher son véhicule aux batteries chargées en journée grâce à des panneaux photovoltaïques. La borne diffuse directement l’énergie du véhicule dans le réseau (grid), permettant ainsi d’être autonome à la maison. On appelle ça le «vehicle to grid» (V2G).

«C’est un mythe! Le «vehicle to grid», j’en fantasme, certaines bornes sont bidirectionnelles, mais la technologie est à l’état de laboratoire et ne sera pas disponible en Suisse avant des années. D’ici à deux ans, on verra le «vehicle to building» (V2B), à savoir qu’une batterie de la taille d’une télévision ou d’une cabine téléphonique servira de réservoir d’énergie à votre domicile», explique François Randin.

Pourtant, des compagnies comme Sun2wheel proposent déjà ce système sur leur site web avec la borne Two-way. La Quasar de Wallbox, marque hispano-chinoise maintes fois récompensée, est également sur ce créneau, signalant tout de même que c’est «selon son fournisseur d’énergie». Jacques Demont voit d’un bon œil ce développement, mais reconnaît que les électriciens ne sont pas prêts à installer de telles bornes et que leur prix est bien supérieur à celui des modèles standard.

Précurseur dans le marché des bornes électriques en Europe, François Randin revient sur les obstacles entravant la mise en application des bornes bidirectionnelles. «Evpass propose du bidirectionnel. Nous avons fait la démonstration en décembre 2022 à Y-Parc de la faisabilité du processus en vidant la batterie d’une Nissan Leaf dans des batteries de réserve (V2B). Pour y parvenir, j’avais toute une équipe de R&D sur place! Je le répète, on n’est pas capable aujourd’hui de réinjecter par ce biais de l’électricité directement dans notre lieu d’habitation. On doit passer par une batterie extérieure et, là aussi, le protocole IEC (International Electrical Commission) n’est pas encore ouvert au public», assure-t-il. Ce système, dit aussi «reverse», use également plus rapidement les batteries. Selon lui, le V2G prendra dix ans à se mettre en place.

Romandie Energie, par l’intermédiaire de sa porte-parole Michèle Cassani, confirme: «La technologie est prometteuse mais a encore besoin de temps, principalement du côté des fabricants de voitures. A l’heure actuelle, un nombre limité de modèles est compatible «grid to ready». Lorsque ce sera possible, cette énergie, qui alimentera aussi les foyers, sera beaucoup plus durable du point de vue écologique et à terme aussi économiquement plus rentable.» En effet, sachant que le prix de l’électricité varie selon les heures de la journée, il sera intéressant d’utiliser sa batterie plutôt que le réseau aux heures de forte consommation, soulignent plusieurs vendeurs du système V2B.

LE TEMPS DE CHARGE

Le temps de charge fait aussi couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui, il existe des bornes lentes (AC, > 20kW) et des bornes rapides (DC, 150 kW en général). Le TCS fait un constat intéressant: «A l’étranger, les supermarchés installent de plus en plus de stations de recharge DC, alors qu’en Suisse ce sont plutôt des recharges lentes (AC).» Une explication avancée est la capacité de l’infrastructure à fournir suffisamment de puissance en même temps. On préférera ainsi poser dix bornes AC plutôt que trois DC. Mais le débat ne fait que commencer (lire encadré).

La vraie évolution est dans le «load balancing» ou répartition de charge. Très connue du monde informatique, cette méthode de répartition d’un ensemble de tâches sur plusieurs ressources est directement appliquée aux bornes électriques. «Ce système gère et répartit la puissance en fonction de votre arrivée, de la production d’énergie, de qui vous êtes… Evpass a développé il y a cinq ans un modèle de «load balancing» avec des spécialistes algorithmiques. Il permet de prioriser certaines voitures», ajoute François Randin. «L’accès à l’électricité, c’est le nerf de la guerre et si on veut 2 millions de bornes en Suisse, on va devoir trouver des solutions pour soutenir le réseau électrique.»

Du côté de Romandie Energie justement, on commercialise Click & Charge, un prééquipement pour les parkings et les immeubles dont le but est d’optimiser les fortes demandes en électricité et ainsi d’équilibrer la charge du réseau. Un produit dont la demande a quadruplé l’an dernier. Le gestionnaire de réseaux signale tout de même «que, au-delà du renforcement de notre réseau, les enjeux de l’approvisionnement devraient inciter la société à la sobriété et à l’efficience énergétique».

LES UTILISATEURS

La guerre des bornes passe aussi par l’expérience utilisateur. A ce sujet, le constructeur Tesla a un coup d’avance avec un système de reconnaissance de la voiture qui déclenche automatiquement la charge. Plus besoin de s’identifier à la borne. L’autocharge («plug & charge») est désormais aussi possible avec les bornes Fastned, Electra ainsi que d’autres marques à venir. Quant à la réservation de la borne, un atout de la marque d’Elon Musk, d’autres acteurs y viennent également. Cette fonctionnalité n’est cependant pas une priorité en raison du nombre croissant de «no show» à la station de recharge.

Les spéculations sur de nouvelles applications vont bon train. Parmi celles-ci, on trouve le partage des bornes entre particuliers – un projet pilote est mené par l’Ecole polytechnique de Milan –, la recharge «vehicle to vehicle» (V2V) permettant d’utiliser la voiture voisine comme chargeur et enfin, plus futuriste, la charge sans contact pour les véhicules autonomes. De quoi assurément continuer à alimenter le grand marché des bornes électriques.

 

Borne rapide ou lente, telle est la question

La scale-up française Electra investit 180 millions pour conquérir les marchés suisse et autrichien. Son créneau: multiplier les bornes ultrarapides, soit entre 100 kW et 400 kW. A l’heure actuelle, seuls quelques véhicules (Tesla, Porsche et Audi) acceptent une forte puissance avec un plafond à 250 kW. Par ailleurs, comme plusieurs constructeurs de bornes le confirment, la charge ultrarapide fatigue actuellement davantage les batteries.

Mais qui ne rêve pas de charger son véhicule électrique en dix minutes? En Europe, la concurrence est forte entre les bornes Tesla, Fastned et Electra. Cette dernière a entamé son déploiement en Suisse cette année, notamment en Valais, à Lausanne et à Genève. Aurélien de Meaux, CEO d’Electra, relève: «Nous prévoyons 150 stations d’ici à 2026. Chacune comptant quatre ou cinq points de recharge, cela représente 750 points de charge publics ultrarapides.»

Le réseau électrique le supportera-t-il? Tesla ou la start-up zurichoise Gofast Swiss sont déjà sur ce créneau et ça fonctionne. Jacques Demont, l’ancien DG de Tesla France, reste cependant sceptique: «Ce n’est pas une solution d’avenir en raison de la surcharge du réseau et surtout de la capacité des véhicules à absorber une telle puissance.» Par ailleurs, les fabricants de batteries travaillent à augmenter la capacité de stockage des batteries et à diminuer leur poids.

Qui sont les leaders du marché?
François Randin, Evpass

François Randin, le fondateur d'Evpass, créée en 2016.

© DR

Avec plus de 3115 bornes publiques, Evpass, rachetée par Shell en février, occupe 34% du marché suisse. Elle devance Swisscharge (19%), soutenue par le TCS, et Move (16%), fondée par Alpiq, Ewb, Groupe E et Primeo Energie. Derrière, plus d’une quinzaine de sociétés vendent également des bornes. A noter qu’Evpass, start-up lausannoise fondée en 2016 par François Randin (photo), est née du succès de Green Motion, concepteur des premières bornes électriques installées en Suisse, société lancée en 2009 également par François Randin.

«Il y avait 43 véhicules électriques immatriculés en Suisse lors de la création de Green Motion. Nous avons installé le premier appareil à l’EPFL», se souvient-il. Il y a deux ans, ce précurseur a vendu Green Motion à Eaton, fabricant britannique de batteries.

«Nos bornes sont désormais installées dans le monde entier. Eaton, c’est 175 pays, plus de 20 milliards de chiffre d’affaires en 2022 et 100 000 collaborateurs, note le Morgien. Le marché n’a pas beaucoup plus d’acteurs aujourd’hui qu’en 2018, mais ce qui a changé, c’est l’accélération des immatriculations des VE. Aujourd’hui, c’est une immatriculation sur quatre et on parle d’une sur deux d’ici à 2026.»