Tres Hermanos. Trois frères en français. Au début de l’aventure, en 2012, le nom de «son» cigare était juste le clin d’oeil d’un papa à ses trois garçons. A cette époque, Patrick Assal était en effet loin d’imaginer en faire une marque et encore moins de créer un petit empire de l’autre côté de la planète. Médecin-dentiste à Lausanne, le cigare était pour lui un simple hobby, pas (encore) une passion. Mais depuis, beaucoup d’eau a coulé dans l’Atlantique et le clin d’oeil a pris l’allure d’un conte de fées.
Comme toutes les histoires de ce genre littéraire, celle-ci commence donc logiquement par: «Il était une fois...» un jeune homme de 24 ans qui n’avait jamais fumé de sa vie mais que quelques copains voulaient «bizuter» en l’initiant au cigare. De guerre lasse, il finit par céder. «Je me suis dit que si je trouvais cigare à mon goût, cela pouvait s’avérer plutôt agréable», raconte-t- il trente et un ans plus tard.
Perfectionniste ascendant persévérant, Patrick Assal s’accrocha à cette idée et se mit à chercher le saint graal au gré de ses voyages. Une longue quête qui l’a conduit à Cuba bien sûr mais pas que. «J’ai aussi fait des recherches au Costa Rica, en Equateur, au Mexique, aux Etats-Unis et en République dominicaine. Notamment.» Bingo. Le marché du tabac cubain étant devenu trop compliqué et incertain, c’est là, au coeur des Caraïbes, sur une île plus connue pour ses plages que pour son tabac par le grand public, qu’il allait trouver son bonheur: un cigare premium, fruit d’un assemblage composé avec une patience et une rigueur tout helvétiques, qu’il baptisa Tres Hermanos. «Il y a plus de 1000 variétés de tabac sur la planète, pas loin de 150 pour la seule République dominicaine. De plus, il y a six ou sept niveaux de feuilles qui n’ont pas les mêmes caractéristiques et génèrent des notes et des saveurs différentes», détaille notre homme.
Non aux dessous-de-table!
Satisfait de son prototype, Patrick Assal peaufine ses finitions, lui imagine une bague au centre de laquelle trône la signature familiale. Jusqu’à l’obtention d’un cigare à la qualité irréprochable. Durant cinq ans, il en confectionne 500 par an. Juste pour son plaisir et celui de quelques proches. Problème – si tant est qu’on puisse le qualifier ainsi: la plupart de ceux qui le goûtent l’adoptent. Du coup, la demande s’intensifie. De bouche à oreille, la réputation des «trois frères» atteint le milieu des professionnels de la branche qui en réclament à leur tour. Sous pression, Patrick Assal plie mais ne rompt pas.
Jusqu’en 2019, où il finit par craquer. «Cette année-là, nous en avons produit 5000. Au Costa Rica mais déjà avec un mélange de tabac provenant presque essentiellement de République dominicaine.» En parallèle, il fait coïncider ses vacances avec la recherche d’infrastructures sur l’île que la République partage avec Haïti, histoire de se rapprocher des cultures. Un travail de titan tant le dédale administratif s’avère lourd, limite décourageant. «Chaque demande est examinée par une foule de services et nécessite d’innombrables signatures pour être approuvée. Tout cela prend énormément de temps et d’énergie. D’autant plus que je n’ai jamais cédé à la tentation de faire accélérer les choses en versant des bakchichs.»
Un chemin rendu encore plus tortueux par le choix du site: un bâtiment désaffecté servant de dépôt situé dans l’une des zones franches de Gurabo, à Santiago, ville située au centre du pays autoproclamé «capitale mondiale du cigare». Le site, où cohabitent une vingtaine d’entreprises actives dans divers domaines, a le mérite d’être plus sûr et bien organisé tout en restant très lourd administrativement. «Après moult péripéties, on m’a demandé de rénover le bâtiment et de l’aménager afin que les autorités puissent décider de son utilisation. En clair, je devais investir sans savoir si les locaux me seraient attribués. Une procédure qui m’a créé pas mal de soucis», confesse Patrick Assal, soulagé d’avoir vu son dossier approuvé en 2021.
Un personnel choyé
Avec, à la clé, un contrat de location de deux ans à partir du 1er janvier 2022, renouvelé à l’occasion de son dernier voyage. Un déplacement de quelques jours, qu’il répète sept ou huit fois par année. «Malgré la dimension que prend le projet, le cigare reste une seconde activité pour moi. Mon épanouissement, c’est d’abord dans la pratique de mon métier de médecin-dentiste que je le trouve. Mais pour le faire à fond, j’ai besoin d’un dérivatif totalement étranger à ce job. C’est mon fonctionnement. Avant Tres Hermanos, c’était l’aviation qui me permettait de me ressourcer. Un domaine que j’ai exploré jusqu’à ma licence de pilote de ligne», explique-t-il.
Mais piloter à distance une entreprise de 42 employés, produisant quotidiennement près de 1000 cigares, gérant un magasin de 400 m2 à Puerto Plata, où les croisiéristes viennent s’approvisionner, et un showroom dans un tout nouvel espace touristique érigé dans les environs de la ville, est encore une autre affaire. «J’ai la chance de pouvoir compter sur du personnel bien formé et motivé, dirigé par un technicien italien au bénéfice d’une grande expérience. En fait, la principale difficulté a été de convertir autant que possible le personnel de production à notre mentalité. Entendez par là à notre rigueur, à notre rythme de travail et à notre intransigeance sur la qualité.»
Pour y parvenir, Patrick Assal propos des conditions de travail et des salaires bien supérieurs à la moyenne. «Alors que le salaire mensuel moyen se situe au-dessous de 400 dollars, nous sommes le plus souvent entre 500 et 600 dollars. Les espaces dévolus à la fabrication et au conditionnement sont bien aménagés et les horaires de travail respectés.» Une somme d’arguments qui a le don d’attirer les meilleurs éléments dans tous les secteurs de production. A commencer par les rouleurs, puisque tous les cigares sont faits à la main. «Ils ne connaissent pas la recette, mais respectent les quantités de chaque tabac sélectionné sur la base de critères très sévères», confie le boss.
La recette? Une dominance de tabac dominicain, mâtiné d’une pincée de tabac péruvien et de tabac américain. Le tout enveloppé dans une cape cultivée en Equateur ou au Mexique. «Les meilleures», assure Patrick Assal, qui grimace un peu en évoquant le prix de cette qualité: 35 dollars les 450 grammes. C’est l’une des composantes du prix des 12 modules de l’assortiment actuel proposé par Tres Hermanos, variant entre 15 et 32 francs la pièce à la vente. «Il faut savoir que nos cigares contiennent des tabacs vieillis entre trois et six ans, dont les feuilles ont subi des centaines de manipulations, toutes à la main, pour conserver leur fraîcheur et leur qualité. Puis, une fois fabriqués et validés, nos cigares sont vieillis au minimum six mois à une température constante de 17 degrés», décrit le Lausannois.
A la conquête de la Suisse
En 2022, Tres Hermanos a écoulé 30 000 cigares, quasi exclusivement en Suisse romande. Un chiffre que Patrick Assal espère doubler cette année, après avoir ouvert les marchés alémanique et tessinois, «qui répondent très bien», se réjouit-il. Pour preuve, la jeune marque a été nommée cigare officiel des Parcours gourmands 2023 par l’Association suisse des golfeurs indépendants (ASGI). Dix rendez-vous sportivo-gastronomiques qui se sont déroulés aux quatre coins du pays au fil de l’année sous la houlette de grands chefs (entre 16 et 19 points au GaultMillau).
Autant dire que le conte de fées se poursuit pour le cigare vaudois et son concepteur, qui va s’attaquer au marché international et fêtera Noël en plaçant sous son sapin un treizième module, original par sa forme carrée: le Piramide Box-press. Une surprise en cachant une autre, un autre cigare, exceptionnel et pas seulement par sa taille (25 cm de long et 20 mm de diamètre), baptisé El Ambajador, pointe aussi le bout de son nez. Amoureux et amoureuses des saveurs subtiles et des arômes naturels, à vos briquets!
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«Le cigare est devenu lifestyle»
Combien y a-t-il de fumeurs et fumeuses de cigare dans notre pays? «Impossible de le dire avec précision. Il n’existe pas de statistiques claires à ce sujet», confie Alexis Aazam, directeur de la prestigieuse boutique familiale de cigares La Couronne, à Nyon. Il faut puiser dans les chiffres de la fondation Addiction Suisse pour se faire une idée. Selon elle, 11% des 1,4 million de fumeurs helvétiques quotidiens se partagent le marché du cigare, du cigarillo et de la pipe. «Bien qu’on constate une hausse de sa consommation, le cigare reste un marché de niche. Cette croissance est due à une explosion du nombre de publications qui lui sont dédiées sur les réseaux sociaux depuis le covid ainsi qu’à notre niveau de vie élevé. Fumer le cigare est devenu lifestyle dans notre pays», poursuit celui qui a diversifié ses activités via des plateformes de vente en ligne.
- UNE CINQUANTAINE DE FABRICANTS «Il y a au moins une cinquantaine d’acteurs en Suisse, qu’on peut classer en trois catégories: les tout grands, à l’image de Villiger (capacité de production de plus de 1 milliard d’unités par an, ndlr), d’Oettinger Davidoff, de Royal Cigar Company ou encore de Wellauer, les profils de taille moyenne, auxquels appartiennent La Couronne, Tres Hermanos, Cigares 77, Horacio Distribution et quelques autres, ainsi qu’une trentaine de petits fabricants», détaille celui qui est considéré en Europe comme un consultant incontournable en matière de tabac
- CINQ MILLE DOLLARS PIÈCE! Parmi les majors du secteur, le Vaudois cite Cohiba, la plus prestigieuse enseigne cubaine, Davidoff, Arturo Fuente, Trinidad, Partagas, Montecristo, Avo, Opus X ou encore Romeo y Julietta. Des manufactures habituées à produire des cigares millésimés et en série limitée, sur le modèle du vin. Le cigare produit par Cohiba à l’occasion de son 50e anniversaire s’est par exemple vendu 5000 dollars pièce! Sur le créneau du luxe, il n’est d’ailleurs pas rare de devoir débourser au minimum 500 dollars par unité. Enfin, à en croire le récent rapport de Mordor Intelligence, le marché mondial du cigare devrait passer de 48 milliards de dollars en 2023 à 79 milliards d’ici à 2028. Une manne que se partagent les grands pays producteurs: Cuba, République dominicaine, Nicaragua, Honduras, Mexique, Equateur, Brésil et Etats-Unis.