Depuis peu, on peut voir des objets précieux d'une rareté exceptionnelle chez Bucherer, au troisième étage de la Bahnhofstrasse 50 à Zurich. Et si l'on est assez fortuné, on peut aussi les acheter: un tableau de Le Corbusier par exemple (prix sur demande), une pochette à main rose en cuir croco de Chanel à plus de 20 000 francs ou des vins célèbres, du Château Mouton Rothschild au Sassicaia.
Sans oublier, bien sûr, des montres rares, notamment, pour 433 300 francs, un calendrier perpétuel de Patek Philippe.
Cette offre exclusive est une petite sensation. Elle est le résultat d’un partenariat entre Bucherer et Sotheby's. C’est la toute première boutique de la maison de vente aux enchères.
Il y a encore peu de temps, une telle association aurait fait des vagues, d'autant que Sotheby's est lui aussi un géant avec ses sept milliards de francs de chiffre d'affaires. Mais médiatiquement, la nouvelle s'est presque noyée dans l’annonce qui avait déferlé comme un tsunami dans le secteur: le rachat de Bucherer par Rolex.
On s'en est frotté les yeux. Le plus grand détaillant de montres et de bijoux avalé par la plus grande marque horlogère. Un deal des superlatifs et une grande décision dans la vie de deux hommes: le président de Bucherer Jörg Bucherer et le CEO de Rolex Jean-Frédéric Dufour.
Cette transaction aura des conséquences importantes pour les deux entreprises, pour la concurrence, pour la branche et pour la clientèle. Ce rapprochement n'est toutefois pas une surprise. Et ce n'est surtout pas une action précipitée.
Tout indique au contraire que l'opération était prévue de longue date. Rolex et Bucherer ont une histoire de dépendance mutuelle qui s'est développée au fil du temps. Bucherer a été l'un des premiers horlogers à intégrer Rolex dans son assortiment en 1924 et est aujourd'hui le plus grand distributeur de Rolex au monde.
Une règle générale veut que les revendeurs officiels de Rolex réalisent au moins 50% de leur chiffre d'affaires avec les montres Rolex. Dans une analyse, la banque d'investissement Morgan Stanley arrive à la conclusion que Bucherer contribue pour sa part à près de 10% du chiffre d'affaires de Rolex.
La transaction n'a pas surpris les experts du secteur. «C'était la chose la plus naturelle du monde», déclare par exemple Jean-Claude Biver, figure éminente de la branche. Un initié, qui ne souhaite pas être nommé, est du même avis: «Rolex et Bucherer vivaient jusqu'à présent en concubinage. Maintenant, ils se sont officiellement mariés.»
Rolex explique cette acquisition de manière un peu plus feutrée. Il s'agit, selon le communiqué, de maintenir «un partenariat étroit», les deux entreprises travaillant côte à côte depuis bientôt un siècle, elles ont contribué à leur succès et à leur croissance mutuels.
Selon les estimations de Morgan Stanley, Rolex a vendu 1,2 million de montres en 2022 pour un chiffre d'affaires de 9,3 milliards de francs. Elle emploie 9000 personnes en Suisse et plus de 14 000 dans le monde. Bucherer possède près de 100 sites en Europe et aux Etats-Unis, réalise un chiffre d'affaires d'environ 2,5 milliards de francs et emploie quelque 2000 personnes.
Une discrétion légendaire
Il est clair que la reprise de Bucherer a été soigneusement et longuement préparée. Mais on ne sait pas comment elle s'est concrétisée, qui l'a initiée, quels ont été les points cruciaux et on ne le saura probablement jamais. Car les deux entreprises se ressemblent comme deux gouttes d'eau sur un point: leurs patrons sont d'une discrétion légendaire. On dit de Jörg Bucherer qu'il est plus facile d'obtenir un entretien avec le pape qu'avec lui. Idem pour le patron de Rolex. Jusqu'à présent, il ne s'est exprimé qu'une seule fois en public, mais uniquement en tant que président du salon horloger Watches & Wonders. Il n'a pas dit un mot sur Rolex.
Le silence est un luxe que les deux parties peuvent se permettre. Bucherer est une entreprise familiale et Rolex appartient à la fondation Hans Wilsdorf. Concernant la transaction, les parties se sont mises d'accord pour contrer les immanquables questions avec la formule suivante: «tout ce qu'il y a à dire se trouve dans le communiqué de presse».
L'avocat lucernois et confident de Bucherer Urs Mühlebach s'y tient également. Il siège au conseil d'administration de l'entreprise et était à la table des négociations pour le compte du patron. C'est en tout cas ce qui ressort d'une recherche publiée par le portail juridique allemand JUVE. Du côté de Bucherer, KPMG a également été impliqué pour la due diligence et les questions fiscales, ainsi que deux autres cabinets. Rolex aurait uniquement fait appel au cabinet genevois Lalive, qui conseille habituellement l'horloger sur les questions de droit des marques.
Une réponse standard a également été donnée par le passé à la question de savoir ce qu'il adviendrait de Bucherer si l'unique propriétaire venait à disparaître: «Il existe une solution. Et celui qui doit la connaître la connaît.» Cela signifiait-il déjà à l'époque une vente à Rolex?
En tout cas, il y avait déjà des spéculations à ce sujet. Bucherer, il faut le savoir, a été coté à la bourse SIX de Zurich entre 1986 et 2000, ce qui, curieusement, n'est pas mentionné dans la chronique officielle de l'entreprise. En 2000, Jörg Bucherer a racheté les titres avec une forte prime et a reprivatisé son entreprise. Dès que la décotation a eu lieu, la rumeur a couru que Rolex s'était assuré le droit de préemption sur ces titres.
Favori pour reprendre la direction de Rolex
Jusqu'à la vente à Rolex, Jörg Bucherer était l'unique propriétaire. Représentant de la troisième génération, il dirige la société depuis 1977. Il est l'architecte d'une expansion sans précédent: 37 sites en Europe, dont 15 en Suisse, 13 en Allemagne, une boutique phare à Vienne et à Paris, trois magasins à Copenhague et quatre à Londres. En 2018, Bucherer est devenu le «plus grand détaillant de montres et de bijoux au monde», selon une auto-évaluation à peine contestée, avec le rachat du détaillant de montres de luxe américain Tourneau.
Aujourd’hui âgé de 87 ans, Jörg Bucherer n'a pas de descendance. En vendant à Rolex, il a assuré la sécurité de l'œuvre de sa vie de la manière la plus fine qui soit. Les deux à quatre milliards de francs qu'il a encaissés pour cela ont été versés à sa fondation, suppose-t-on. Celle-ci a été créée il y a deux ans et porte le nom de ses parents, Ernst et Monika Bucherer. Elle est présidée par l'avocat lucernois Walter Fellmann.
D’un point de vue économique, cette transaction est cohérente pour le patron de Rolex Jean-Frédéric Dufour. CEO depuis 2015, il est connu pour son ambition. Dans sa vie privée, cela lui vaut la réputation d'être un excellent navigateur, skieur et golfeur. En affaires, il est respecté en tant que manager d’une entreprise internationale de premier plan. Titulaire d’un diplôme HEC et appartenant à une famille genevoise honorable, il a fait toute sa carrière dans l'industrie horlogère, à l'exception d'un bref passage chez Pictet à Hong Kong. Il est passé par Chopard, puis Ulysse Nardin, Blancpain et à nouveau Chopard. En 2009, il devient CEO de Zenith, qui appartient au groupe de luxe français LVMH. Il a insufflé une nouvelle vie à la marque du Locle (NE) en se concentrant sur l'aspect horloger plutôt que sur le glamour et la jet-set.
Son parcours et son appartenance à la haute société genevoise ont fait de lui le favori de Bertrand Gros, président influent de longue date de Rolex, lorsque celui-ci était à la recherche d'un nouveau patron.
Pour des raisons d'âge, Bertrand Gros a cédé sa place à son vice-président, l'héritier de Bongénie-Grieder Nicolas Brunschwig, une ancienne bonne connaissance de Jean-Frédéric Dufour.
Pas de décisions hâtives
Le dirigeant de Rolex, aujourd'hui âgé de 56 ans, a repris une entreprise puissante qu’il a su faire fructifier. Sous son règne, le chiffre d'affaires est passé de quatre à plus de neuf milliards de francs. La production dépasse le million de montres par an. Sa politique d'assortiment a notamment permis d'augmenter massivement la désirabilité des produits: selon le concurrent de Bucherer, Watches of Switzerland, il y avait en 2014 des listes d'attente pour 10% des modèles Rolex, contre 100% aujourd’hui. La demande de montres Rolex devance largement l'offre. C’est pourquoi la marque augmente ses capacités. En décembre dernier, elle a acquis un terrain à Bulle (FR) pour y construire un nouveau site de production. Cela coûtera environ un milliard de francs et créera 2000 emplois. Le premier coup de pioche vient d'être donné, la construction de l'usine devrait être terminée en 2029.
Rolex - et cela prouve que le rachat de Bucherer a été préparé depuis longtemps - ne se laisse jamais pousser à prendre des décisions rapides. Le succès de la firme genevoise est au contraire lié à une persévérance à la limite de l'entêtement et à une réflexion sur le long terme: on suit résolument sa voie, on prend le temps qu'il faut pour tout et on ne se laisse pas distraire par les modes.
Par exemple, la marque a très tôt reconnu que les montres à quartz n'avaient pas d'avenir dans le segment du luxe. Rolex a joué un rôle déterminant dans le développement du calibre à quartz suisse Beta 21 et a également élaboré une petite série avec ce mouvement, mais s'est ensuite cantonnée à la mécanique, là où d'autres marques se sont empêtrées dans toutes sortes d'expériences à quartz. La haute horlogerie est également restée en dehors de la marque genevoise, à de très rares exceptions dans les premiers temps. Rolex ne construit pas de tourbillons, de répétitions minutes ou de calendriers perpétuels.
En revanche, elle travaille continuellement sur les moindres détails, en modifiant légèrement une couleur ou la taille d'une montre. Avec une obsession extrême, Rolex se penche sur les mouvements, la couronne, les cadrans, les verres, les bracelets, les matériaux. Rien n'est laissé au hasard. Pendant des années, une équipe a par exemple travaillé à la maîtrise des reflets de la lumière sur le boîtier et le bracelet. Rolex parvient ainsi toujours à actualiser ses collections sans dévaloriser les anciens modèles. Par exemple, le mouvement du nouveau Cosmograph Daytona est visible à travers un fond en verre. Les fans sont tombés des nues.
Un grand potentiel
Une ligne claire traverse l'histoire de l'entreprise comme un fil rouge et porte ses fruits: Rolex est l'une des marques les plus respectées qui soient. «Il y a les montres, dit-on dans le secteur, et il y a Rolex.» Ces montres sont plus que de simples garde-temps, ce sont des symboles.
Depuis des décennies, Bucherer suit également son cours avec détermination. Dirigée depuis 2009 par le CEO Guido Zumbühl, en tandem avec Patrick Graf depuis 2016, elle est devenue le leader du commerce de détail horloger. Les premières succursales ont ouvert en Allemagne et en Autriche, avant l'inauguration, en 2013, du plus grand magasin de montres au monde à Paris. En 2017, Bucherer a racheté le détaillant britannique de montres de luxe The Watch Gallery, qui comptait six magasins à Londres, et en 2018, le leader américain Tourneau. L'entreprise compte aujourd'hui plus de 20 autres sites dans dix États des États-Unis, le marché le plus important pour les montres de luxe suisses, dont le légendaire TimeMachine de New York ou le TimeDome du Caesars Palace de Las Vegas.
Bucherer est un géant, Rolex est un géant: les deux se complètent parfaitement. Bucherer a besoin de chiffre d'affaires, Rolex l'apporte, Rolex a besoin d'un canal de vente, Bucherer le lui amène. Il n'est donc pas étonnant qu'il n'y ait pas eu de co-offreurs. «Le deal était sans alternative, dit un initié de la branche, tout le monde le savait.» Si Bucherer était passé à un autre propriétaire, par exemple au groupe LVMH, cela aurait été désagréable pour Rolex, le principal canal de vente étant dominé par la concurrence.
L'inverse est tout aussi vrai: on peut imaginer que les autres grands acteurs du marché, qui vendent également des montres par l'intermédiaire de Bucherer, n’apprécient que modérément l'affaire. D'abord parce que Rolex gagne de l'argent en vendant des montres Cartier, Tissot, TAG Heuer et d’autres chez Bucherer. Et deuxièmement, parce que les Genevois ont accès aux données clients de leurs concurrents. En tant que propriétaire de Bucherer, Rolex contrôle également un canal de vente du Swatch Group et de Richemont.
La concurrence garde son calme
Nick Hayek, CEO du Swatch Group, a jusqu'à présent pris les choses avec calme: «Nous félicitons Rolex pour cet achat qui était absolument prévisible», a fait savoir le groupe. La solution trouvée est «meilleure que la vente à un groupe étranger ou à une société de private equity». Richemont ne s'est pas encore exprimé sur la nouvelle situation. De leur côté, les petits fabricants se réjouissent. «Pour nous, c'est fantastique, dit l'un d'eux, Bucherer a besoin de toute la palette d'offres.» Cette confiance ne vient pas de nulle part: le chef de Rolex en personne a contacté les partenaires de Bucherer, les a informés de l'accord et les a en même temps rassurés: «Tout continue comme avant».
Avec un montant estimé à trois milliards de francs, Bucherer est la plus grande acquisition de l'histoire de Rolex. Elle crée de nouvelles opportunités pour les deux entreprises: Rolex est déjà l'un des fabricants de montres les plus intégrés verticalement, c'est-à-dire indépendants de tiers. «On pourrait couper l'électricité et l'eau à Rolex, l'entreprise continuerait à produire des montres», dit René Beyer, qui connaît parfaitement la marque: son entreprise horlogère zurichoise a toujours compté Rolex dans son portefeuille.
Avec Bucherer, Jean-Frédéric Dufour dispose désormais du dernier maillon de la chaîne de création de valeur. Il effectue ainsi un virage à 180 degrés dans sa stratégie: Rolex et Patek Philippe font jusqu'à présent partie des rares fabricants de montres de luxe n’ayant pas de contact direct avec la clientèle. Celui-ci est laissé aux partenaires sélectionnés, pour autant qu'ils respectent les directives de Genève. Les boutiques Rolex et les départements de vente des fournisseurs multimarques se ressemblent tous dans le monde entier. La marque dicte chaque détail. Et les employés autorisés à vendre des Rolex sont préalablement formés - et certifiés - par la firme genevoise.
Jean-Frédéric Dufour souligne que Bucherer restera autonome et que tout continuera comme avant. Jörg Bucherer deviendra président d'honneur. Et qui sera le nouveau président? Beaucoup d’acteurs de la branche parient sur Jean-Frédéric Dufour. On le saura lorsque les autorités de la concurrence auront autorisé le mariage.
Des conséquences pour les villes d’importance moyenne
Ce qui est déjà clair aujourd'hui, c'est que ce mariage entre deux géants ne sera en aucun cas sans conséquences à long terme. C'est ce que craint également un détaillant suisse, qui ne souhaite pas être cité nommément. Selon lui, il n'y aura pas de grands changements dans les petites villes, où Bucherer n'est pas représenté. Et dans les grandes villes, il y aura probablement encore de la place pour des vendeurs Rolex indépendants à côté de Bucherer. «Mais dans les villes moyennes, il peut très bien arriver que Rolex se limite à un seul point de vente, ce serait alors Bucherer.»
Morgan Stanley s'attend également à ce que Jean-Frédéric Dufour élague son réseau, estimé à 1800 détaillants agréés dans le monde, dont environ 40% sont des entreprises à magasin unique. Si la marque vendait elle-même toutes ses montres et encaissait la marge qu'elle accorde à ses détaillants officiels, soit en moyenne 35%, elle pourrait gagner un plus de 3,5 milliards de francs. Mais cela reste une pure spéculation: car pour vendre plus d'un million de montres dans le monde, Rolex reste tributaire de partenaires. Et une importante marge de progression existe: dans le vaste réseau international de succursales de l’entreprise lucernoise, toutes les boutiques ne vendent pas encore Rolex ou Tudor.
Quant aux deux autres grands revendeurs de Rolex, Watches of Switzerland et The Glass Hour, ils n'ont pas grand chose à craindre. Avec les premiers, Rolex est en affaires depuis à peu près aussi longtemps qu'avec Bucherer. Quant aux seconds, ils sont fortement implantés en Asie, où Bucherer ne compte pas de boutiques. Pour l’instant.
Cet article est une adaptation d'une publication parue dans Bilanz.
L'histoire de Bucherer
1888 Carl Friedrich Bucherer et sa femme Luise ouvrent le premier magasin de montres et de bijoux à Lucerne.
1919 Carl F. Bucherer lance la «Grande Dame», l'une des premières montres-bracelets by Bucherer.
1920 Les fils, Ernst et Carl Eduard, rejoignent l'entreprise.
1924 Ernst Bucherer intègre à son assortiment la marque Rolex de Hans Wilsdorf, encore inconnue à l'époque.
1977 Jörg Bucherer, fils d'Ernst Bucherer, reprend la direction et s'étend en Autriche dans les années 1980, puis en Allemagne dix ans plus tard.
1986 Cotation à la SIX Swiss Exchange à Zurich.
1989 Achat du groupe Juwelier-Kurz.
2000 Décotation de la SIX de Zurich.
2001 Fondation de Carl F. Bucherer en tant que manufacture horlogère indépendante.
2013 Ouverture de la plus grande boutique de montres et de bijoux au monde à Paris.
2016 Ouverture de la boutique de Copenhague, la plus grande boutique de montres et de bijoux de Scandinavie.
2017 Acquisition de l'horloger The Watch Gallery à Londres avec quatre boutiques.
2018 Acquisition de Tourneau, leader américain du marché des montres neuves et d'occasion, avec 28 magasins aux États-Unis, ainsi que de Baron & Leeds avec trois magasins à Hawaï et deux boutiques Rolex.
2019 Entrée dans le secteur des montres certifiées d'occasion (Certified Pre-Owned, CPO).
2020 Vente de la bijouterie Kurz, suppression de 370 postes en interne chez Bucherer.
2020 Réouverture du magasin phare TimeMachine à New York, transformé et rebaptisé Bucherer.
2023 Vente à Rolex.