Vous dirigez l’Agence spatiale européenne (ESA), vous êtes donc tous les jours occupé par l’univers. Qu’est-ce qui vous fascine?

C’est un rêve d’enfant absolu! J’ai grandi dans un village paysan et montagnard au Tyrol et j’avais 7 ans quand le premier alunissage a eu lieu. A cet âge, il est difficile d’imaginer comment on peut aller sur la Lune et en revenir.

Comment avez-vous résolu l’énigme?

(Rires.) J’ai interrogé mes parents. Pourquoi, comment? Mais ils étaient paysans de montagne et non physiciens et n’avaient donc pas les réponses. Agacé par mes questions, mon père m’a offert un livre. Il expliquait de manière vulgarisée le fonctionnement de l’alunissage avec des dessins et des illustrations. Le livre mentionnait même la vitesse de fuite nécessaire pour quitter l’attraction terrestre.

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Qui est de combien?

11,2 kilomètres par seconde.

Aujourd’hui, vous êtes assis dans le fauteuil du directeur de l’ESA. Mais il se trouve au sol et non dans l’espace.

J’irais volontiers dans l’espace, j’avais même posé ma candidature pour rejoindre les astronautes autrichiens. A l’époque, on recrutait pour un vol vers la station russe Mir. J’étais encore étudiant et je n’ai donc pas réussi à me qualifier. C’est un rêve, mais maintenant je suis trop vieux.   

Toujours est-il que vous travaillez en étroite collaboration avec les astronautes.

Oui et c’est vraiment agréable. Lorsque les astronautes de l’ESA reviennent de l’espace, ce qu’ils nous racontent est toujours unique. Pouvoir vivre et partager avec eux cette passion et cette fascination, c’est absolument génial.

L’un de ceux qui verra bientôt le monde d’en haut est Suisse, Marco Sieber.

Oui et nous en sommes très heureux! Cela dit, la Suisse n’a pas seulement un nouvel astronaute, elle est aussi un pays membre très fort au sein de l’ESA.

>> Lire aussi: Notre dossier sur La Suisse à la conquête du spatial

Vous voulez dire financièrement?

Aussi. La Suisse contribue à hauteur de 630 millions au budget, c’est le septième partenaire financier le plus important après l’Allemagne, la France ou l’Italie. Mais elle apporte surtout une expertise solide dans le domaine de l’industrie, de la science et de la technologie. La Suisse est excellente et innovante, mais aussi compétitive.

Et chère?

C’est un pays où les salaires sont élevés, la main-d’œuvre est donc chère. Lorsque nous lançons des appels d’offres et que des entreprises suisses se portent candidates, la concurrence est rude. Pourtant, elles remportent toujours des contrats.

Parallèlement, l’ESA fonctionne avec un retour sur investissement. Le montant versé par les Etats membres est en principe disponible pour le pays concerné lors des concours.

Certains pays gagnent plus, d’autres moins, c’est la base de la concurrence. La Suisse reçoit plus que ce qui lui est dû. Le facteur est actuellement de 103%. Cela montre qu’elle parvient à obtenir plus de commandes que prévu, malgré des coûts salariaux élevés.

Avec qui travaillez-vous en Suisse?

Très souvent avec Beyond Gravity (qui faisait autrefois partie de Ruag, ndlr). Il faut aussi mentionner le secteur académique. L’EPFZ, en particulier, est remarquable, nous y avons un petit centre ESA.

En parlant de recherche, l’ESA est très forte pour ce qui est de l’observation de la Terre et de l’environnement. Que fait-on dans ce domaine?

Exactement. Nous collectons et fournissons des données essentielles pour l’agriculture, la navigation, la protection civile, la sécurité, la sylviculture, les glaciers, le tourisme, etc. Nous prenons le pouls de notre planète depuis l’espace et essayons de comprendre comment elle fonctionne.

Vous mettez donc l’accent sur la planète Terre. Pourtant, quand on parle d’espace, on pense plutôt aux autres planètes, à la vie extraterrestre.

Cela relève du domaine de l’exploration et vous pensez probablement à la NASA américaine, qui se fait remarquer par ses recherches sur Mars et sur la Lune. Mais ce que vous devez comprendre, c’est que le budget de la NASA est environ six fois plus important que le nôtre.

En chiffres?

L’ESA reçoit 7 milliards par an de la part des Etats membres. Cela représente une place de cinéma par habitant – et l’ESA livre un très bon film! La NASA et l’U.S. Space Force, en revanche, reçoivent plus de 40 milliards et la part consacrée à l’exploration est 15 fois plus élevée à la NASA que chez nous. En bref, le budget américain est orienté vers l’extérieur, le nôtre vers l’intérieur.

Cela vous rend-il jaloux?

La politique européenne donne la priorité à la durabilité. Nous le faisons aussi à l’ESA. Mais il est vrai que la NASA dispose de beaucoup plus d’argent pour l’exploration. C’est là que j’aimerais pouvoir collaborer avec elle.

Pour quelles raisons?

Il y en a plusieurs. Nous voulons participer au développement des technologies. Nous avons aussi des talents européens issus des meilleures écoles, comme les écoles polytechniques suisses, et nous aimerions pouvoir les garder en Europe, tout en leur offrant des programmes attractifs. Et finalement, nous souhaitons aussi participer au développement économique de l’espace.

L’ESA ne possède ni capsule ni fusée. Pendant ce temps, aux Etats-Unis, Elon Musk construit l’espace de demain avec SpaceX. Est-ce que l’avenir de l’espace se réduit à la privatisation et au tourisme?

D’une manière ou d’une autre, nous faisons tous avancer la recherche et la technologie dans l’espace. Si cela sert aussi à faire du tourisme, c’est OK. Il faudra encore beaucoup de temps avant que cela se développe à grande échelle. Cela dit, c’est vrai que certaines composantes sont commercialisées et privatisées. Il est également vrai que l’ESA n’a actuellement pas la possibilité d’envoyer quelqu’un dans l’espace. C’est une question que nous devons poser aux Etats membres: l’Europe veut-elle plus d’expéditions? Ou voulons-nous dépendre des Etats-Unis dans les décennies à venir? La réponse doit venir du politique, des ministres et des chefs d’Etat européens.

Vous évoquez la géopolitique. Qui d’autre s’y intéresse?

C’est la Chine qui connaît la plus forte croissance. Ses capacités rivalisent avec celles de la NASA, voire sont même parfois meilleures. C’est la nation spatiale montante. La Russie s’en mêle aussi, mais elle s’est retirée du secteur civil et se concentre uniquement sur le militaire. Elle demeure un pays fort, mais elle n’est plus comparable à la Chine ou aux Etats-Unis.

La Chine est-elle une opportunité ou un risque?

Il est admirable de voir avec quelle rapidité et quelle cohérence la Chine met en place un programme spatial extrêmement solide. Je suis convaincu que nous allons encore avoir des surprises. Récemment, le pays a annoncé son intention de faire atterrir un taïkonaute (un astronaute chinois) sur la Lune en 2030. C’est impressionnant! Pour y parvenir, ils auront besoin d’un énorme soutien politique, d’une grande force de persuasion, ainsi que de recherches technologiques.

Et l’Europe se contente de regarder?

L’Europe pourrait le faire. Elle a la capacité, la maturité technique et l’excellence, aussi. Mais en Europe, nous ne rencontrons pas le même soutien et la même ambition politique qu’en Chine ou aux Etats-Unis.

Pourquoi?

Je ne peux pas répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est que l’Europe doit se réveiller, sinon elle perdra le contact. Economiquement, l’Europe est presque aussi puissante que la Chine ou l’Amérique. Dans l’espace, elle est toutefois six fois moins importante. En tant que représentant de l’ESA, je tire la sonnette d’alarme. L’espace est trop important. La technologie spatiale est une infrastructure horizontale, similaire à internet ou à l’électricité. A l’avenir, de plus en plus de domaines vont avoir besoin de technologies, de données et d’informations spatiales pour pouvoir travailler. La technologie spatiale génère aussi de l’innovation, ce qui rend les nations plus compétitives.  Sans oublier les projets spatiaux, qui attirent les meilleurs talents. A l’inverse, nous risquons de perdre ces talents si nous ne menons pas à bien des projets européens remarquables. Nous ne pouvons pas nous permettre de rester en arrière. Voilà ce que je défends et je veux en faire un sujet de discussion. Nous devons reconnaître l’importance de l’espace dans notre vie quotidienne, pour la recherche, la gestion des matériaux, l’industrie et le positionnement.

D’où vient ce manque d’intérêt?

Dans presque tous les autres pays, l’espace est associé à la sécurité et à la défense. Ce n’est pas le cas en Europe. L’Europe est un continent pacifiste. L’espace et la défense occupent une place réduite par rapport à d’autres pays. L’ESA est utilisée pour l’utilisation pacifique de l’espace, nos programmes sont de nature civile. C’est conforme aux attentes. Toutefois, de nombreuses technologies spatiales sont à double usage, c’est-à-dire qu’elles servent à la fois à des fins civiles et militaires.

Un exemple?

Les satellites. Lorsqu’un satellite est utilisé à des fins militaires, la technologie qui le sous-tend est la même que celle d’un satellite scientifique. Les investissements ont donc eux aussi un double usage. C’est très avancé aux Etats-Unis, mais pas en Europe. Cela m’inquiète, car avec la guerre en Ukraine, la sécurité de l’espace et des citoyens devrait être une priorité absolue. Les satellites y contribuent de manière déterminante, à travers les télécommunications, la navigation, les transferts de données ou la cybersécurité. C’est là que nous devons investir pour garantir une infrastructure.

Vous parlez de puissances spatiales, d’environnements hostiles et gérez 7 milliards d’euros. C’est une immense responsabilité qui pèse sur vos épaules. Comment dormez-vous?

Je dors toujours bien, c’est une de mes qualités et une bénédiction de la nature. Cela me permet de faire face à la charge de travail. Le budget de l’ESA représente beaucoup d’argent, c’est vrai, mais je peux vous assurer qu’il est bien géré et très bien gardé.

Et quand vous ne dormez pas ou ne travaillez pas, comment vous détendez-vous?

Chez moi, tout est planifié, même les week-ends. Mais j’investis chaque minute de libre dans ma famille. Nous aimons voyager, quand nous en avons le temps. Ou encore mieux: nous allons skier!

>> Le rendez-vous annuel «Lucerne Dialogue» aura lieu les 22 et 23 novembre. Pour en savoir plus: www.lucerne-dialogue.ch

Tina Fischer
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