On ne trouve plus de surprises sur les 200 000 paires de spatules qui se vendent chaque année en Suisse. Rossignol, HEAD, Salomon, Atomic: les grandes marques internationales se sont approprié le marché au détriment des fabricants suisses. A la notable exception du lucernois Stöckli, les marques emblématiques (Attenhofer, Authier, Schwendener) ont toutes disparu. En Suisse romande, plusieurs fabricants misent sur une approche artisanale pour se faire une place sur ce marché hyper-concurrentiel en pariant chacun à sa manière sur l’authenticité, le haut de gamme, l’exigence et la rareté. Des stratégies de niche imaginées par des passionnés.
Hüsski: Le ski haute couture
Conçus sur mesure, les skis de la petite marque valaisanne séduisent les amateurs de poudreuse et de vintage.
Pour Jean-Michel Perren et Thibaut Preisig, tout a commencé fin 2012, avec la rencontre en pleine montagne d’un skieur équipé de planches en bois. Lancé comme une plaisanterie, le pari de fabriquer leurs propres modèles se concrétise l’année suivante, donnant envie au duo d’aller plus loin: «On ne se voyait pas arrêter après autant de temps et de recherche. Le bouche à oreille a fait le reste», explique Jean-Michel Perren.
Avec leur style rétro et leurs finitions bois élégantes et soignées, les planches siglées Hüsski trouvent vite leur public. Il faut néanmoins s’armer de patience avant de recevoir sa paire. «Nous fonctionnons à la demande et n’avons pas de stock», précise le cofondateur, attaché à un fonctionnement artisanal qui lui permet de produire quelques dizaines de paires par an, tout en conservant son poste dans l’ébénisterie qui l’emploie.
Humaine plus que commerciale, cette approche lui permet de prendre le temps d’échanger avec des acheteurs impliqués. «Ce sont les clients qui imaginent leurs skis», explique l’artisan. Chaque détail est pensé par et pour eux: dimensions, revêtement, finitions, couleurs, gravures… A la clé, des paires uniques et techniquement irréprochables, fignolées dans le petit atelier que Jean-Michel Perren loue à son employeur à Sion, souvent avec le concours de ses acheteurs. «Participer à la stratification ou aux finitions permet de créer des liens. C’est presque un déchirement de leur remettre leurs skis», plaisante l’artisan qui écoule ses modèles auprès d’une clientèle expérimentée, mais variée. Quant au prix – de 1200 à 1500 francs la paire –, il reflète mal les dizaines d’heures passées dans l’atelier mais qu’importe: «Je fais ça pour le plaisir, pas pour l’argent.»
EDL: Une marque en croissance
Basée à Nyon (VD), la société EDL parie sur le haut de gamme pour séduire une clientèle avertie.
A l’origine d’EDL, on trouve un duo: Vincent Zuppinger, graphiste, et Francis Decroocq, propriétaire du magasin Sport’s House à Villars-sur--Ollon (VD). En 2003, le second contacte le premier dans l’idée de lui confier le dessin d’une paire de skis à l’effigie de son magasin. Objectif: produire en Italie une petite centaine de paires par an, estampillées Edelweiss. Un nom que remanie aussitôt Vincent Zuppinger, dans l’idée de construire une véritable marque: «J’ai gardé l’idée de la fleur de montagne mais nous avons corrigé tout le reste. Edelweiss est devenu EDL, un sigle qui résume nos valeurs – émotion, désir et liberté – tout en déclinant le mot weiss («blanc») sur d’autres couleurs: black, cobalt, red, etc.»
Les premiers clients apprécient ce matériel au look volontairement intemporel. Rapidement, le duo veut élargir sa gamme: «Avoir deux modèles en magasin, ça ne sert à rien», soutient Vincent Zuppinger. Plutôt orienté vers le ski de piste à l’origine, EDL se diversifie avec des modèles de ski de randonnée ou de freeride, à des tarifs allant de 1500 à 1600 francs pour les plus onéreux. «L’idée ne consiste pas à viser le très haut de gamme mais à proposer des paires accessibles, performantes et élégantes à un public plutôt senior, aisé sans être fortuné.»
Imaginés et dessinés à Nyon, les skis d’EDL sont produits à quelques kilomètres de la frontière suisse par un partenaire italien, la semelle et les carres restant finalisées à Villars-sur-Ollon. L’an dernier, la marque a écoulé 460 paires et compte bien croître, notamment via le marché français de la location. «Jusqu’à présent, nous avons travaillé pour installer la marque. Il s’agit désormais de consolider l’entreprise en nous étendant en Suisse et en France, où nos modèles sont disponibles à la location grâce au réseau Skiset.»
Aucune chance en revanche de pouvoir commander sa paire de skis EDL sur internet: convaincue que sa force repose sur le conseil, l’expertise et le rapport humain, la marque refuse de passer au commerce numérique. Avec la production prévue de 700 paires pour la saison 2023-2024, 1500 l’année suivante, environ 5000 d’ici à trois ans, les ambitions d’EDL supposent de nouveaux moyens financiers. Jusqu’ici autofinancée, la PME vaudoise cherche aujourd’hui des investisseurs: «Nous avons longtemps réussi à fonctionner seuls, mais il est temps de trouver des partenaires.»
Just1ski: La production intimiste
Chaque année, Justin Marquis fabrique seulement une trentaine de paires de skis, qu’il vend aux passionnés de nature.
Pour espérer décrocher l’une des 30 paires de skis de randonnée Just1ski que Justin Marquis fignole chaque année en solitaire, il faut montrer patte blanche. Guide de montagne et menuisier, l’artisan cultive le goût de la discrétion et choisit ses clients: «Je ne fabrique pas mes skis pour qu’on les fixe contre un mur, mais pour des passionnés.» Chaque paire est conçue à l’ancienne dans son atelier à Reppaz (VS): du paulownia pour le noyau – un bois léger et résistant réputé pour avoir des propriétés similaires à celles de l’aluminium –, du frêne-olivier ou du noyer pour le placage et quelques décorations en marqueterie, au choix du client. Chaque pièce unique est vendue autour de 1600 francs.
Taillés pour les sorties hors piste, les skis du Valaisan sont réservés à des skieurs qui n’achètent pas leur matériel dans les grands magasins et qui vont chercher la neige loin des stations. «Il faut d’abord me trouver, se déplacer jusque chez moi. Après une sortie test dans la nature, on définit les détails à modifier à partir de mes paires d’essai. Je les fabrique ensuite pendant la saison creuse, durant le printemps et l’été, et ils sont généralement prêts pour Noël.» Un mode de production qui peut rebuter les plus pressés mais que Justin Marquis assume entièrement: «C’est la clé de mon travail et c’est ce qui fait ma réputation dans le milieu.» Hors de question d’augmenter le volume de production: «Je me limite à 30 paires de skis par an, ni plus ni moins. Quand le carnet de commandes est plein, je bascule la fabrication sur l’année suivante parce que je ne veux pas me lasser de cette passion.»
Faction: L'image Au service de la performance
Habituée des taux de croissance à deux chiffres, Faction vend ses skis dans 33 pays et parie sur sa communauté engagée.
Avec 42 employés, 14 saisonniers, 45 000 paires de skis vendues la saison dernière, Faction a su s’imposer dans le secteur du freeride et du freestyle. Fondée en 2006 par Alex Hoye et Tony McWilliam, la PME installée au Châble, près de Verbier (VS), séduit les skieurs expérimentés avec des prix accessibles, de 300 à 1200 francs la paire. Produits dans plusieurs pays d’Europe, ses modèles sont distribués par 650 détaillants dans 33 pays, des Etats-Unis au Japon, en passant par l’Europe. Un succès qui se traduit dans les chiffres: la saison 2022-2023 l’a vue renouer avec une croissance de plus de 20%.
Fondée sur l’excellence technique et sur son association avec des athlètes reconnus comme Sam Anthamatten ou Eileen Gu, la réussite de la PME s’est aussi construite sur des images spectaculaires, puisque Faction produit des documentaires sportifs. «En dix ans, nos vidéos ont cumulé plus de 12 millions de vues, explique Alex Hoye. Il ne s’agit pas uniquement de produire des contenus, mais de parier sur l’engagement de notre audience.» Avec plus de 500 000 followers – 4 millions avec ceux des sportifs partenaires –, l’entreprise dispose d’une vaste base de fidèles. Après les skis, Faction s’intéresse au marché de la chaussure avec des objectifs ambitieux: «Nous visons des ventes à sept chiffres.»
Année après année, l’amour des Suisses pour le ski ne se dément pas. Selon l’Office fédéral du sport, en 2020, 34,9% de la population disait «pratiquer ou vouloir pratiquer» le ski, une proportion qui reste stable depuis une dizaine d’années. Reste à savoir jusqu’à quand: dans sa dernière étude, le cabinet bernois BAK Economics évalue la hausse des prix pour une semaine au ski en février 2024 à 24% sur un an, une hausse à laquelle n’échappe aucune des 178 stations du pays. Saisons plus courtes, enneigement moindre, aux raisons structurelles s’ajoute l’inflation. Sur le court terme, cette flambée ne fait reculer ni la clientèle suisse, toujours présente avec 9,1 millions de nuitées prévues, ni la clientèle étrangère, dont la fréquentation progresse (+2,1%) avec le retour des touristes d’Asie
et d’Amérique du Nord. Mais sur le long terme, la chute de la fréquentation paraît inéluctable: avec 23 millions de journées de ski décomptées l’an dernier, la Suisse est loin des 35 millions recensés en 1995.